Interview de Catherine Le Magueresse, ex-présidente de l’AVFT, au sujet de la campagne de l’AVFT pour la modification du délit de dénonciation calomnieuse

Quelques jours après la condamnation de la France par la Cour Européenne des Droits de l’Homme pour violation du principe de présomption d’innocence et du droit à un procès équitable, nous avons souhaité revenir sur la genèse et les points forts de la campagne menée par l’AVFT. Pour cela, nous avons interviewé Catherine Le Magueresse, juriste, ex-présidente de l’AVFT.

Peux-tu nous dire comment le déclic s’est produit ?

Je travaillais sur la loi présomption d’innocence et droit des victimes de 2000. Le déclic est venu en lisant les débats parlementaires relatifs à cette loi. Les parlementaires étaient unanimes et même dans l’emphase sur la nécessité d’inscrire formellement le principe de présomption d’innocence au début du Code de procédure pénale… Ils s’exprimaient comme « un seul homme ». C’est à ce moment là que j’ai revu l’image de Mme K au Tribunal, en 1999, qui m’avait bouleversée. Cet après-midi là, deux audiences dans lesquelles l’AVFT était impliquée étaient inscrites au rôle. La première audience s’était bien passée, je trouvais que la présidente posait des questions pertinentes et semblait avoir une bonne écoute. Ensuite, quand l’ « affaire » de Mme K a été appelée, le climat de l’audience a changé… C’est comme cela que je l’ai vécu. D’abord, la présidente a reproché à Mme K de ne pas être assise au bon endroit(1). Ensuite, au moment où Mme K s’est levée pour prendre la parole, la présidente l’a coupée dans son élan en lui disant : « Madame, la cause est entendue » et a immédiatement passé la parole à l’avocate du « plaignant ». Celle-ci a introduit sa plaidoirie en disant : « Pas besoin de rouvrir les faits puisque la condamnation devrait être automatique (…) ». Alors qu’elle était mise en cause dans cette procédure, devant donc comme telle bénéficier de la présomption d’innocence, Mme K n’a jamais eu accès à la parole. Sa représentation par un avocat ne pouvait en aucun cas remplacer une prise de parole directe de Mme K, qui était, est-il nécessaire de le dire, la mieux placée pour contribuer à la recherche de la vérité.
Mme K a été condamnée à payer 15 000 euros de dommages et intérêts à l’homme que la justice n’avait pas reconnu comme un violeur.
En me remémorant cette audience, je me suis demandé : « mais où est la présomption d’innocence de Mme K ? ». J’ai donc réexaminé l’article 226-10 du Code pénal sur la dénonciation calomnieuse, mais uniquement dans cette perspective : ne violait-il pas en lui-même la présomption d’innocence des femmes victimes de violences sexuelles, poursuivies pour dénonciation calomnieuse ? N’y avait-il pas une spécificité de son application pour ces dernières ? Cette condamnation a été un électrochoc pour toute l’équipe de l’AVFT et nous a contraintes à nous interroger sur la responsabilité que nous prenions en leur conseillant de porter plainte alors qu’elles risquaient de telles condamnations.
Les recherches entreprises sur la doctrine et la jurisprudence ont confirmé l’hypothèse faite à partir de la condamnation de Mme K selon laquelle un délit apparemment neutre s’appliquait d’une façon spécifique aux femmes victimes de violences sexuelles. J’étais alors « visiting fellow » au « human rights program » de la faculté de droit d’Harvard et j’ai soumis la loi française et la critique que j’en faisais à la sagacité de mes collègues, qui venaient du monde entier. Leur réaction et leur étonnement devant la loi française -ils et elles me disaient que ça n’était pas possible !- m’ont confortée. Cette analyse juridique, que je n’avais jamais lue nulle part, était tellement inédite que je doutais moi-même de sa validité. J’ai continué les recherches avec Dominique Mc Goldrick, professeur de droit international et européen à l’université de Liverpool, familier de la jurisprudence de la CEDH, pour aboutir à un argumentaire qui a été utilisé devant la Cour d’appel de Paris en 2001, saisie de l’appel de Mme K. On connaît la suite : la Cour d’appel a confirmé la condamnation. Le pourvoi en cassation a été rejeté.
Suite à cette condamnation définitive, au terme de laquelle les 15 000 euros de dommages et intérêts étaient dûs, Mme K, représentée par l’avocat Christophe Pettiti, a saisi la Cour Européenne des Droits de l’Homme.
Le 4 novembre 2003, Mme K a adressé une lettre à l’AVFT qui était un véritable appel au secours. Elle nous demandait de l’aider à finir de régler 7000 euros à l’agresseur. Elle terminait sa lettre en disant : « Il est à savoir que mon agresseur est capable de tout ! Me détruire complètement : tel est son objectif ! ». Nous avons alors rédigé un « appel urgent à votre solidarité », demandant une solidarité financière à son égard. Ce texte a notamment été distribué lors de la « journée des femmes » au Forum Social Européen le 12 novembre 2003.

Quel accueil a été réservé à cet appel à solidarité ?

Les militants et militantes présent-es ont exprimé beaucoup de défiance à l’égard de ce texte et à l’idée de soutenir une femme condamnée pour dénonciation calomnieuse. Le moins que l’on puisse dire est que l’adhésion n’a pas été immédiate. Seules les militantes féministes qui connaissaient le travail de l’AVFT et la réalité des violences sexuelles ont alors fait un don.

Comment le soutien à Mme K s’est-il transformé en campagne pour la modification du délit de dénonciation calomnieuse ?

Après la condamnation de Mme K, d’autres femmes auprès de qui nous intervenions ont été poursuivies pour dénonciation calomnieuse, parfois condamnées. A cette époque, les succès judiciaires étaient moins nombreux, les poursuites pour dénonciation calomnieuse, elles, plus fréquentes, et les femmes étaient plus systématiquement condamnées sur la base des mêmes raisonnements juridiques, alors qu’auparavant elles étaient relaxées. Devant cette réalité, il nous est apparu évident qu’une modification législative s’imposait.
En 2004, l’AVFT a demandé aux associations de soutenir la demande de modification législative. Que peux-tu en dire ?
Seules les associations féministes ont soutenu cette campagne. Les associations « universalistes » (Ligue des Droits de l’Homme, Fédération Internationale des Droits de l’Homme, Amnesty International) s’en sont abstenues… alors même que nous luttions pour défendre le principe de présomption d’innocence !

Il me semble que tu avais croisé Elisabeth Badinter, peux-tu nous raconter ?

Ce fut une rencontre fortuite. J’étais dans le quartier de l’Odéon où j’avais fait des photocopies du dossier de presse « dénonciation calomnieuse » lorsque j’ai été surprise par une pluie diluvienne qui m’avait obligée à m’abriter au cinéma de l’Odéon, avec beaucoup d’autres personnes. A côté de moi, Mme Badinter (qui connaît l’AVFT). Je l’ai interpellée en lui expliquant qu’en France, la présomption d’innocence des femmes victimes de violences sexuelles et poursuivies pour dénonciation calomnieuse était bafouée et lui ai remis un dossier complet. L’écoute fut polie mais elle ne s’est jamais officiellement positionnée sur cette question.

Cette campagne a été marquée par la diversité des moyens d’actions, pourrais-tu les rappeler ?

Aux traditionnels communiqués de presse, conférence de presse, présence dans les tribunaux en soutien des victimes, ce sont ajoutées les manifestations devant le ministère de la justice, l’interpellation systématique des politiques dès qu’ils prenaient la parole sur les violences faites aux femmes, l’intervention dans le processus législatif lorsqu’en 2006, nous avons tenté de faire passer un amendement sur la dénonciation calomnieuse(2), mais aussi l’organisation de soirée de soutien dans des cafés, des salles de concert qui étaient autant d’occasion de sensibiliser le public, la création d’un fonds de solidarité pour pouvoir prendre en charge les dommages et intérêts des personnes condamnées.
La richesse des actions menées répondait à la diversité des enjeux intellectuels, politiques et juridiques liés au délit de dénonciation calomnieuse.

Un souvenir particulièrement marquant ?

Lors de la première manifestation devant le ministère de la justice… Avant la manifestation, un agent des Renseignements Généraux m’avait appelée pour me demander des informations sur l’association. Pour sa parfaite information, je lui avais adressé le rapport moral de l’AVFT.
Il m’avait rappelé une deuxième fois pour me demander pourquoi nous avions appelé à manifester habillées en violet et en noir(3). Lorsque nous sommes arrivées devant le ministère de la justice, une dizaine de cars de police attendait. Nous étions pour notre part tout juste une vingtaine et avions eu du mal à concevoir que cet accueil digne de dangereux criminels nous était destiné.

A final, je retire une leçon de ces actions : Les politiques sont prompts à promettre (ce n’est pas un scoop !) surtout lorsqu’ils sont interpelés publiquement. Ces promesses peuvent être suivies d’un rendez-vous avec un conseiller de son cabinet, puis le processus s’enlise. Mais la ténacité, la constance, la rigueur, la justesse de la cause finissent par l’emporter. C’est une des actions que je suis la plus fière d’avoir menée au sein de l’AVFT.

Propos recueillis le 6 juillet 2011 par Marilyn Baldeck, déléguée générale

Notes

1. Elle était probablement assise du côté des parties civiles alors que dans cette procédure elle était mise en cause.

2. L’AVFT est également intervenue dans le processus législatif ayant abouti à réforme de la définition du délit de dénonciation calomnieuse, en 2010

3. Violet parce que c’est la couleur du féminisme, noir parce que nous considérions que l’iniquité du délit de dénonciation calomnieuse équivalait aux funérailles d’un idéal de justice.

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