L’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) Parce qu’il faut «prendre le droit ».

E.L. : Quelles sont les origines de l’AVFT ?

M.B. : L’AVFT a été créée en 1985 par trois femmes : Yvette Feuillet, eurodéputée, aujourd’hui décédée, Marie-Victoire Louis, militante et chercheuse féministe et une femme qui avait été victime de harcèlement sexuel au ministère de l’Economie et des Finances. L’association a largement contribué à faire connaître la réalité des violences sexuelles au travail et s’est donné comme principal objectif de faire voter une loi -une proposition de loi avait été rédigée par l’association – réprimant le harcèlement sexuel. Ce fut chose faite en 1992, sous la pression conjuguée du mouvement féministe, de certains syndicats et de la Commission européenne. Le texte voté -par un parlement, faut-il le rappeler, très largement masculin et dont la misogynie s’est largement exprimée à l’occasion des débats- a représenté une avancée en ce qu’il mis le harcèlement sexuel à l’agenda médiatique et a permis à davantage de victimes de dénoncer les violences sexuelles dont elles étaient victimes au travail, mais la définition du harcèlement sexuel qui a été retenue, dans la seule perspective du harceleur, a aussi soigneusement préservé l’essentiel des prérogatives sexuelles des hommes sur les femmes au travail. L’AVFT avait publié, en 1992, un texte intitulé : « Harcèlement sexuel : une réforme restrictive qui n’est pas sans danger ». 17 ans plus tard et après deux modifications de la définition légale du harcèlement sexuel, ce constat ne peut être que durci : Aujourd’hui, le délit de harcèlement sexuel est utilisé par le Parquet pour poursuivre des violences qui devraient être qualifiées d’agressions sexuelles voire de viols et non pas pour poursuivre du harcèlement sexuel stricto sensu, qui, lui, est de facto dépénalisé.

E.L. : Quelles sont les missions de l’association ?

M.B. : Les statuts de l’AVFT, un peu revus en 2008, indiquent que l’association « a pour champ d’action et de réflexion la lutte contre toutes les formes de violences contre les femmes tout en étant spécialisée dans la dénonciation des discriminations sexistes et des violences sexistes et sexuelles au travail » et qu’elle « milite pour garantir la liberté, l’intégrité, l’inaliénabilité, notamment physiques et sexuelles, des individu-e-s ».

L’AVFT a donc une activité de recherche et d’analyse, en particulier juridiques, sur les violences à l’encontre des femmes. Organisme de formation, elle a également pour rôle de de former les professionnel-les à ces questions et de leur fournir les outils dont ils et elles auront besoin pour agir à leur niveau, qu’ils et elles soient inspecteurs-trices du travail, syndicalistes, médecin du travail, employeurs… L’AVFT a d’ailleurs publié, en septembre 2009, un guide à l’attention de ces derniers(1). Elle sensibilise également tous publics, notamment élus et parlementaires. Ces précédentes missions trouvent leur légitimité dans l’intervention de l’association auprès des victimes et dans la pratique concrète du droit qu’elle implique.

Cette intervention se déroule selon une méthodologie originale qui consiste d’une part à recueillir la parole des victimes en trois étapes (premier entretien téléphonique, récit écrit et entretien « de visu » avec deux militantes de l’association), d’autre part, à être présentes, y compris, le plus souvent possible, physiquement, à tous les moments clés du la constitution du « dossier » et de la procédure. Il s’agit, par cette présence, à la fois d’équilibrer les rapports de pouvoir, voire de force, qui existent entre les avocats, la police, la justice… et les victimes, et de sensibiliser, « sur le tas », certains intervenant-es : c’est le cas lorsque nous accompagnons les victimes lors de leurs rendez-vous à l’inspection du travail.

Nous n’intervenons qu’après avoir mis en place une logique de « contrat » avec les victimes, formalisée dans une « charte de confiance réciproque » par laquelle l’AVFT et la victime s’engagent sur un certain nombre de points : gratuité, confidentialité, respect des choix des victimes et de leur rythme pour la première, transparence, participation active à leur « dossier », information totale sur les démarches entreprises…pour la seconde.

Quand les victimes le demandent (c’est-à-dire la quasi-totalité des personnes qui nous saisissent), l’association se constitue partie civile dans leur procédure pénale et intervient volontairement devant le conseil des prud’hommes. C’est également un parti pris original et même unique parmi les associations féministes d’intervenir en justice à chaque fois que la victime le sollicite et que nous sommes en accord sur la stratégie judiciaire élaborée. Dans chaque procès, il existe en effet des enjeux humains, juridiques, politiques et féministes qui peuvent et doivent être mis en exergue par l’AVFT. Il n’est donc pas question de choisir d’intervenir dans des procès par opportunisme, en raison par exemple de leur probable médiatisation ou des chances de succès de la plainte. Original encore, le choix de l’association de se représenter elle-même par le biais de ses juristes-chargées de mission, sans passer par un-e avocat-e. C’est d’ailleurs cette maîtrise des procédures judiciaires qui permet à l’AVFT d’intervenir en justice aussi fréquemment, car mandater un-e avocat-e pour représenter l’association devant les tribunaux représenterait un coût que la structure ne serait pas en mesure de supporter.

E.L. : Et comment réagit la justice ?

M.B : La justice et ses auxiliaires, je pense aux avocats, perçoivent diversement notre action.
La recevabilité de l’AVFT devant les juridictions pénales est, jusqu’à preuve du contraire, solidement acquise. Cette année, nous avons d’ailleurs reçu un arrêt d’une Cour d’appel soulignant le rôle essentiel joué par l’AVFT auprès de la victime et le fait qu’elle n’aurait pas, sans le soutien de l’association, partie civile dans le procès, persévéré dans sa volonté de réclamer justice après le classement sans suite de sa plainte initiale.
Il en va autrement de nos interventions volontaires devant les Conseils de prud’hommes, à l’occasion desquelles nous mettons la responsabilité de l’employeur en cause : la jurisprudence de notre action, même si nous disposons de quelques arrêts statuant favorablement sur notre recevabilité, est encore en construction. Le Conseil de prud’hommes étant une juridiction traditionnellement « fréquentée » par les syndicats, notre présence dans ces procédures est souvent perçue (par les conseiller-ères prud’hommes, les avocat-e-s de l’employeur et les syndicats eux-mêmes) comme une « concurrence », tout à fait à tort car nous occupons une place laissée totalement vacante par les syndicats dont il est peu dire qu’ils ne se mobilisent pas contre les violences faites aux femmes au travail(2).

Ce qui n’est peut-être pas encore suffisamment perçu par les tribunaux est l’apport de l’association en terme de préparation des victimes à la justice, aux audiences, qui contribue grandement à la qualité du procès.

S’agissant des avocat-e-s…Certain-e-s s’indignent que nous osions nous passer d’eux pour nos actions en justice, vivent l’AVFT comme une « empêcheuse de tourner en rond », estiment avoir le monopole du savoir juridique, tentent de faire de nous une annexe de leur cabinet et/ou de limiter notre action (« pourriez-vous rédiger une attestation pour demain ? »…« Ça serait bien que vous écriviez rapidement à l’employeur pour faire pression sur la négociation de la transaction »… « Je préférerais que vous interveniez comme témoin et pas comme partie civile »). Bien plus rares sont ceux et celles qui considèrent au contraire l’AVFT comme une ressource et un appui dans l’intérêt de leurs clientes, en mesure de co-élaborer une stratégie judiciaire fondée sur presque 25 ans d’expérience en la matière.

Par ailleurs, il ne se passe pas une journée sans que nous soyons alertées par une victime de « problèmes » rencontrés avec leur avocat-e.

E.L. : C’est-à-dire ?

M.B. : C’est-à-dire : « problèmes » liés à l’opacité des honoraires, au manque d’information, à des choix effectués par l’avocat-e non-conformes aux souhaits de la victime, souhaits qui sont quelquefois le cadet de leurs soucis, à des conclusions envoyées sans avoir été validées par la victime… Cette semaine encore, en préparant une intervention volontaire de l’AVFT devant un Conseil de prud’hommes, j’ai découvert que l’avocat de la victime n’avait pas jugé bon ou pris la peine de lui communiquer les pièces transmises par la partie adverse. Sans une préparation minutieuse faite par l’AVFT avec elle en amont du procès, elle n’aurait pris connaissance qu’à l’audience des attestations honteuses (et traumatisantes) produites contre elle et nous n’aurions pas pas été en capacité de les désamorcer. Pour cette même audience, la victime a constaté, dix minutes avant l’appel des causes, que son avocat avait envoyé un confrère plaider à sa place, sans même l’en avoir avertie. Elle a donc été défendue par une personne qu’elle n’avait jamais vue et en qui elle n’avait pas choisi de placer sa confiance. Ce sont des exemples parmi tant d’autres. Cette fréquente désinvolture peut avoir des conséquences graves sur des procédures qui sont des étapes essentielles dans la vie de ces femmes.

La rubrique intitulé « le fil de l’AVFT » , sur notre site web, relaie d’ailleurs régulièrement les « dysfonctionnements » des relations entre les avocats, les victimes et l’association.

E.L. : Quelle est la spécificité de l’AVFT par rapport aux autres associations qui militent sur ces questions ?

M.B. : Comme déjà évoqué, l’AVFT a construit des pratiques féministes d’intervention auprès des victimes -nous n’utilisons d’ailleurs pas le terme de « suivi » des victimes, qui ne reflète pas la réalité de nos actions à leurs côtés- et une approche du droit inédits. Catherine Le Magueresse, juriste féministe et présidente de l’AVFT pendant 10 ans, a grandement contribué notamment à ce dernier point. Il m’apparaît aussi que l’AVFT se distingue par son refus d’un certain nombre de dichotomies telles que « juristes/non-juristes », « spécialistes/profanes », « chercheuses neutres/militantes engagées », « travail intellectuel/travail de terrain », « féministes expérimentées/jeunes féministes », « les victimes/ celles et ceux qui les aident », comme véhiculant et reproduisant des rapports de force inacceptables pour une association féministe. L’AVFT veille en outre, et cela ne va pas nécessairement de soi, à ce que les valeurs qu’elle défend « à l’extérieur » soient mises en ?uvre en « interne ». Elle se singularise également par une acuité particulière par rapport au langage, à la terminologie, aux mots, choisis, soupesés, examinés, réfutés… jamais utilisés par hasard.
Mais il nous reste encore des pratiques à explorer et perfectionner, comme la systématisation de la transmission d’un socle minimum de connaissances juridiques et de culture féministe aux victimes elles-mêmes afin qu’elles puissent faire entendre leurs choix, qu’elles « prennent le droit ». Le terme d’« empowerment » est souvent utilisé pour désigner ce processus. J’ai récemment entendu le néologisme de « capacitation », qui me semble parfaitement traduire cet objectif.

Interview parue dans le n° de NQF intitulé « Quand les mouvements féministes font (avec) la loi : les lois du genre (II) ».

Notes

1. Violences sexistes et sexuelles au travail : guide à l’attention des employeurs, 115 pages, AVFT, 2009.

2. A l’exception notable de l’union locale CFDT Paris qui a mis en place en 2009 un programme de sensibilisation et de formation de ses militant-e-s intitulé « Respectées« .

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