Lettre au parquet de Nanterre

L’AVFT écrit des lettres, beaucoup de lettres : à des employeurs, des ministres, des élu.es, des associations, des personnes, des procureur.es, des juges d’instruction…
Nous en ferons peut-être un livre, un jour.

En attendant, nous en publions quelques-unes, avec l’accord des victimes, qui sont exemplaires du traitement judiciaire des violences sexuelles dont les femmes sont victimes.

***

Madame la procureure de la République
Tribunal de Grande Instance de Nanterre
6 rue Pablo Neruda
92000 Nanterre

Paris, le 1er octobre 2015

Madame la procureure de la République,

Le 4 mars 2010, Mme B., agente d’entretien, portait plainte au commissariat d’Asnières pour harcèlement sexuel et agressions sexuelles contre J. M., son employeur.

Les violences dénoncées par Mme B. étaient particulièrement graves : son employeur avait notamment exigé d’elle qu’elle pratique une fellation sur lui, tout en tentant de lui faire croire que son titre de séjour ne serait pas renouvelé sans son intervention. Mme B. était parvenue à se soustraire à cette tentative de viol. Elle lui reprochait également de multiples attouchements sexuels sur son lieu de travail, alors qu’elle était d’autant plus dépendante à son CDI qu’elle était mère célibataire, en attente de renouvellement d’un titre de séjour et qu’elle recherchait un appartement pour s’extraire d’un logement dans lequel sa très jeune fille s’intoxiquait au plomb et présentait les premiers symptômes du saturnisme.

Plus de deux ans plus tard, Mme B. n’avait reçu aucune nouvelle de sa plainte et, à sa connaissance, aucun des témoins permettant de corroborer sa parole n’avait été interrogé par les services de police. Nous avons donc recueilli nous-mêmes plusieurs témoignages, avec la plus grande facilité, alors que nous ne disposons pas des pouvoirs de la police. Fortes de ces éléments, nous avons écrit au parquet de Nanterre le 7 novembre 2012. Etaient jointes à cette lettre six pièces qui confortaient de manière très convaincante la plainte de Mme B., et notamment une attestation d’un témoin direct d’une des agressions sexuelles dont elle avait été victime (cf. lettre du 7/11/12 jointe). Nous transmettions également l’attestation d’un témoin direct des man?uvres du supérieur hiérarchique de Mme B. visant à ce qu’elle retire sa plainte en échange d’une somme d’argent très importante pour elle, qu’elle a refusée.

Pour toute réponse, nous avons reçu une lettre du parquet (Cf. lettre du 21/11/12 jointe) nous informant du classement sans suite de la plainte de Mme B. un an plus tôt, le 21 octobre 2011, réponse par ailleurs parfaitement silencieuse sur les éléments de preuve qui nous avions pris le soin de transmettre. Postérieurement à notre lettre, nous avions d’ailleurs recueilli un autre témoignage d’un salarié ayant été directement témoin des attouchements sexuels de J.M. sur Mme B..

Le mépris pour le courage de Mme B., mais aussi le désintérêt pour le travail de l’AVFT ne pouvait être plus clairement affiché.

Le 10 décembre 2012, nous adressions donc une nouvelle lettre au parquet de Nanterre, relevant d’une part que Mme B. n’avait pas été avisée du classement sans suite de sa plainte, nous étonnant d’autre part que les éléments de preuve transmis n’aient produit aucun effet (cf. lettre jointe).

Cette lettre est restée sans réponse.

Cette fin de non-recevoir est une bonne illustration du traitement judiciaire des violences sexuelles commises à l’encontre des femmes : il faut souvent rechercher ailleurs que dans les sempiternels « il n’y a pas de preuves », « il n’y a pas de témoin », « c’est parole contre parole », les raisons de l’abandon des victimes par la « justice ».

Ces « explications » permettent en effet d’éclipser les fondements patriarcaux des politiques pénales.

Il ne faut en revanche pas chercher plus loin la raison du renoncement massif des femmes victimes de violences à saisir la « justice », en dépit des nombreux messages gouvernementaux les enjoignant à « sortir du silence » et à porter plainte : elles ont une conscience aiguë du caractère paradoxal de cette injonction, puisqu’elles ne peuvent faire confiance en l’Etat. Notre expérience nous enseigne qu’il est difficile de leur donner tort.

Les représentant.es de l’institution judiciaire nous font généralement observer que « les Cours d’assises ne jugent presque que des viols », que « les violences faites aux femmes occupent déjà beaucoup les tribunaux correctionnels ». Si cela n’est pas faux, rien ne justifie que nombre d’hommes violents ne soient jamais jugés et que justice ne soit jamais rendue à toutes les autres femmes victimes de violences, c’est-à-dire la quasi-totalité. La dette de l’Etat à leur égard est immense.

Autre conséquence : cette impunité de fait, cette impunité historique, alimente un sentiment d’impunité, lui même moteur de la commission de nouvelles violences.

Le 27 janvier 2015, une autre femme, Mme O. a contacté l’accueil téléphonique de l’AVFT. Secrétaire comptable en intérim, elle dénonçait le harcèlement sexuel, les agressions sexuelles et le viol commis à son encontre par le gérant de l’entreprise dans laquelle elle était « mise à disposition » : J. M..

Elle ne connaissait pas Mme B., qui avait quitté l’entreprise quelques années auparavant.

Mme O. a porté plainte. Une information judiciaire vient d’être ouverte dans un autre TGI. Elle avait avant cela affronté les sarcasmes et la mise en accusation de l’agent de police ayant recueilli sa plainte : « Ah ! Ça me rappelle DSK ! » (en riant). « Mais pourquoi vous ne lui avez pas mis votre poing dans la gueule ?! ». « Moi aussi ça m’arrive (en mimant le fait de mettre une main aux fesses), mais c’est pour rire ! ». Sur la demande de la plaignante, une enquêtrice, cette fois à l’écoute et professionnelle, a pris le relais. Mme O. a également été convoquée pour un examen médical, qui était en réalité, sans qu’elle n’ait été prévenue, un examen gynécologique. Elle a expressément demandé à ce qu’il soit réalisé par une femme, ce qui lui a été refusé. Il est en outre permis de se demander quel est l’intérêt de cet examen, alors qu’elle a porté plainte pour un viol commis par pénétration digitale qui n’a pas occasionné de blessures. Il a eu pour effet de réactiver son traumatisme et de l’humilier encore davantage.

S’il est impossible d’affirmer que la sanction pénale(1) permet systématiquement d’éviter la récidive, il est en revanche certain que son absence encourage la réitération.

La responsabilité du parquet de Nanterre à l’égard de Mmes B. et O. est donc particulièrement lourde. Comme elle l’est potentiellement vis-à-vis des dizaines de salariées – des « femmes de ménage » aux statuts social, économique et administratif souvent précaires – de J. M..

Cinq ans après les agressions sexuelles dont elle a été victime, Mme B. est chroniquement malade. Sa santé est sévèrement, et durablement altérée. Les violences qu’elle avait dénoncées et que votre parquet n’avait pas jugé opportun de poursuivre semblent prescrites.

Mme O. n’est, elle, qu’au début de son parcours judiciaire. Elle est pourtant déjà prévenue : « Pour vous ce sera sûrement le tribunal correctionnel » (les policiers après la confrontation). « De toute façon la correctionnalisation c’est beaucoup mieux pour vous » (l’avocate commise d’office qui l’a assistée pour la confrontation).

Elle sait donc déjà que sous couvert de lui faciliter l’accès à la justice, tout le monde concoure à ce qu’une remise soit offerte à J. M. : on ne comptera pas la pénétration sexuelle.

Le constat que nous faisons par la présente n’est pas propre au parquet de Nanterre, même s’il est vrai que ces dernières années, nous avons été particulièrement confrontées à des dénis de justice de femmes ayant porté plainte pour des infractions qui relèvent de la compétence territoriale du TGI de Nanterre. L’AVFT a activement participé à la sous-commission départementale de lutte contre les violences sexistes et sexuelles au travail des Hauts-de-Seine, avant qu’elle ne cesse de se réunir. Les « méthodes » de traitement des plaintes pour harcèlement sexuel, telles qu’énoncées par les policiers – supposés être les plus spécialisés et les mieux formés – étaient proprement scandaleuses. Ils défendaient l’idée qu’il fallait avoir « une suspicion systématique de mensonge » à propos des plaintes pour harcèlement sexuel, suspicion selon notre expérience incompatible avec la « manifestation de la vérité ». Au contraire, quand ils adoptent le point de vue des mis en cause, les policiers brusquent les plaignantes et les réduisent (à nouveau) au silence.

Les représentant.es du parquet n’étaient pas en reste, qui précisaient ne pas poursuivre par principe lorsque la plaignante avait également saisi le Conseil de prud’hommes, notamment afin d’éviter une prétendue « instrumentalisation » de la justice pénale dans le cadre d’une « négociation avec l’employeur ». Ainsi étaient justifiés des dénis de droit et l’absence de sanction du trouble à l’ordre public.

Nombre de femmes ne peuvent donc pas faire valoir des droits, dont, de fait, elles ne disposent de toute façon pas, quoi qu’en en dise.

Nous tenions à vous en faire part.

Nous vous prions d’agréer, Madame la procureure de la République, l’expression de nos salutations distinguées,

Marilyn Baldeck
Déléguée générale

Notes

1. Il faudrait aussi répondre à la question : Quelle sanction ? Quel quantum et quelles conditions d’exécution des peines ?

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