Le 9 octobre 2014, la Cour d’appel de Versailles a entièrement réformé un jugement du conseil de prud’hommes de Nanterre qui reconnaissait le harcèlement sexuel subi par Mme R., serveuse d’un bar.

Mme R. a été victime en 2006 de harcèlement sexuel et d’agressions sexuelles par le gérant du café-restaurant de Colombes où elle travaillait à temps partiel.

Elle dénonce des agressions sexuelles à partir du printemps 2006 s’apparentant à des tentatives de viol lorsque le barman s’absente ou descend à la cave. En effet, le gérant qui mesure 20cms de plus qu’elle et 100kgs, la coince dans un coin de la salle et procède à des attouchements sur ses seins, sur ses fesses et son sexe.

Le temps avançant, ces agressions sont de plus en plus violentes : à partir de juin il passe ses mains sous ses vêtements et dans sa culotte. Il tente également de l’embrasser de force à plusieurs reprises, en lui disant « J’ai envie de te baiser » ou « j’ai envie de toi ».

Fréquemment, il procède à des attouchements sexuels en présence des clients, derrière le bar.

Il lui demande à plusieurs reprises d’avoir des relations sexuelles avec lui, d’aller chez elle ou au parc. Il lui tient aussi des propos sur son physique, souvent devant les clients : « Elle est belle, hein ? Elle va devenir ma femme » ou « T’es bonne ».

A partir de fin juin, s’ensuit une période de relative tranquillité. Le gérant part en vacances, puis c’est au tour de Mme R.

En septembre et en octobre, le comportement du gérant est un peu tempéré par les interventions répétées d’un employé et d’un client. Ils lui demandent de la laisser tranquille. Il essaie malgré tout, et parvient parfois à procéder à des attouchements sur Mme R.

Les périodes de violences et de relative accalmie se succèdent à partir du mois de novembre.

Arrêtée le 01 janvier 2007 par son médecin traitant, elle a finalement pris acte de la rupture de son contrat de travail fin janvier 2007 et a saisi le conseil de prud’homme de Nanterre d’une demande de requalification de sa prise d’acte en licenciement nul ainsi que la reconnaissance du harcèlement sexuel.

Le 11 décembre 2012, le conseil de prud’hommes avait fait droit à l’intégralité des demandes de Mme R. prononçant la nullité du licenciement et reconnaissant le harcèlement sexuel dont elle a été victime. Elle n’obtenait en revanche en réparation de son préjudice que 3000? de dommages intérêts, ce qui est très faible.

L’AVFT, intervenante volontaire, était déboutée de sa demande de dommages-intérêts.

Lorsque l’employeur a interjeté appel, Mme R. et l’AVFT ont donc formé appel incident. L’audience devant la Cour d’appel de Versailles a eu lieu le 30 juin 2014, dans de bonnes conditions.

Le délibéré qui est tombé le 09 octobre nous a laissées sans voix, un tel revirement paraissant inconcevable. En effet, c’est en général l’inverse qui se produit en matière de harcèlement sexuel : les victimes sont déboutées par le conseil de prud’hommes mais gagnent beaucoup plus facilement devant la Cour d’appel qui connaît bien les règles de droit applicables et analyse plus intensément le dossier.

En effet, la Cour d’appel a bien étudié le dossier pour relever méticuleusement les « contradictions » :
« S’il est vrai qu’aucun effet n’est attaché à la décision de classement sans suite d’une plainte, il ne peut qu’être constaté à propos des témoignages fournis par Mme R., que les attestations de M. P et de M. R. qui déclarent avoir été témoins de certains faits dénoncés par la salariée ne permettent pas de corroborer les déclarations de Mme R. car ils sont en contradiction avec les déclarations faites par cette dernière lors de son dépôt de plainte quant à la date des faits qu’elle a précisément situés en mai 2006 et novembre 2006, la salariée indiquant expressément – sans qu’il puisse être tenu compte des allégations de l’AVFT qui dans ses écritures évoque également des faits du mois de juin – que de juin à octobre son employeur l’avait « laissée tranquille », cette période correspondant notamment aux vacances durant lesquelles le gérant de la société puis la salariée s’étaient absentés du restaurant ; or les deux témoins situent les faits auxquels ils ont assisté précisément pendant cette période ; étant rappelé en outre que lors de la confrontation avec son employeur, Mme R. indiquait qu’il n’y avait eu aucun témoin direct et que M. P. a indiqué aux services de police qu’il ne souhaitait pas être entendu dans cette affaire et qu’il n’avait « jamais été témoin direct des faits » ; ces témoignages ne peuvent être retenus par la cour. »

Elle considère alors qu’elle ne dispose que des seules déclarations de la salariée et du certificat médical de son médecin traitant, ce qui ne peut « suffire à établir des faits répétés laissant présumer un harcèlement sexuel ».

Ce faisant, la prise d’acte par la salariée de la rupture de son contrat de travail aux torts de l’employeur, qui avait été requalifiée en licenciement nul par le Conseil de prud’hommes, doit s’analyser comme une démission car les « manquements allégués à l’encontre de l’employeur ne sont pas établis », en l’absence de faits laissant présumer le harcèlement sexuel.

Au contraire, le conseil de prud’hommes de Nanterre avait lui décidé : « le récit de Mme R. est détaillé et circonstancié. Il est étayé par des témoignages directs et indirects ; par les conséquences établies sur sa santé (…) ; par la constance de ses démarches tant auprès de la CGT, de l’association AVFT, de l’inspection du travail, du procureur de la république ; par les conséquences sur sa vie professionnelle alors que n’ayant aucun intérêt à perdre son travail, elle a été contrainte de mettre fin à son contrat de travail tant la situation était insupportable. (…)
Attendu que l’ensemble des éléments dont dispose le Conseil constitue indéniablement une forte présomption d’existence du harcèlement sexuel
».

En clair, Mme R. est sanctionnée pour son absence de constance et de cohérence dans les dates entre son dépôt de plainte et la chronologie réelle qu’elle a pu livrer aux juges, une fois éloignée des violences.

En effet, Mme R. dépose plainte fin janvier 2007 alors qu’elle est en arrêt maladie depuis trois semaines, ce qui lui a permis de s’extraire des violences sexuelles. Elle est alors dans une grande confusion comme la majorité des victimes de violences sexuelles qui sont atteintes de troubles de la mémoire en raison justement de la violence des actes dont elles ont été victimes et que le cerveau ne veut pas imprimer et parfois des effets des antidépresseurs, anxiolytiques et somnifères qui leur sont prescrits.

Au moment du dépôt de plainte, aucun professionnel ne l’a aidée à faire préalablement un travail de reconstruction chronologique des faits dénoncés ni à vérifier que ce qu’elle déclare est compatible avec les congés pris par le gérant et elle durant l’été 2006 : il est évident qu’ils n’ont pas pris chacun deux mois et demi de vacances, et qu’ils se sont forcément croisés entre juin et octobre, contrairement à ce que dit le jugement.

Elle n’a par ailleurs à ce moment-là absolument aucun souvenir de la présence de clients lors de certaines agressions et manifestations de harcèlement sexuel.

Ce n’est qu’avec le travail de l’AVFT qui se fera plusieurs mois après, qu’une chronologie plus précise des faits dénoncés est établie avec Mme R.

Incapable de faire les démarches de constitution de son dossier, seule, c’est l’AVFT qui l’encourage à retrouver des clients avec qui elle s’entendait bien pour leur demander s’ils n’avaient pas été, par hasard, témoins des agissements du gérant.

Elle a ainsi retrouvé deux clients, témoins : l’un situe une agression sexuelle qu’il a constatée début octobre 2006 ; l’autre ne donne pas de date précise mais dit qu’il a été témoin d’agressions sexuelles alors qu’il était sur un chantier à côté du bar en juin, juillet et septembre 2006.

Finalement leurs déclarations sont bien compatibles avec les déclarations de Mme R. ultérieurement au dépôt de plainte si on prend en considération l’existence d’un stress post-traumatique troublant ses souvenirs des violences lors de son dépôt de plainte. En effet, elle vient déposer plainte pour les agressions sexuelles proches des tentatives de viol qui ont bien eu lieu en mai puis en novembre, parce qu’il s?agit des plus graves pour elle, aussi des plus traumatisantes.

Mais en juin, septembre et octobre 2006, il l’agressait et la harcelait également, certes moins, en raison de l’intervention d’un autre salarié. Elle n’a jamais été interrogée dans le cadre de l’enquête sur ce décalage entre ses déclarations et les témoignages des deux témoins directs. Elle aurait alors pu expliquer qu’elle avait depuis son dépôt de plainte fait un travail de reconstruction chronologique des violences sexuelles, avec l’AVFT et opéré une hiérarchie entre violences « moins graves » et violences « plus graves », de sorte qu’elle ne s’est sentie légitime qu’à dénoncer les secondes.

Les deux témoins ont donc bien vu des tentatives d’agression sexuelle « aboutie » de l’agresseur pour l’un en juin, pour l’autre en octobre. Les agressions sexuelles dont ils ont été témoins étaient le quotidien de Mme R. alors que les faits pour lesquels elle a déposé plainte étaient les plus graves.

Cette décision est en profond décalage avec les conditions plutôt idéales dans lesquelles s’est déroulée l’audience, présidée par une magistrate, juge unique. Le peu d’affaires prévues au rôle, a permis à toutes les parties d’avoir le temps de plaider.

Alors que le gérant de l’entreprise ne s’était jamais présenté aux audiences précédentes, il a fait son apparition devant la Cour, provoquant le désarroi de Mme R. qui ne l’avait pas vu depuis 7 ans.

L’intervention de l’AVFT, représentée par Laure Ignace a semblé capté l’attention de la présidente, qui nous a écouté avec beaucoup d’intérêt.

A la fin, la juge a donné la parole au gérant, qui est parvenu très difficilement à s’exprimer : « je sais que j’ai rien fait, je n’ai que ça à dire ». La présidente : « Pourquoi elle fait ça alors ? » Il répond : « pour l’argent ». Le « refrain » de la femme vénale ne parait pas prendre du côté de la magistrate, ce qui nous rassure.

Elle a également interrogé Mme R. sur quelques points et notamment sur l’état dans lequel elle a déposé plainte. Elle répond : « A ce moment là, j’étais agressive, pas bien, perdue ».

Ceci nous rappelle qu’il faut toujours se méfier des impressions d’audience…

Les magistrat.es n’ont finalement pas fait l’effort de comprendre la réalité des violences. Si ils-elles doivent en effet recouper les éléments qui leur sont présentés, ils et elles devraient en revanche, pour apprécier le dossier, prendre en compte les effets que produisent sur la mémoire les violences sexuelles, l’état de stress dans lequel les victimes sont plongées au moment de leur dépôt de plainte, et les conséquences, sur les plaintes des victimes, de la banalisation et la minimisation des violences sexuelles.

Par ailleurs, il ne nous semble pas acceptable qu’une variation de date puisse avoir plus d’importance que le fait qu’un ou plusieurs témoignages corroborent les agressions dénoncées par une victime.

A défaut, le « système agresseur » peut continuer à fonctionner parfaitement : les femmes sont victimes de violences, ces violences entraînent une altération de la mémoire, et cette altération de la mémoire garantit l’impunité des agresseurs.

Laure Ignace,
Juriste, chargée de mission.

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