Condamnation pour harcèlement sexuel d’un café-restaurant par le Conseil de prud’hommes de Nanterre le 11 décembre 2012

Mme R. est embauchée le 15 avril 2005 en qualité de serveuse à durée indéterminée et à temps partiel (60 heures par mois), dans un café-restaurant à Colombes (92) par M. I, gérant de la SARL A.

Bien que précaire, ce poste est indispensable pour elle puisqu’elle est au chômage depuis environ trois ans.

Alors que tout se passe très bien la première année, à compter de mars 2006, (soit juste après qu’elle se soit mariée avec le frère de son employeur) M. I. change de comportement à l’égard de Mme R.

Il prend pour habitude, le matin, alors que le barman est momentanément absent du restaurant, de bloquer Mme R. dans un coin de la salle. Il procède alors sur elle à des attouchements sur les seins, les fesses et le sexe.
En premier lieu sur les vêtements, l’employeur commettra à partir de juin 2006 ces agressions sexuelles sous les vêtements de Mme R., notamment par des mains dans sa culotte. Il tente également de l’embrasser de force à plusieurs reprises en lui disant : « j’ai envie de te baiser » ou « j’ai envie de toi ».

Souvent, M. I. ne se cache même pas : il agresse Mme R. devant des clients, dont certains attesteront des violences dont ils ont été témoins.

Lorsque Mme R. se confie de la situation au barman, celui-ci lui conseille de « lui balancer une baffe », sans intervenir lui-même. Celle-ci met en place différentes stratégies d’évitement pour échapper aux agressions : elle bloque par exemple la porte de la cuisine avec une chaise pour qu’il ne puisse venir dans la salle ou se réfugie derrière le bar.

Elle ira effectivement jusqu’à le gifler. En vain.

M. I. fait également des commentaires sur son physique, souvent face aux clients : « T’es bonne »…

A compter de l’été 2006, elle bénéficie d’une période de répit due aux vacances puis à l’intervention fréquente d’un client et du barman (enfin) pour que M. I. la laisse tranquille.

Si les agressions sexuelles sont moins fréquentes, il continue de tenir des propos à connotation sexuelle.

S’en suivent des périodes de violences et d’accalmie qui se succèdent, M. I. prétendant devant les clients témoins que Mme R. est sa femme.

Mme R. en parlera finalement à son mari qui exigera de son frère qu’il cesse ses agissements.

A bout, le 1er janvier 2007, Mme R. est arrêtée par son médecin ; elle dépose plainte le 17 janvier pour agressions sexuelles contre M. I. ; elle saisit l’inspection du travail le 22 janvier; rencontre une assistante sociale le 1er février puis saisit l’AVFT le 23 mars 2007.

Entre temps, le 8 février, sur les conseils de syndicalistes CGT, elle rompt son contrat de travail en démissionnant « pour cause majeure ». En droit, cela signifie qu’elle prend acte de la rupture de son contrat de travail aux torts de l’employeur.

Sa plainte a été classée sans suite le 22 mars 2007, soit trois mois après qu’elle ait été déposée…
Le procès verbal de confrontation ne fait mention d’aucune question posée au mis en cause. Mme R. et M. I. soutenant chacun qu’il-elle défendraient leurs droits devant le Conseil des Prud’hommes, a semble-il suffi au procureur pour décider de classer la plainte.

Ne souhaitant pas en rester là et sur les conseils de l’AVFT, Mme R. a ensuite transmis au procureur plusieurs éléments afin que l’enquête soit rouverte, notamment des attestations de témoins directs des agressions et des éléments médicaux attestant des lourdes conséquences sur son état de santé. La réouverture de l’enquête aboutira à un nouveau classement sans suite le 11 mars 2010.

Or Mme R. attendait une condamnation de l’agresseur, par un juge pénal donc au nom de la société. Alors qu’il est toujours renvoyé aux victimes que sans témoins, elles ne pourront prouver les violences qu’elles dénoncent, les témoins directs étant censés être une preuve déterminante dans leur dossier, nous constatons ici que lorsqu’il y en a, cela ne suffit toujours pas.

Son espoir d’une reconnaissance des violences sexuelles s’est donc reporté sur la procédure prud’homale. Le 26 novembre 2010, Mme R. a saisit le Conseil de prud’hommes de Nanterre pour faire requalifier sa prise d’acte de la rupture du contrat de travail en licenciement nul et obtenir des dommages intérêts pour harcèlement sexuel.

L’audience de conciliation avait eu lieu en mai 2011. Près d’un an et demi après, l’audience du bureau de jugement s’est tenue le 24 septembre 2012, et le jugement rendu le 11 décembre 2012.

Mme R., soutenue par l’AVFT, intervenante volontaire dans la procédure, faisait valoir un certain nombre d’indices graves et concordants laissant présumer l’existence d’un harcèlement sexuel, ayant conduit Mme R. à prendre acte de la rupture de son contrat aux torts exclusifs de l’employeur.
Elle versait aux débats :

  • Les attestations de clients faisant état d’attouchements et de propos vulgaires de M. I.
  • La cohérence des démarches qu’elle a effectuées pour dénoncer les faits : dépôt de plainte, saisine d’un syndicat, de l’inspection du travail, de l’AVFT, enfin prise d’acte de la rupture cohérente avec les faits dénoncés ;
  • Un dossier médical attestant d’insomnies et de souffrances psychologiques.
    Face à de tels éléments de présomption d’existence du harcèlement sexuel, le Code du travail exige que l’employeur prouve que de tels agissements ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement.

L’employeur se défendait principalement, comme du reste beaucoup d’employeurs, sur la circonstance que la plainte de Mme R. ait été classée sans suite, ce qui suffirait à démontrer son innocence. Il a fait une utilisation parfaitement mensongère du dossier pénal produit et des pièces, ce qui fut largement dénoncé par Me Georges Ginioux, l’avocat de Mme R et par l’AVFT, représentée par Gwendoline Fizaine, durant l’audience.

Le Conseil de prud’hommes, par un raisonnement limpide, a fait droit à la demande de requalification en licenciement nul, reconnaissant le harcèlement sexuel :

« Attendu que le récit de Mme R. est détaillé et circonstancié. Il est étayé par des témoignages directs et indirects ; par les conséquences établies sur sa santé certifiées par son médecin avec un suivi d’un an par la psychologue du commissariat d’Asnières ; par la constance de ses démarches tant auprès de la CGT, de l’association AVFT, de l’inspection du travail, du procureur de la république ; par les conséquences sur sa vie professionnelle alors que n’ayant aucun intérêt à perdre son travail, elle a été contrainte de mettre fin à son contrat de travail tant la situation était insupportable (…) ».

Il faut noter qu’il est assez rare que les juridictions retiennent l’argument de l’absence d’intérêt des femmes à dénoncer de telles violences si elles étaient fausses, celles-ci n’ayant jamais intérêt à perdre leur travail, argument pourtant toujours soutenu par l’AVFT lors de ses interventions volontaires.

Faisant application de l’aménagement des règles de preuve mentionnés plus haut, le Conseil décide que « dans ce domaine, l’employeur n’apporte aucun élément de nature à éclairer le Conseil sur la non existence de harcèlement »… « En conséquence, le Conseil dit que les faits de harcèlement sexuel sont établis et condamne la société A. à verser à Mme R. 3000? € à titre de dommages et intérêts ».

En ce qui concerne la requalification de la démission, le Conseil décide :

« Attendu que le contrat de travail doit être exécuté de bonne foi par les parties. L’employeur doit donner au salarié les moyens nécessaires à l’exécution de son contrat de travail. Ainsi l’employeur qui met un salarié dans l’impossibilité de travailler, ce qui est le cas en situation de harcèlement sexuel, caractérise un manquement à l’exécution de bonne foi du contrat de travail »… « Attendu qu’au cas d’espèce, la lettre de démission de Mme R. est particulièrement explicite quant à ses circonstances puisqu’elle évoque la force majeure en raison de l’existence d’attouchements, de propos odieux et coléreux et de conditions de travail insupportables,
Attendu que lorsque le salarié prend acte de la rupture en raison de faits qu’il reproche à son employeur, cette rupture produit les effets soit d’un licenciement »…« soit d’une démission »… « qu’au cas d’espèce, la lettre de démission de Mme R. s’analyse en une prise d’acte aux torts exclusifs de l’employeur puisque le harcèlement sexuel a été établi
».

L’article L. 1153-4 du Code du travail disposant que tout acte contraire aux articles L.1153-1 à L.1153-3 (sanctions pour avoir subi, refusé de subir ou dénoncé du harcèlement sexuel) est nul, « en conséquence le Conseil dit que la lettre de démission adressée par Mme R. s’analyse bien en une prise d’acte de la rupture du contrat de travail et produit les effets d’un licenciement nul en raison de l’existence de faits établis de harcèlement sexuel rendant impossible la poursuite du contrat de travail ».
Il condamne à ce titre la société A. à payer 3000? € à titre de dommages intérêts à Mme R.

Mais puisque les décisions ne sont presque jamais entièrement satisfaisantes, le Conseil n’a pas accordé à Mme R. les dommages intérêts qui lui auraient permis d’être indemnisée à la hauteur de ses préjudices.

Si les 3.000? € accordés pour licenciement nul s’expliquent par le fait que Mme R. travaillait à temps partiel, ce qui correspond donc à environ 6 mois de salaires, minimum imposé par le Code du travail, ce qui lui est octroyé pour le préjudice lié au harcèlement sexuel (3.000 €?) est bien en deçà de sa requête, soit 10.000 €?.

Quel message le Conseil envoie-t-il aux employeurs en les condamnant à une somme aussi dérisoire pour l’indemnisation du harcèlement sexuel ?
Le prix à payer est-il ici suffisamment élevé pour que cela ne se reproduise plus ?
L’incitation à mettre en place des politiques de prévention dans les entreprises n’est pas franchement flagrante.

Heureusement, certains conseils de prud’hommes osent condamner plus lourdement les employeurs.

La société A. a fait appel de la décision. Prochain épisode dans au moins deux ans(1).

Laure Ignace

Notes

1. Les délais d’audiencement devant la Cour d’Appel de Paris battent en ce moment tous les records, les audiences étant fixées à compter de juin 2015. Le Syndicat des Avocats de France milite depuis plusieurs mois pour que l’Etat accorde plus de moyens à la justice afin ces délais soient raccourcis.

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