« Une association, des contrats »… vingt années plus tard, ce texte est-il d’actualité ?

Ecrit en mars 1987, par Marie-Victoire Louis, pour le numéro 4 de la revue de l’AVFT, « Cette violence dont nous ne voulons plus », le texte « Une association, des contrats » est un des premiers à « faire le point sur le mode de fonctionnement de l’Association dans ses activités de contact avec les femmes ayant subi des violences au travail ».

Ce texte est politiquement et historiquement important.

Parce qu’il permet de mesurer le chemin parcouru en 20 ans et les résistances toujours à l’?uvre contre la reconnaissance de la réalité des violences masculines.

Parce que ce texte est un des textes fondateurs de notre action ; que les principes qu’il expose sont ceux qui ont permis à l’AVFT de se développer sur des bases solides.

Parce que les tentatives de penser des relations entre une association et les personnes qui vont avoir recours à elle, à partir d’un contrat le plus égalitaire possible, sont rares dans le mouvement associatif(1).

Il ne s’agit donc pas ici de dresser le bilan de vingt ans d’actions de l’AVFT, tout le livre en témoigne, mais de comparer les regards portés par l’AVFT en 1987 et en 2006 sur la réalité des violences masculines au travail, sur leur prise en compte et sur les propres relations de l’association avec les personnes victimes.

Réalité des violences masculines

Le texte expose la diversité des plaintes de personnes victimes de violences sexuelles au travail entendues par l’association : « chantage sexuel à l’emploi, tentative de viol, pressions psychologiques, utilisation pornographique de l’image d’une femme, ambiances grossières (…) »

Vingt ans plus tard, la réalité est toujours la même. Malgré les luttes menées et les conquêtes, les femmes continuent d’être en danger au travail.

Les violences masculines (harcèlement sexuel, agressions sexuelles, viols, violences physiques, injures, pornographie, incitation à la prostitution) que les femmes confient à l’AVFT se sont en outre aggravées par rapport à 1987. En effet, les dénonciations de viols et d’agressions sexuelles sont proportionnellement plus nombreuses(2).
L’environnement de travail s’est par ailleurs dégradé suite à l’invasion d’une pornographie(3) plus violente et humiliante, dont la diffusion est facilitée par les nouvelles technologies omniprésentes dans les entreprises.

Enfin, la dénonciation des violences dans leur réalité(4) a été rendue plus difficile par l’apparition, en 1998, du concept de harcèlement moral(5) qui a phagocyté les violences sexuelles. Les victimes, leurs avocat-e-s choisissent, pour des raisons différentes, de s’en tenir à une dénonciation de harcèlement moral, moins stigmatisant pour les personnes et socialement plus accepté.

Cet inquiétant constat nous rappelle que si l’adoption d’une loi est souvent un préalable indispensable au changement de la perception collective des violences, elle doit s’accompagner d’une prise en charge institutionnelle(6) déterminée.
Or, ni les entreprises, ni les syndicats, ni l’Etat n’ont agi pour changer cette réalité sociale.

La fragilité des acquis

Dans la partie « analyse » du texte, les stratégies utilisées pour invalider la parole des femmes et éviter de poser la responsabilité des auteurs de violences sont présentées :
« On invoque leur physique, on met en doute leurs compétences professionnelles, on s’interroge sur leur vie privée ou leurs relations au travail. » On prend prétexte de leur « fragilité ».
Certain-e-s avocat-e-s des agresseurs usent encore de ce type d’arguments dans leurs plaidoiries ; ils-elles se font néanmoins rares et les magistrat-e-s y sont moins réceptifs.

Aujourd’hui, nous sommes plus confrontées à la banalisation des violences et à la négation de leur gravité qu’à la mise en accusation des victimes.
Ainsi, selon les défenseurs des auteurs des violences, la « société permissive » qui brouille les repères serait à l’origine de ce « comportement » ; « il » ne se serait pas « rendu compte » de ce qu’il faisait. La responsabilité individuelle -et donc pénale- des agresseurs disparaît avec le doute que ce type d’argument introduit sur leur intentionnalité. Ils n’agressent pas, ils « chahutent », « font des chatouilles », « s’amusent », « plaisantent ».
Cette défense prospère. Depuis 1997, un nombre croissant de magistrat-e-s(7) participent de cette tendance. Les violences sont qualifiées de « signal social conventionnel de séduction », ou de « tentative de séduction maladroite ». Cette jurisprudence, reprise dans les différentes éditions du Code pénal, publiée, commentée dans les revues juridiques et ainsi portée à la connaissance du monde judiciaire, devient majoritaire…

L’auteur des violences n’est donc pas condamné. Si les victimes sont moins mises en cause frontalement, elles le sont indirectement pour avoir dénoncé des agissements qui, aux yeux de la société ou de la justice, ne méritent pas une sanction. Elles font « fausse route », pour reprendre le titre du livre(8) d’Elisabeth Badinter, représentatif des préjugés les plus récents sur les violences sexuelles.
Leur perception, leur analyse des violences et leur souffrance sont balayées au nom du droit des hommes « d’essayer(9) » et donc d’exercer leur pouvoir sexuel. Puisque c’est bien ce droit que le monde judiciaire protège en ne condamnant pas les agresseurs et en validant ainsi des propos ou des gestes de nature sexuelle, non consentis voire explicitement refusés par les personnes qui en sont l’objet(10).

Le sort réservé aux victimes il y a vingt ans, exposé par la phrase(11) : « Se retrouve le retournement de situation classique, où la victime devient coupable – soit des faits qui se sont passés, soit de les avoir dénoncés- » reste actuel. Les représailles à l’encontre de celles qui ont dénoncé se sont même durcies ; non seulement les poursuites pour « procédures abusives », pour « diffamation », pour « injures » et pour « dénonciation calomnieuse » n’ont pas cessé, mais les condamnations prononcées à l’encontre de celles qui ont dévoilé les violences se sont aggravées(12).

Peut-on dès lors parler d’« acquis » devant de telles régressions ? L’acquis principal de notre société, l?interdiction légale de certaines formes de harcèlement sexuel, ne devient-il pas purement théorique ? Comment, à notre tour, nous adapter aux stratégies de contournement et d’attaque des oppresseurs ?



Une pensée pertinente de l’intervention aux côtés des personnes victimes 

Ce texte pose les bases de notre intervention aux côtés des personnes victimes de violences sexuelles par la définition de relations contractuelles explicites. Il indique que « ces rencontres naissent d’une convergence d’intérêts et d’engagements ».

Les objectifs de l’AVFT sont expliqués aux personnes victimes dès le premier entretien. Il s’agit notamment de leur permettre de dénoncer les violences subies et, grâce aux actions menées à partir de leur dénonciation, de modifier une réalité sociale injuste.
Les principes d’action sont précisés :
principe de confiance mutuelle
principe de non-substitution à la personne victime
principe de respect du rythme souhaité par elle.
Concrètement, cela signifie que nous définissons ensemble la stratégie la plus appropriée pour qu’elle soit rétablie dans ses droits et qu’elle reste maîtresse des suites données au premier entretien.

Ces contrats proposés aux victimes demeurent d’actualité(13). Ils rendent infondées les accusations de « manipulations des victimes » ou « d’exploitation des agressions et de la souffrance pour la cause » parfois formulées par les avocat-e-s adverses lors des procès.

Ce type d’intervention, aux côtés et non à la place des victimes, ancré dans la pratique féministe, a démontré son efficacité. Il contribue à dévoiler les violences, les stratégies des agresseurs, et à poser les responsabilités des auteurs de violences mais aussi des structures supposées prendre en compte les plaintes des personnes victimes. Il rend visibles la réalité des violences masculines à l’encontre des femmes, leur fonction dans la subordination des femmes, et les résistances individuelles et collectives opposées à leur dévoilement.

Est-ce pour cette raison que les gouvernements(14) lui préfèrent un autre modèle, celui dit de « l’aide aux victimes » ? Se limitant à une approche psychologique des violences et s’attachant à « l’interaction » entre auteur et victime, ce modèle, appliqué aux violences physiques ou sexuelles à l’encontre des femmes, exclut toute analyse des rapports de pouvoir -femmes/hommes- dans notre société. Il est donc compatible avec leur perpétuation.

La déperdition de certains modes d’action

Le texte, dans sa présentation des différentes actions pouvant être entreprises(15), mentionne notamment : des enquêtes sur place, la recherche « de témoignages, y compris contradictoires » « des contacts directs » avec l’agresseur ou la démarche de « donner une publicité aux faits pour dénoncer leur gravité dans l’entourage de l’agresseur (son milieu professionnel, ou familial) et son environnement local (en informant la presse). »
Nous avons peu utilisé ces actions.

A partir du vote des lois relatives au harcèlement sexuel en 1992, pour lesquelles nous nous sommes battues, l’AVFT s’est fortement investie dans leur application. Ces nouvelles dispositions législatives devaient être utilisées pour ne pas rester lettre morte. Nous nous sommes concentrées sur l’obtention d’une jurisprudence positive.
En pariant sur le recours à la justice, nous avons insuffisamment exploré ces autres voies, peut-être aussi efficaces pour obtenir le rétablissement d’une personne victime dans ses droits.

Les critiques que nous formulons sur le traitement judiciaire des violences(16) nous conduisent bien évidemment à repenser notre action en réintégrant ces différentes stratégies(17).A cet égard, l’histoire des actions menées par les féministes au XIXème siècle et dans les années 70 est riche d’enseignements.

Les questions que nous continuons à nous poser…

Le texte précise que l’AVFT entend « lutter concrètement contre les injustices qui nous sont révélées et, d’autre part, en les dévoilant, d’agir pour une société plus égalitaire, plus libre, c’est à dire moins hiérarchique et moins patriarcale ».

Ce passage de l’individuel (l’intervention personnalisée aux côtés des victimes) au collectif est une des recherches permanentes de l’AVFT(18), à laquelle il est difficile d’associer les victimes(19).

Notre réflexion se porte aussi sur les rapports de pouvoir qui existent entre les personnes victimes qui font appel à l’association et les chargées de mission de l’AVFT. Il s’agit d’avoir conscience de ce pouvoir, d’être empathique sans être maternante, disponible sans se laisser envahir et de construire une relation de respect réciproque.

Pour avancer sur ces questions, une des pistes que nous voulons explorer est de réunir chaque trimestre les « nouvelles » personnes victimes pour qu’elles se connaissent, tissent des liens de solidarité, et pour que nous puissions réfléchir ensemble aux relations que nous voulons construire.



…Et celles que nous avons dépassées

Le texte nous permet de mesurer le chemin que nous avons parcouru en tant qu’association.
Les nombreuses précautions prises pour être crédibles, gangue dont nous sommes sorties, révèlent aussi le contexte politique, peu propice à la reconnaissance des violences, dans lequel il a été écrit.

Parmi les phrases que nous n’écririons plus :

« devons-nous pour autant, au nom d’une solidarité de femmes, défendre toutes les femmes ? »
Nous ne défendons pas les femmes en raison de leur sexe mais de l’oppression qu’elles subissent. Pour cette même raison, nous avons modifié nos statuts en 1998, pour pouvoir intervenir aux côtés des hommes victimes.

« (Nous ne nous sommes pas engagées…) parce que nous ne possédions aucun élément de preuve ou de présomption, ni aucun témoin ».
La question de la preuve est souvent utilisée pour décourager les personnes victimes de violences sexuelles de les dévoiler. 20 ans de présence dans les enquêtes et les procédures judiciaires nous ont conduites(20) à remettre en cause la conception classique de la preuve.
Notre expérience nous enseigne que la preuve se construit par la recherche d’indices concordants, venant étayer la parole des femmes. Il est rare qu’elle soit impossible à apporter. Dans ce cas, ou si elle insuffisante, nous attirons l’attention de la victime sur les risques personnels, financiers et judiciaires qu’elle prend en saisissant la justice. Si elle choisit néanmoins cette voie, et si nous sommes convaincues par son récit, nous serons à ses côtés.

« Mais est-il possible -souhaitable- de dissocier les droits des femmes de ceux des hommes ?
Peut-être nous faudra-t-il alors changer l’intitulé de l’Association
… »
Si les droits des femmes font nécessairement progresser les droits des hommes victimes, les droits des hommes, en revanche, se sont construits au mépris de ceux des femmes.
Les féministes luttent pour que les femmes deviennent « Libres et égales ».
C’est en ce sens que nous avons modifié le titre de l’association, par l’ajout de « Libres et Egales », pour affirmer notre programme politique.

Catherine Le Magueresse

Notes

1. Et ailleurs…

2. Le nombre de viols dévoilés lors du premier appel à l’AVFT a doublé entre 2003 et 2005 (étude des fiches d’appel réalisée par Marie-Claire Dèbes).

3. Voir chapitre 4, « L’AVFT contre les pornocrates »

4. C’est à dire la description précise des agissements des agresseurs

5. Ce concept asexué présente « l’avantage » de ne pas interroger les rapports de pouvoir sexuel. Voir chapitre 3, « L’AVFT aux prises avec le droit ».

6. L’Etat sait pourtant agir dans d’autres domaines ; les résultats obtenus pour la sécurité routière par exemple sont instructifs.

7. Voir le texte d’Emmanuelle Cornuault, et le texte « Vu et entendu » in chapitre 3, « L’AVFT aux prises avec le droit ».

8. Elizabeth Badinter, « Fausse route », éditions Odile Jacob, 2003.

9. Propos d’agresseur.

10. Les personnes qui subissent ces violences sont en outre des salariées, souvent en situation de subordination par rapport à l’agresseur.

11. Page 4

12. Voir chapitre 3, « L’AVFT aux prises avec le droit ».

13. Voir le texte de Marilyn Baldeck dans ce chapitre.

14. Cf. les différentes lois, modifiant le Code de procédure pénale, adoptées depuis une décennie qui se présentent comme des dispositions améliorant les droits des victimes.

15. Troisième partie, « Action ».

16. Voir chapitre 3.

17. Voir l’article de Marilyn Baldeck dans ce chapitre, et celui de Gisèle Amoussou dans le chapitre 1.

18. Cette recherche est commune à tous les mouvements qui visent un changement social : association, syndicat, partis…

19. Voir le texte de Marilyn Baldeck dans ce chapitre.

20. A l’instar des autres féministes intervenant dans le champ judiciaire.

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