Intervention dans le Colloque « Pratique du droit, pensée du droit et engagement social », organisé par le CREDIMI les 11 et 12 mai 2006 à Dijon

I. Une lecture critique du programme

Lorsqu’à l’AVFT nous avons entendu parler pour la première fois de l’organisation du colloque du CREDIMI, nous avons été interpellées et enthousiasmées par son titre («Pratique du droit, pensée du droit en engagement social»), tant il nous est apparu conforme à notre réalité : Nous pratiquons le droit quotidiennement, ce qui nous oblige à le penser et nous conduit à nous engager pour le transformer. C’est en effet ainsi que nous vivons le droit, comme une pratique, une pensée et un engagement qui ne peuvent être dissociés au risque de perdre toute légitimité et raison d’être.

Cet enthousiasme fut cependant rapidement atténué par le choix du découpage des interventions, entre «juristes en engagement social» d’une part, et «juristes en action» d’autre part, puis, dans les «juristes en action», entre une section «quelques actions en cours» et une autre intitulée «revendications et droit».

Une séparation entre penseurs et acteurs du droit(1)

Il convient tout d’abord de souligner que «les actions en cours», partie réservée aux associations, ont été exposées en séance plénière et non en atelier, ce qui, sans invalider notre critique, signe la volonté des organisateurs du colloque d’offrir une vraie place aux militant-e-s associatifs. Mais la pensée, la pratique et l’engagement ont arbitrairement été distribués entre «juristes et engagement social» d’une part, «juristes en action» d’autre part, ou pour le dire autrement, entre les juristes «qui pensent», pratiquement tous issus de l’université, «cénacle» de la réflexion et les juristes «qui font», comme s’il pouvait y avoir une telle dichotomie entre réflexion et action. Cette «ségrégation» n’a pas manqué de résonner avec les images accolées à l’univers associatif, en particulier lorsque le public bénéficiaire des actions de ces associations est constitué de femmes : Associations dépréciées par les «intellectuels» pour lesquels la structure associative ne permet pas l’élaboration d’une pensée. Associations objets de méfiance pour les institutions qui considèrent qu’une analyse issue de militant-e-s est peu sérieuse dès lors qu’elle est empreinte d’un parti pris (comme si les analyses universitaires étaient, elles, objectives, comme si le droit était neutre, et comme si une argumentation engagée était forcément fausse). Associations exploitées par les organes médiatiques qui y font appel pour obtenir des témoignages qui serviront à illustrer les propos de «vrais» savants – souvent décalés par rapport à une réalité qu’ils observent de loin – mais rarement pour médiatiser les analyses produites directement par la structure associative(2)

La répartition des interventions conserve donc ce schéma traditionnel, et ne tente pas de coller au plus près de son objectif de synergies entre des acteurs d’origines professionnelles diverses. A ceci près qu’elle confie aux juristes universitaires, comme nous l’indiquent les titres des parties, le rôle d’acteurs «engagés socialement», ce qui va à l’encontre de l’idée fort répandue selon laquelle les universitaires en général, juristes en particulier, seraient désintéressés et useraient de méthodologies leur permettant la distanciation, la neutralité par rapport à l’objet étudié.

Or il semble difficilement défendable d’exclure formellement les juristes associatifs de l’engagement social. Ou alors seraient-il engagés par essence ce qui rendrait la précision inutile ? En réalité, il conviendrait de s’interroger sur ce que signifie réellement l’«engagement social», et s’il en existe des modalités différentes.

Pour ce qui concerne les juristes issus de l’université, l’introduction d’Emmanuel Dockès nous a éclairés sur la pertinence, y compris scientifique, d’être un juriste engagé, puisque appréhender le droit à travers sa propre axiologie permet de dissiper le mythe selon lequel le droit est neutre et créé les conditions de dévoilement du sens politique des textes juridiques. L’engagement est donc la condition sine qua non à la compréhension et au déshabillage idéologique du droit(3)répéter le texte, c’est n’avoir rien compris au droit»). Quant aux juristes d’associations, je définirais leur engagement par l’action collective en vue d’une transformation sociopolitique, qui passe notamment par la transformation du droit. Cette définition exclut par exemple les associations qui apportent une aide individuelle sans porter de revendications politiques. Force est donc de constater que les juristes d’associations ne sont pas forcément engagés.

La frontière élevée entre les «actions en cours» et les «revendications et droits» rajoute à cette dichotomie en induisant l’idée certainement avérée mais triste que certains juristes ne font qu’appliquer le droit tandis que d’autres s’emploieraient et seraient légitimes à le réinventer. Or ce cloisonnement est inopérant et ne correspond à aucune réalité pour ce qui concerne l’AVFT, qui agit en même temps qu’elle revendique, assumant ainsi son identité de structure militante réflexive. Plus encore, la nature militante de l’AVFT, qui lui est régulièrement opposée, oblige, peut être davantage que dans des structures non revendicatives, à des analyses juridiques techniquement irréprochables.

L’histoire et les principes d’action de l’AVFT sont à ce titre exemplaires, puisque la structure garde pour objectif l’utilisation de son expérience d’accompagnement judiciaire des victimes de violences sexistes et sexuelles au travail pour construire des propositions d’amélioration voire de réforme du droit, de «bonne pratiques judiciaires» et plus encore, pour tendre vers un autre monde.

Dans ces conditions, il aurait sans doute été plus fécond d’imaginer une forme de colloque qui prenne les clivages traditionnels à contre-pied. Qui ferait plus qu’interroger les universitaires sur la tension dans laquelle ils se trouvent, entre exigence d’objectivité et engagement mais qui valoriserait aussi l’important travail intellectuel de certaines associations et leurs incessants allers-retours entre la pratique et la théorie. Un colloque qui mettrait en exergue la perméabilité entre le droit universitaire et les préoccupations militantes…

Les juristes, des citoyens à part ?

Un second cloisonnement est observable : celui entre juristes et non juristes. En réalité, la terminologie du colloque ne fait pas de différence entre les juristes diplômés en droit et les «autres». Tous les intervenants, diplômés en droit ou pas, sont qualifiés de «juristes», qu’ils soient «engagés socialement» ou «en action». Pourtant, bien qu’en «terrain ami», les intervenants non diplômés en droit ont systématiquement précisé : «je ne suis pas juriste, mais…», révélant ainsi la place particulière de ce savoir. On n’entend en effet jamais, «je ne suis pas sociologue mais…», «je ne suis pas historien mais…», les individus profanes s’autorisant sans complexe à participer au débat lorsqu’il s’agit de phénomènes de société ou d’analyse d’événements historiques.
Le droit est en effet entouré d’un parfum d’ésotérisme auquel n’est pas étranger le comportement de propriétaire des juristes, qui l’interdisent aux non-spécialistes en même temps qu’ils provoquent un comportement révérencieux à leur égard(4).

Or l’exclusion des non-spécialistes représente un danger pour la démocratie qui ne saurait être garantie si le partage de la connaissance du droit – et donc sa vulgarisation – l’élaboration des lois, et la détermination de ce qui est juste ou pas étaient l’apanage des seules «personnes autorisées».

«Le droit, affaire de techniciens, chasse gardée des spécialistes ? Alors, braconnons ensemble à travers leurs sentiers(5)».

Sans retirer aux individus leur propre responsabilité, c’est donc aussi de la responsabilité du -de la juriste, ou en tout cas du de-la juriste engagé-e, et ce qui peut être une réelle source de satisfaction pour ce-cette dernier-ière, d’amener ses concitoyen-nes à se percevoir comme des acteurs et actrices légitimes du champ juridique, et ainsi passer du statut d’objet du droit à celui de sujet de droit. Les chances que le droit se développe à l’extérieur de cadres et d’automatismes juridiques pré-établis, évitant la réaction et permettant une dose de subversion, serait alors optimisées.

L’expérience de l’AVFT montre d’ailleurs que parmi les meilleurs conseillers-ères juridiques se trouvent les personnes qui ont été confrontées à l’injustice. Nous pensons que les femmes victimes de violences sexuelles sont les plus fines expertes de cette réalité et qu’elles doivent avoir voix au chapitre dans la construction de textes de loi qui les concernent. Les revendications législatives de l’AVFT sont donc directement nourries par leurs analyses qui fondent la base d’un engagement social qui serait illégitime sans cela.

Il est donc possible et souhaitable que les citoyen-nes abordent le droit par sa pratique avant d’en découvrir ou d’en déduire les aspects théoriques. Mais tous les juristes redécouvrent le droit par sa pratique, et doivent de façon souvent radicale voire inconfortable revisiter les enseignements reçus.

Même si certaines réactions à mon intervention m’ont confortée dans ma critique d’une absence de passerelles entre les intervenant-e-s(6), il est important de souligner que les coulisses du colloque, (c’est souvent dans les zones informelles que le meilleur se produit !) ont permis des discussions passionnantes sur l’urgence à ce que les citoyen-nes «prennent le droit(7)», le critiquent et agissent dessus et son pendant logique, la nécessité que les juristes ne l’enferment pas dans une citadelle inaccessible.

II. L’AVFT, ses principes et son champ d’intervention

L’AVFT est une association indépendante de tout parti politique ou fédérations d’associations, qui défend les droits au travail et à l’intégrité de la personne, depuis vingt-et-un an. Elle a pour champ d’action et de réflexion toutes les formes de violences contre les femmes, tout en étant spécialisée dans la dénonciation des violences sexistes et sexuelles au travail. L’association est à l’origine des lois françaises sur le harcèlement sexuel.

L’AVFT accompagne entre deux cents et trois cents personnes(8) par an dans leurs démarches, notamment judiciaires. Les modalités du soutien apporté à ces personnes, pour l’essentiel des femmes, ont été formalisées dès 1986(9). Elles consistent principalement en le refus de toute logique d’assistanat et de «prise en charge» afin que les victimes restent entièrement maîtresses de leur histoire et des procédures qu’elles ont initiées. Cette position découle de l’analyse féministe des luttes contre les dominations (des agresseurs, des entreprises, des institutions et parfois de leurs avocats). Il ne saurait en effet question que nous reproduisions dans notre contact avec les victimes les rapports de force desquels nous souhaitons les voir s’émanciper par la prise de conscience de leur existence.

L’accompagnement de l’AVFT se découpe en plusieurs phases chronologiques. Dans un premier temps, nous cherchons à obtenir un récit écrit détaillé qui permet de « fixer » des faits bien souvent évacués par une mémoire qui nous protège de la sorte des événements traumatiques. Ce récit est ensuite complété et affiné pour servir de base à la procédure. Ce document nous sert également à mener un premier entretien avec la personne qui nous saisit, au cours duquel nous abordons de nombreux aspects de la vie de la victime, pour bien comprendre le contexte et les contraintes (femme seule avec enfants, en situation de divorce, contrat précaire, qui a déjà connu un passé de violences, qui a ou pas informé son conjoint etc.) dans lesquels les agressions sont survenues. Ce premier rendez-vous revêt une importance capitale car il est l’occasion de valider la perception de la victime, de l’assurer qu’elle ne s’est pas «fait d’idées», et ainsi de faire contrepoids avec une société qui met encore trop souvent en doute la parole des femmes victimes de violences sexuelles. Les responsabilités (de l’agresseur, de l’entreprise) sont alors établies et il est clairement affirmé que ce qu’elles ont vécu «ne fait pas partie du boulot(10)», ce qui contribue à faire sortir la victime du sentiment de culpabilité très souvent ressenti. C’est à ce moment-là que nous nommons les violences et leur donnons leur qualification pénale et/ou prud’homale. A l’issue de cet entretien, nous construisons conjointement avec la victime une stratégie de dévoilement des violences qui lui convienne et qui soit en accord avec nos objectifs politiques. L’AVFT ne se substitue jamais à la victime (même quand le droit le permet via les constitutions de partie civile sur autorisation d’une victime qui peut ne pas être partie au procès) et nous n’allons jamais ni plus loin ni moins loin que là où elle veut aller.

La personne qui nous saisit est d’emblée placée au centre d’un réseau, tant il est vrai que nous sommes plus intelligents et efficaces à plusieurs que seul-es… Ce réseau est constitué de professionnels de santé formés à la question des violences commises à l’encontre des femmes, d’avocats sensibilisés, d’associations relais au niveau local, de syndicalistes repérés pour leur compétence en la matière… L’AVFT devient alors l’intermédiaire ou la structure qui centralise toutes les contributions de ces acteurs – dans le respect du secret professionnel de chacun – qui seront utiles au succès du «dossier».

Une fois la procédure lancée, L’AVFT est présente dans toutes les étapes et agit auprès de toutes les institutions concernées : nous accompagnons les victimes à l’Inspection du Travail (avec un dossier déjà bien «débroussaillé»), nous participons aux rendez-vous avec leurs avocat-e-s, nous rédigeons des plaintes au procureur de la République ou lui écrivons en soutien d’une plainte déjà déposée, nous nous chargeons parfois d’obtenir des certificats médicaux auprès des médecins qui suivent les victimes… jusqu’à la constitution de partie civile en soutien des victimes devant les tribunaux.

L’AVFT a pour singularité de représenter elle-même ses constitutions de partie civile, pour des raisons financières d’une part, et des raisons d’efficacité d’autre part. En effet, l’AVFT connaissant et accompagnant cette dernière de façon assidue depuis plusieurs mois au minimum et souvent depuis plusieurs années, c’est la juriste qui est intervenue à ses côtés qui est la mieux placée pour porter sa voix (et celle de toutes les victimes) pendant le procès. Les constitutions de partie civile de l’AVFT permettent de sensibiliser les juges à la question des violences faites aux femmes au travail et contribuent à l’élaboration d’une jurisprudence favorable. Depuis peu, l’AVFT explore les possibilités du pendant prud’homal des constitutions de partie civile : les interventions volontaires.

Cet engagement peut comporter une part de risque, évaluée et assumée. Ce risque peut se traduire par des poursuites pour diffamation. C’est actuellement le cas suite à la décision de l’AVFT d’informer elle-même un président d’université et le ministre de l’enseignement supérieur des agressions sexuelles commises par un universitaire qui briguait un poste de professeur. Cette démarche dont nous pensons que, dans certains cas, elle est de notre responsabilité citoyenne d’association féministe, a pour objectif de faire cesser les agissements d’un agresseur tout en préservant l’anonymat de femmes victimes dont la carrière risquerait d’être compromise si elles révélaient les violences vécues.

Mais l’AVFT n’agit pas seulement une fois que les violences ont été commises, et pas uniquement dans le champ judiciaire. Nous organisons des formations et sensibilisations dans un but de prévention à l’attention de publics variés (inspection du travail, police, gendarmerie, entreprises, autres associations françaises ou étrangères, scolaires…) avec des outils que nous avons nous-mêmes conçus.

Les associations qui recueillent la parole des victimes ont pour responsabilité politique de ne pas «amortir» leur souffrance, de ne pas faire office de soupape de sécurité pour préserver la tranquillité sociale, mais au contraire, de structurer ces témoignages pour porter des revendications devant les institutions, principalement judiciaires.


III. La campagne pour la modification du délit de dénonciation calomnieuse, fruit d’un mariage entre pratique du droit, pensée du droit et engagement social

Une conception manichéenne de la justice : si l’individu qui est poursuivi est judiciairement innocent, c’est que l’individu qui l’a poursuivi est judiciairement coupable.

Nous avons choisi de vous présenter un cas concret d’entrecroisement entre pratique du droit, pensée du droit et engagement social : la campagne pour la modification de l’article 226-10 du Code pénal.

Pratique du droit

En mars 2003, L’AVFT est confrontée à une situation de grave injustice : Mme K(11), accompagnée dans ses démarches par l’association dans le cadre d’une plainte pour viols, est définitivement condamnée pour dénonciation calomnieuse et notamment à payer 15 000 euros de dommages et intérêts à l’homme qu’elle dénonçait. Ce fût l’électrochoc qui conduisit l’AVFT à élaborer la campagne pour la modification du délit de dénonciation calomnieuse, lancée en janvier 2004.

Pensée (critique) du droit(12)

L’alinéa 2 de l’article 226-10 du Code pénal relatif à la dénonciation calomnieuse dispose :
«(13)».

Théoriquement, les éléments constitutifs du délit sont les éléments matériels (une dénonciation spontanée et calomnieuse) et intentionnel (la mauvaise fois du dénonciateur).

Or dans les «dossiers» suivis par l’AVFT, les victimes de violences sexuelles déboutées de leur plainte par une ordonnance de non-lieu ou par une décision de relaxe sont condamnées de façon quasi-automatique quand elle sont poursuivies pour dénonciation calomnieuse. Cette quasi-automaticité est permise par la rédaction même du délit, qui présume une fausseté nécessaire(14) et partant une culpabilité a priori indiscutable en cas de décision d’acquittement, de relaxe ou de non-lieu devenue définitive. L’élément matériel du délit est alors constitué par la décision de justice rendue, peu importe qu’elle aient été rendue au bénéfice du doute(15) ou pour charges insuffisantes(16), donc nonobstant le fait qu’à aucun moment le tribunal n’a dit : «il est impossible que l’infraction ait été commise». Cette aberration illustre parfaitement le fait que «n’être pas prouvé et n’être pas, en droit, c’est la même chose(17)».

Pour ce qui est de l’appréciation par les juges de la bonne ou de la mauvaise foi des plaignantes que nous accompagnons, force est de constater qu’en matière de violences sexuelles, l’élément intentionnel se déduit souvent de l’élément matériel : «Mme K s’est plainte de viols répétés et de harcèlement sexuel, infractions qui touchent directement à la personne et à son intégrité physique. De par la nature même de ces infractions, Mme K ne pouvait se méprendre sur la réalité des faits allégués .(18)» ; «En l’espèce, il suffit de constater que NR et CM dénonçaient des faits commis directement sur leur personne et que dès lors elles ne pouvaient en ignorer la fausseté(19)».

Les victimes sont donc dans l’impossibilité d’établir leur bonne foi puisqu’elles ne peuvent évoquer les violences qui les ont conduites à déposer une plainte et qui sont du fait d’une décision de justice antérieure réputées fausses. Les juges sont dépossédés de la liberté d’apprécier s’il y a eu ou non calomnie.

Leur présomption d’innocence est donc violée. Comment dire qu’elles sont présumées innocentes si les juges saisis de la plainte pour dénonciation calomnieuse considèrent comme acquis que les violences dénoncées sont fausses et que, compte tenu de la nature des infractions, les plaignantes ne pouvaient ignorer qu’elles étaient fausses ?

La rédaction de ce délit nous renseigne en outre sur l’imprudence et l’orgueil d’une justice qui affirme son infaillibilité en s’autorisant à condamner une personne sur la base d’un jugement qui n’est que la vérité judiciaire, et non pas la vérité réelle.

Engagement social

Nous considérons donc que l’article 226-10 du Code pénal doit être modifié. Les condamnations des femmes que nous accompagnons sont d’une insoutenable injustice.

Le délit de dénonciation calomnieuse est par ailleurs un instrument très efficace pour maintenir les victimes dans le silence, pour qui l’utilisation des recours représente un risque trop grand pour qu’il mérite d’être pris. L’existence même de ce délit ainsi rédigé prive les victimes du droit effectif de dénoncer les violences vécues. Ce constat pose la responsabilité des pouvoirs publics qui encouragent les femmes victimes de violences à «briser le silence», comme elle pose celle des associations qui les accompagnent dans leurs démarches.
L’article 226-10 du Code pénal confère en outre un sentiment d’impunité aux auteurs de violences.

Notre engagement politique ne se limite pas à la formalisation d’une critique juridique, mais il se poursuit par des actions concrètes pour obtenir la modification du délit.

Ces actions prennent plusieurs formes. Pour ce qui est des actions de nature juridique, nous avons déposé un recours, dans le dossier de Mme K, devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme, sur les fondements des articles 6(1) et 6 (2)(20) de la Convention de Sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Nous avons également rédigé un amendement à l’article 226-1O, qui consiste en la suppression de l’alinéa 2, que nous avons soumis aux parlementaires ; Les actions extrajudiciaires ont consisté en des interventions publiques régulières devant des responsables politiques, la sollicitation des médias, des manifestations devant le ministère de la justice et l’organisation d’actions de solidarité (notamment financières) avec les femmes condamnées.

Nous persévèrerons jusqu’à la modification de l’article 226-10 du Code pénal.

Marilyn Baldeck

Notes

1. Cette distinction n’est pas si évidente lorsqu’un-e juriste possède les deux « casquettes ».. Il semble difficile de se défaire totalement d’une de ces identités, mais c’est aussi ce qui produit des discours hybrides intéressants.

2. Un maître de conférence rencontré à l’occasion du colloque m’a proposé une autre hypothèse : il suggérait que cette distinction entre juristes universitaires et juristes d’associations n’était pas le signe d’une mésestime des premiers pour les seconds mais au contraire, d’un complexe lié à l’éloignement de leur objet d’étude qui rendrait plus difficile de défendre la pertinence de leur engagement social.

3. P. Freire va encore plus loin en affirmant que « tout chercheur véritable sait que la prétendue neutralité de la science (remplacer « science » par « droit » et « scientifique » par « juriste »), d’où découlent la non moins fameuse impartialité du scientifique et sa criminelle indifférence à l’utilisation de ses découvertes, n’est qu’un des mythes nécessaires à la classe dominante ». Pédagogie des opprimés, Paris, Petite collection Maspéro, p.190..

4. Ce qui, comme l’analysait Danièle Lochak dans son intervention, confère aux juristes une aura disproportionnée : «sa (le juriste) compétence technique ne lui donne aucune légitimité à intervenir dans le débat public, fût-il de nature juridique (…) On demande souvent aux juristes de s’exprimer sur des sujets sur lesquels n’importe quel citoyen a légitimité».

5. Odile Dhavernas, Droits des femmes pouvoir des hommes, p.8

6. Mon intervention a notamment fait l’objet d’une réaction très vive d’une personne du public commençant par «je suis irritée, vous m’avez beaucoup irritée». Cette personne m’a sans doute écoutée à l’aune de cette émotion qui lui a fait comprendre, alors que j’évoquais le rôle d’intermédiaire de l’AVFT entre les victimes et leurs avocats, que j’accusais les avocats de harceler sexuellement leurs clientes ! Réagissant au fait que l’AVFT, structure à coloration juridique, avait été créée par des non-juristes, elle critiquait le fait que des profanes pénètrent la sphère du droit notamment en participant à la rédaction de projets de loi. J’ai par la suite entendu en privé de la bouche de «juristes» que ce qui était une critique acceptable entre pairs, ou une autocritique, n’était plus recevable de la part de «non-juristes».

7. Pour reprendre l’excellent titre de la revue du RASSADJ

8. 56% d’entre elles sont victimes d’agressions sexuelles, 20% de harcèlement sexuel, 14% de viol et 10% de discrimination liée au sexe.

9. «Une association…des contrats», cf. www.avft.org.

10. Titre d’un court-métrage réalisé par l’AVFT.

11. Qui nous autorise à citer son nom.

12. Analyse juridique issue d’une note (Note sur la nécessaire modification du délit de dénonciation calomnieuse) de C. Le Magueresse, AVFT, du 13 février 2006.

13. La fausseté du fait dénoncé résulte nécessairement de la décision, devenue définitive, d’acquittement, de relaxe ou de non-lieu déclarant que la réalité du fait n’est pas établie ou que celui-ci n’est pas imputable à la personne dénoncée

14. «Qui ne peut pas ne pas être ou être autrement», dictionnaire hachette encyclopédique.

15. Chambre criminelle de la Cour de cassation : 16 novembre 1993, 20 février 1996.

16. TGI de Melun, 28 juin 2005, Mmes M et R contre GL.

17. Reprenant David Jacotot dans son exposé «pour une approche plus humaine et moins technique de la charge de la preuve» qui citait le doyen Carbonnier.

18. Cour d’appel de Paris, 5 décembre 2001, Mme K contre PP.

19. TGI de Melun, 28 juin 2005, Mmes M et R contre GL.

20. « Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie ».

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