Charpentière

Rencontre avec une charpentière, nom de métier rarement décliné au féminin.

Au terme de notre rendez-vous (qu’elle avait annulé une première fois, étant obligée de s’occuper de son enfant, ce qui aurait été parfaitement incongru venant d’un charpentier… ou du moins n’aurait-il pas donné la vraie raison de ce report de rendez-vous ?) et juste au moment où elle allait partir, une question « juste comme ça », m’échappe : « et alors, en tant que femme, ce métier… ? ».

« … oh, ça va ».

« Ah oui ? »

« Oui oui, comme je suis chef d’entreprise… M’enfin, à une époque, je suis souvent rentrée chez moi en pleurant ».

Et voilà qu’elle explique que pour elle, « ça va », parce qu’elle a appris avec son père dont elle a repris l’entreprise et qu’il veillait au grain sur les chantiers, que les ouvriers n’osaient pas trop l’embêter… Mais que, quand même, elle a souvent pleuré.

Que maintenant, elle a repris l’entreprise familiale, que son mari, dont elle ne porte pas le nom (« j’ai gardé mon nom de jeune fille »), est un de ses salariés : « Alors comme on ne porte pas le même nom, les autres gars ne savent pas forcément qu’on est marié. Du coup, quand je quitte le chantier, mon mari entend tout ce qu’ils disent sur moi et le soir il me raconte ».

« C’est-à-dire ? »

« Ah ben, des trucs pas très malins, hein… Vous voyez. Mais bon, moi ça va. A part que dans le coin , on me traite de « féministe » ou alors de « chienne de garde » ! Mais j’assume ! C’est surtout pour les plus jeunes que c’est dur. J’en ai eu plusieurs en apprentissage, elles n’ont pas tenu ».

« Pourquoi ? C’était trop dur physiquement ?(1) »

« Ah non, à cause des hommes sur les chantiers ! C’est triste parce qu’elle avait de l’or dans les mains, je les reconnais, elle commençait à « chanter avec les mains » quand elle parlait du métier. Mais bon, pour moi ça va ».

Et à part ça, on dit que si les femmes ne sont pas charpentières, couvreuses, maçonnes, tailleuses de pierre, plombières ou électriciennes, c’est parce qu’elles « ne sont pas faites pour ça« , « parce qu’elles ne sont pas capables » (trop éprouvant physiquement ou trop technique), parce que « ça n’est pas la place d’une femme »… arguties tentant vainement de dissimuler que « la place » leur est justement confisquée à coup d’humiliations (dont une des variantes est : « je préfère ne pas te laisser faire telle tâche, pour des raisons de sécurité »), d’injures (autrement appelées « blagues ») et de violences, y compris sexuelles (qualifiées de « gauloiseries »). Place qui, comme par hasard, en ces temps de pénurie d’artisans, est généralement assez rémunératrice.

Et encore une fois, le système a tout prévu : celles qui, bravant l’hostilité de leurs collègues masculins, ont quand même tenu bon, se sont quand même fait leur place, disent, car elles craignent tellement de passer pour ce qu’on leur reproche d’être (des faibles, des fragiles, des pleurnicheuses…) que, pour elles, « ça va ». Et la boucle est bouclée.

Notes

1. Evidemment cette question était de pure mauvaise foi et ne servait qu’à provoquer la contradiction.

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