Lettre ouverte au parquet de Nanterre : Signalement de crimes de viols commis par plusieurs hommes sur Mme B.

Tribunal de Grande Instance de Nanterre
Mme la procureure de la République
179-191 avenue Joliot Curie
92020 NANTERRE CEDEX

Paris, le 01 mars 2016,

Lettre ouverte

Objet : Signalement de crimes de viols commis par plusieurs supérieurs hiérarchiques et un bailleur sur Mme B.
PJ : Plainte simple de Mme B.

Madame la procureure de la République,

Extraits (pour la lire entièrement, cliquez ici) :

(…)

Le 23 septembre 2015, nous avons réceptionné le 1er appel de Mme B. sur le numéro d’accueil de l’association. Manifestement dans une très grande souffrance, en pleurs, elle relatait alors avec difficultés avoir été victime de nombreux viols au cours de son parcours professionnel en France et ce commis par cinq supérieurs hiérarchiques de différentes entreprises de nettoyage, d’un client et d’un ancien bailleur.

Elle précisait d’emblée qu’elle n’avait pas le choix que de subir ces actes sexuels car elle devait « conserver ses emplois », qu’ils exigeaient qu’elle « couche » pour signer ses contrats de travail ou les conserver.

Elle nous expliquait avoir toujours été extrêmement précaire et avoir élevé seule son fils, engendrant une dépendance économique totale à l’emploi.

Elle indiquait être devenue alcoolique en raison des violences sexuelles et en ce moment en thérapie pour arrêter de boire grâce à l’aide de professionnels de santé, ceux-là même qui l’ont orientée vers l’AVFT.

(…)

Éprise de justice après tant d’années de silence, d’alcoolisme, de souffrance, d’agressions, Mme B. veut croire que la justice française l’entendra, convoquera l’ensemble de ces hommes afin qu’ils s’expliquent sur les actes sexuels qu’ils lui ont imposé.

Afin que les attentes de Mme B. ne soient pas déçues, il est nécessaire que les services d’enquête se départissent d’un certain nombre d’idées reçues sur le viol.

Il faudra notamment qu’ils n’interprètent pas sa confusion comme une absence de crédibilité et qu’ils lui fassent crédit de sa bonne foi.

Il faudra également qu’ils intègrent dans leur analyse :

  • la compréhension de l’emprise ;
  • de la contrainte économique qui pèse sur les femmes et qui doit être considérée comme un élément constitutif du crime de viol ;
  • de la littérature scientifique sérieuse analysant les conséquences d’un syndrome de stress post-traumatique intense, anesthésiant les femmes lors des viols, les accoutumant aux violences sexuelles, entraînant des addictions (en l’occurrence l’alcool) afin de se dissocier et donc de survivre et empêchant finalement les femmes d’opposer toute résistance physique aux viols.
  • de la technique de preuve du faisceau d’indices graves et concordants qui n’exige pas de rapporter de preuve matérielle des violences à caractère sexuel ou de témoignage direct.

(…)

La répétition des viols sur une grande période ne les annule pas

Les femmes qui nous saisissent pour des viols subis sur leur lieu de travail, nous font la plupart du temps part de violences sexuelles commises par leur supérieur hiérarchique ou directement l’employeur, qui ont profité de la contrainte économique qui pèse sur elle, des failles de leur passé (souvent la connaissance qu’ils avaient d’un passé de violences, notamment sexuelles), de leur vulnérabilité sociale ou affective, de la terreur qu’ils leur inspiraient, finalement d’une emprise exercée sur elles.

Pour ces raisons, les hommes qu’elles mettent en cause ont pu leur imposer de nombreux actes sexuels, parfois sur de très longues périodes, sans qu’elles n’aient pu y mettre un terme et les dénoncer. Sans compter sur tout ce qui entrave par ailleurs, pour certaines d’entre elles, toute velléité de dénonciation (difficultés liées à la langue, absence d’accès aux services publics en général, discriminations supplémentaires liées à la précarité économique et/ou à l’origine…)

La longueur des violences sexuelles qu’elles endurent, en même temps qu’elles sont contraintes de continuer à travailler et rester courtoises avec celui qui ne respecte pas leur intégrité physique et leur volonté, suscite bien souvent au moins la perplexité des acteurs de la chaîne pénale sinon leur incrédulité.

Or de notre point de vue, on ne peut déduire de la répétition de ces pénétrations sexuelles dans le temps le consentement ou l’absence de crédibilité des plaignantes.

(…)

La répétition des viols ne les annule pas. Au contraire, elle augmente les atteintes à la dignité, l’humiliation, la honte, l’enfermement des victimes dans le silence. Elle accélère considérablement la dégradation de l’état de santé et par conséquent, la capacité de les dénoncer : les victimes sont prises dans un cercle vicieux.

(…)

Sur un plan juridique, nous savons et comme déjà évoqué, ce qui va rendre difficile la caractérisation des viols que Mme B. dénonce : la caractérisation de la contrainte économique et sa « résistance ».

Il faut intégrer la question du consentement des femmes dans la définition du viol

La définition du viol actuelle dispose que constitue un viol : « Toute pénétration sexuelle commise sur la personne d’autrui avec violence, contrainte, menace ou surprise ».

Ainsi, et comme vous le savez déjà, la définition du viol fait fi de la question du consentement puisqu’il fait dépendre l’absence de consentement des femmes aux pénétrations sexuelles, des moyens utilisés par l’agresseur pour les leur imposer.

(…)

Or pour les viols commis par des supérieurs hiérarchiques ou des employeurs directement (statut qui constitue une circonstance aggravante !) qui profitent « simplement » de l’existence même du contrat de travail pour pénétrer leurs subordonnées ; et pour les viols commis par des hommes profitant d’états dissociatifs notoires entravant toute « résistance » physique, il est souvent difficile pour les magistrats de caractériser la contrainte.

Un instrument juridique important doit recevoir application dans les procédures judiciaires en matière de violences sexuelles car il permet d’interpréter les éléments constitutifs actuels du viol.

La Convention d’Istanbul, ratifiée par la France en juillet 2014 est officiellement entrée en vigueur depuis le 1 novembre 2014.

Concernant le viol, l’article 36 de la Convention dispose : (…)2. Le consentement doit être donné volontairement comme résultat de la volonté libre de la personne considérée dans le contexte des circonstances environnantes. »

Le rapport explicatif à la Convention, qui y est annexé, est très instructif sur ce qui est attendu des États :

« 191. Dans le cadre de l’examen des éléments constitutifs des infractions, les Parties devraient prendre en compte la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. En ce sens, les rédacteurs ont souhaité rappeler le jugement M.C. c. Bulgarie du 4 décembre 2003, dans lequel la Cour s’est déclarée « convaincue que toute approche rigide de la répression des infractions à caractère sexuel, qui consisterait par exemple à exiger dans tous les cas la preuve qu’il y a eu résistance physique, risque d’aboutir à l’impunité des auteurs de certains types de viol et par conséquent de compromettre la protection effective de l’autonomie sexuelle de l’individu. Conformément aux normes et aux tendances contemporaines en la matière, il y a lieu de considérer que les obligations positives qui pèsent sur les États membres en vertu des articles 3 et 8 de la convention commandent la criminalisation et la répression effective de tout acte sexuel non consensuel, y compris lorsque la victime n’a pas opposé de résistance physique. »

La Cour a également noté que « (…) dans un certain nombre de pays la répression des actes sexuels non consensuels, quelles qu’en soient les circonstances, est rendue possible en pratique par l’interprétation des termes pertinents de la loi (« contrainte » …)

La contrainte doit ainsi être interprétée à la lumière des éléments suivants, contenus également dans le rapport explicatif à la Convention d’Istanbul :

« 192. Les poursuites engagées en cas de commission de cette infraction exigent une évaluation contextuelle des preuves afin de déterminer, au cas par cas, si la victime a consenti à l’acte sexuel accompli. Une telle évaluation doit tenir compte de toute la série de réactions comportementales à la violence sexuelle et au viol que la victime peut adopter et ne doit pas se fonder sur des hypothèses relatives au comportement typique en pareil cas
(…)
193. Dans la mise en ?uvre de cette disposition, les parties à la convention sont tenues d’adopter une législation pénale intégrant la notion d’absence de libre consentement aux différents actes sexuels (…)le consentement doit être donné volontairement, comme résultat de la libre volonté de la personne, évaluée dans le contexte des circonstances pertinentes. »

(…)

En l’espèce, à aucun moment Mme B. n’a pu exprimer positivement un « consentement » aux pénétrations sexuelles puisque cette alternative ne lui a jamais été permise par aucun des hommes qu’elle met en cause. La volonté libre et éclairée de Mme B. était assurément, notamment au regard des circonstances qu’elle décrit dans sa plainte, de ne pas subir ces actes.

Les viols commis dans un contexte d’autorité, sans l’exercice d’une contrainte physique, de violences ou de menaces, sont les plus fréquents. Les comprendre et les poursuivre constitue donc un enjeu majeur des politiques publiques et pénales.

(…)

Laure Ignace,
Juriste responsable du dossier.

Lettre ouverte au parquet de Nanterre

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