LES VIOLENCES FAITES AUX FEMMES OU LE TONNEAU DES DANAIDES L’AVFT N’OUVRIRA PLUS DE NOUVEAUX DOSSIERS JUSQU’A CE QU’ELLE LE PUISSE A NOUVEAU

Le 7 mars est parue une enquête IFOP/Défenseur des droits consacrée au harcèlement sexuel au travail. Elle révèle que 20% des femmes actives ont été victimes de harcèlement sexuel au cours de leur carrière professionnelle. La dernière tranche d’âge interrogée, les 50-64 ans, disent pour 28% d’entre elles avoir été victimes de ces agissements dans leur vie professionnelle.

C’est donc plus d’un quart des femmes actives françaises, qui, en fin de carrière, a été confronté à cette réalité. Cette proportion est comparable à la proportion de femmes déclarant avoir été victimes de violences au sein de leur couple.

Mais tandis que les victimes de violences conjugales bénéficient d’un réseau d’associations qui, s’il n’est certainement pas encore suffisant, permet toutefois un maillage territorial, l’AVFT est la seule association française spécialisée dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles au travail.

La manière dont l’AVFT a choisi de réaliser son objet social a été maintes fois décrite(1).

Elle conjugue l’intervention aux côtés des victimes, la formation des professionnels, l’analyse (critique) du droit, de la jurisprudence, du système judiciaire, et un retour constant d’expérience et d’analyses vers « le législateur » et les artisan.e.s des politiques publiques de lutte contre les violences faites aux femmes, qui prend la forme, tout au long de l’année, de rendez-vous, de réunions et d’auditions au sein de différentes instances. Cette dernière activité a fortement augmenté au cours des dix dernières années(2).

De même, la volonté grandissante de l’association de faire bénéficier au plus grand nombre sa connaissance de la réalité des procédures, des procès, des décisions rendues s’est traduite par une augmentation conséquente du nombre de publications. Cette exigence a intensifié la charge de travail sur chaque procédure.

A la demande des professionnels concernés, le nombre de formations, de sensibilisations, de participations à des colloques et des conférences a été multiplié. Si cela ne peut qu’être satisfaisant, nous ne voyons pas (encore) les effets tangibles de ce transfert de compétences et de connaissances puisque les femmes victimes saisissent toujours davantage l’AVFT.

Enfin, l’intervention de l’AVFT aux côtés des victimes ne se limite pas à la mise en place d’une écoute, d’une orientation ou de l’information juridique.

Nous intervenons pas à pas aux cotés des victimes :

  • recueil des faits et reconstitution de leur chronologie,
  • rassemblement des éléments de preuve que possède la victime et recherche d’autres éléments (attestations des collègues, certificats médicaux…),
  • mise en contact avec d’autres professionnel.les,
  • recherche d’une prise en charge médico-psychologique adaptée,
  • le cas échéant, co-saisine du Défenseur des Droits,
  • recherche d’avocat.e,
  • constitution le cas échéant du dossier d’aide juridictionnelle,
  • rédaction d’une demande de protection fonctionnelle, d’une lettre à l’employeur, d’une lettre au procureur,
  • correction des lettres rédigées par les victimes elles-mêmes,
  • alerte des institutions représentatives du personnel,
  • recherche d’un conseiller du salarié pour accompagner les victimes à un entretien préalable à une sanction ou un licenciement,
  • recherches juridiques,
  • parfois, rendez-vous avec l’employeur, les élu.es du personnel
  • nombreux mails ou appels téléphoniques pour tenir les victimes informées de l’avancée des démarches,
  • contacts très chronophages avec les journalistes qui s’intéressent aux procédures,
  • alerte des pouvoirs publics sur certains dossiers,
  • interventions volontaires devant le Conseil de prud’hommes,
  • constitutions de partie civile au pénal,
  • rédaction d’un bilan analytique des procédures etc(3).

Une illustration sur un « dossier » est consultable ici.

Nous avons à plusieurs reprises tenté de mettre à disposition des victimes des livrets pour les guider dans leurs démarches, un mode d’emploi pour constituer leurs dossiers, des modèles de lettres à adapter à leur situation particulière…

Rien de tout cela ne fonctionne de manière satisfaisante(4). La masse d’informations à assimiler, la quantité d’obstacles à surmonter, la forte technicité des démarches, le nombre de paramètres à articuler et la dégradation de l’état de santé physique et psychique des victimes ne permet pas à la plupart d’entre elles d’affronter seules les différentes étapes de la dénonciation des violences.

L’AVFT étant de compétence nationale, cette intervention nécessite de nombreux déplacements. Environ un tiers des rendez-vous organisés avec des victimes n’ont pas eu lieu dans les locaux de l’AVFT, mais en dehors de la région parisienne(5).

Cette intervention est lourde, souvent complexe, mais indispensable. C’est à ce prix que les femmes victimes de violences sont en mesure d’exercer leurs droits, dans un système où les institutions de l’Etat faillent à répondre à leur légitime attente de justice, et dans lequel elles sont souvent les seules à se battre pour que le trouble à l’ordre public soit sanctionné.

S’il est certain que le/la bon.ne avocat.e change considérablement la donne dans ce type de procédures, nous n’avons pas le même rôle. Les avocat.es de confiance avec qui nous travaillons – ils et elles se reconnaîtront – et qui ont notablement tranquillisé le parcours des victimes ces dernières années(6), sont à la fois rares et peu favorables à se passer complètement d’une alliance avec l’AVFT dans les procédures relatives à des violences sexuelles en milieu professionnel.

Nous pourrions associer des bénévoles à l’action de l’AVFT, mais force est de constater qu’il est très difficile de transférer suffisamment de compétences(7) à une bénévole présente de manière intermittente pour qu’elle puisse prendre le relais sur l’intervention aux côtés des victimes. Cela aussi, nous l’avons vainement tenté(8).

Salariée ou bénévole, l’équipe de l’AVFT n’a de toute façon pas vocation à grossir outre mesure(9).

Le problème n’est en effet pas que nous ne soyons pas assez nombreuses pour répondre à toutes les sollicitations mais qu’il y a trop d’agresseurs et donc trop de victimes(10) .

Du reste, la taille réduite de l’équipe qui décline au quotidien les missions de l’AVFT, composée de cinq salariées depuis dix ans, fait sa force en ce qu’elle permet en temps réel un partage de réflexion, de valeurs, de pratiques, de connaissance, de savoir-faire, bénéfique à la réalisation de nos objectifs.

Cet équilibre est toutefois affecté par l’intarissable accumulation de nouvelles dénonciations de violences sexuelles par des salarié.es, dans toute la France, DOM-TOM compris, qui saisissent jour après jour l’AVFT.

Cette accumulation retentit aussi sur la santé des salariées de l’association.

Nous ne transigerons pas sur la qualité de notre travail au profit de la valorisation d’un « flux de victimes » auxquelles nous n’apporterions aucun soutien objectivable et mesurable.

C’est la raison pour laquelle nous n’ouvrirons plus de nouveaux dossiers jusqu’à ce qu’il soit matériellement possible de le faire à nouveau. L’accueil téléphonique sera fermé pendant trois semaines à compter du 24 mars, afin de résorber des urgences sur les dossiers déjà ouverts.
Une telle décision n’a pas été facile à prendre car nous savons qu’elle aura un impact sur les victimes auprès desquelles nous ne pourront pas intervenir de manière aussi approfondie que nous le souhaiterions.

La semaine dernière, nous en avons fait part pour la première fois à une victime qui nous saisissait, sur les recommandations de ses médecins. Tout en se montrant compréhensive, elle s’est dite « désespérée », l’AVFT représentant pour elle « sa dernière bouée de sauvetage ».

La responsabilité de cette réalité est à rechercher du côté de l’Etat, des entreprises et administrations, et des hommes.

Sophie Péchaud
Présidente


PS :

Réactions…

Je suis vraiment désolée que vous ne puissiez plus prendre de nouveaux dossiers, ça a du être très dur de vous y résoudre. Bon courage !!! JL

***

Bonjour à toutes,

simple lectrice de vos publications et citoyenne, je comprends votre décision même si elle fut fort difficile à prendre et vous renouvelle mon admiration. Comme vous le dites bien, il ne s’agit pas d’une simple cellule d’écoute mais d’un accompagnement pas à pas des victimes, avec une énorme technicité mise en oeuvre et un immense engagement.

Merci de nous représenter si dignement.

Bien amicalement,
BP

***

Je vous félicite pour cette décision, rationnelle et courageuse.

Nous, les féministes, ne sommes pas là pour gérer toute la misère mais pour mettre en place une stratégie qui s’attaque à travers une dénonciation et une méthodologie, aux origines de cette misère, en l’occurrence ces violences.

Amitiés

Annie Sugier

***

Bonjour,
Etant bien placée pour savoir et avoir testé tout comme vous toutes les options possibles pour répondre au mieux, avec des financements en baisse constante, je sais à quel point c’est douloureux de devoir ralentir les activité et/ou de devoir privilégier telle ou telle partie de notre activité…
Bon courage,

Isabelle Gillette-Faye, sociologue, directrice exécutive
Fédération Nationale GAMS

***

Bonjour,

Je suis désolée d’apprendre cette triste nouvelle.

J’imagine combien cette décision a du être dure à prendre.

J’espère sincèrement que vous pourrez reprendre l’ensemble de vos activités très prochainement mais dans d’autres conditions de travail.

Car votre accompagnement et votre travail sont une aide précieuse pour toutes les personnes qui ont été victimes dans le cadre de leur travail.

D’autant que rares sont les lieux à prendre en compte et à accompagner les individus victimes notamment de harcèlement.

Mais comment continuer à s’investir comme vous le faites face au nombre croissant de victime… ?

Je ne peux que comprendre votre décision.

En vous souhaitant tout le meilleur pour la suite ainsi qu’à l’ensemble de l’équipe.

Respectueusement.

Manon Sargis
Psychologue clinicienne

***

Quelle désolation que votre lettre. Elle marque l’impuissance, la saturation et bientôt le burn-out qui vous guette.

Autant de preuves du succès de vos travaux et des apports que vous représentez pour toutes ces femmes qui font appel à vous.

Si vous pouviez renoncer définitivement, cela arrangerait pas mal de monde, aussi bien côté justice, qu’administrations, entreprises publiques et autres petits chefs syndicalistes, de Pme-Pmi, voire d’associations.

Mes pensées accompagnent vos efforts et votre lutte.
Bien à vous,
Marie-Hélène Saugeron


Notes

1. Notamment in 20 ans de lutte contre les violences sexistes et sexuelles au travail, AVFT, 2006.

2. Ceci saute aux yeux à la lecture de nos rapports annuels.

3. L’AVFT est également présente tous les lundis matins aux urgences médico-judiciaires de l’Hôtel-Dieu, à Paris.

4. Pour seul exemple, parmi de nombreux autres : lorsque nous avons conseillé une victime qui souhaite porter plainte et qu’après sa plainte, rien ne se passe, ce qui est d’une affligeante banalité, seule une tierce intervention peut y remédier : appels téléphoniques (obstinés !) au commissariat de police, lettre d’interpellation au procureur de la République…

5. S’additionne donc au temps de rendez-vous proprement dit le temps de déplacement.

6. Du fait de leur engagement, leur compétence, la clarté et la prévisibilité de leurs honoraires.

7. Au sens large : juridiques, stratégiques, relevant de la culture féministe…

8. Mais nous ne jetons pas complètement l’éponge. Merci à celles qui ne se découragent pas.

9. Si ce n’est au moins pour décharger l’équipe actuelle des tâches administratives, qui empiètent considérablement sur le c?oeur de nos missions.

10. Ce qui ne signifie évidemment pas que nous nous contenterions de « peu de victimes ». L’objectif n’est pas qu’il y en ait moins mais qu’il n’y en ait plus.

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