Lettre de fin de mandat de présidente de Sophie Péchaud

L’assemblée générale ordinaire de l’AVFT s’est réunie le 17 juin dernier, date à laquelle expirait mon mandat de présidente. J’ai le plaisir de vous annoncer que Joanna Kocimska a été élue au poste de présidente et Caroline Morio au poste de vice-présidente. Leurs qualités humaines et leur engagement féministe contribueront au prolongement des actions et des valeurs défendues par l’association, dans l’intérêt des victimes de violences sexuelles au travail.

Cette assemblée générale fût à l’image de ce que j’ai expérimenté à l’association ces neuf dernières années : chaleureuse et rigoureuse, technique et accessible, épuisante et galvanisante.

La présence en nombre des femmes auprès de qui nous intervenons, mais aussi de militantes engagées à nos côtés, l’un n’excluant pas l’autre, nous a particulièrement gratifiées. Que leur courage, leur solidarité, leur générosité, leur conscience politique, leur humour – l’une d’elle se reconnaîtra particulièrement ! – soit ici souligné.

Après neuf années extraordinaires passées au sein de l’AVFT en tant que bénévole et présidente de l’association, un nouveau projet professionnel va mobiliser mon temps libre. J’ai donc décidé, non sans émotion, de ne pas me représenter. Je resterai toutefois proche de l’AVFT pour qui je ne cesserai de militer !

Il est impossible de rendre compte de manière exhaustive des neuf années passées au sein de l’association, de même qu’il est certain que cette expérience continuera d’infuser en moi pendant longtemps.

Je tiens particulièrement à remercier l’AVFT en tant que structure féministe. Depuis sa création il y a 31 ans, l’association a toujours mis en cohérence sa manière de travailler et son engagement envers les femmes. Cette ligne de conduite perdure grâce aux femmes qui « font » l’AVFT tous les jours : salariées, membre du Conseil d’administration, bénévoles, stagiaires, avocates militantes à nos cotés et bien entendu les femmes qui nous saisissent. Je tiens notamment à remercier Marilyn Baldeck pour sa confiance, sa clairvoyance, son énergie et sa constante sollicitude.

De cette recherche de cohérence féministe, découle la volonté d’ouvrir la connaissance et la pratique du droit à toutes. Et potentiellement à celles qui, comme moi, n’avaient aucune connaissance en la matière.

Il s’agit là d’une très grande force politique, profondément féministe, permettant qu’aucun domaine ne soit interdit aux femmes, et par extension, réservé à un clan d’expert.e.s. Faire l’expérience de cette confiance fut inédite, totalement libératrice et épanouissante. La somme de ces bénéfices a largement compensé les nombreux moments de doute, d’inconfort et parfois de découragement, liés à la montagne d’informations à appréhender. Merci donc à l’AVFT pour ce grand saut dans le monde ouvert, qui permet de comprendre que tous les verrous méthodiquement posés par les hommes sur notre horizon peuvent et doivent sauter. Comprendre que rien ne doit nous être interdit et que surtout, ce qui nous est interdit est non seulement atteignable mais grandement dépassable. Ce que les hommes ont créé n’est que le dixième de ce que nous pouvons faire en 1 000 fois mieux ! Regardons autour de nous, quelle « crise sociale », économique, politique, climatique, quelle guerre, peuvent-être attribuées aux femmes(1)? Dans ce cas, pourquoi demander l’égalité femmes/hommes ? Nous voulons bien mieux !

Je tiens encore à remercier l’AVFT qui m’a fait aimer le droit. Poussiéreux, archaïque, rétrograde, épidermique, c’est comme cela que je l’envisageais. C’est juste que j’étais toujours restée du coté « obscur ». Dans la caverne des « hommes de lois ». Ceux qui les écrivent pour ceux qui les appliquent dans l’intérêt de leurs clients : eux-mêmes. Ouvrir le chapitre relatif aux violences sexuelles dans le Code pénal, c’est se piquer les yeux à chaque page. Certaines associations de mots fonctionnent comme le montage d’une arme. Les « hommes de lois » ont bichonné leur canon de fusil, ils ont astiqué la culasse, frotté le canon, épousseté le viseur dirigé dans notre direction. C’est pourquoi la critique féministe du droit n’est pas seulement une option parmi d’autres modes d’action, c’est une urgence. L’abolition des violences faites aux femmes n’est qu’un concept si ce dernier ne se traduit pas concrètement en droit. L’AVFT est un contre-pouvoir à cet arsenal patriarcal. Il reste tant de bombes à déminer.

Que ce vocabulaire guerrier ne cache pas la jouissance de cet objectif ! N’avez-vous jamais exulté d’écrire des propositions de lois ? C’est que vous n’avez jamais participé à une séance de travail à l’AVFT ! Ainsi, le projet de ré-écriture du chapitre relatif aux violences sexuelles dans le Code pénal qui occupe une partie de l’AVFT est-il l’occasion de rendre le droit enfin subversif et révolutionnaire. Quelle merveilleuse opportunité, depuis plus de trois ans, de prendre le temps de se réunir, de réfléchir sans filtre, entre femmes, en confiance, au monde, à la liberté sexuelle que nous désirons, et la rendre possible. Ce projet est à l’image de l’association : rigoureuse et anti-conformiste. Rigoureuse par sa connaissance du droit, anti-conformiste par sa capacité à le transgresser.

Ces deux piliers émaillent ainsi les différents moments que j’ai choisi d’évoquer maintenant. L’impossibilité d’être exhaustive m’invite à une mosaïque de quelques expériences suivantes :

RÉJOUISSANCE :
La condamnation de la France en 2011 par la Cour Européenne des droits de l’Homme pour violation du principe de présomption d’innocence et du droit à un procès équitable, reste un moment particulièrement marquant et réjouissant. Déboutée de sa plainte pour viol en 2001, Mme K. a été poursuivie par le violeur pour dénonciation calomnieuse. Alors que ce dernier avait bénéficié de la présomption d’innocence puisque la plainte de Mme K. avait abouti à un non-lieu pour charges insuffisantes, Mme K., elle, avait été condamnée pour dénonciation calomnieuse à lui payer 15 000 euros de dommages et intérêts. La rédaction du délit permettait de rendre quasi automatique la condamnation des femmes dès lors que leurs procédures aboutissaient à un non-lieu, un acquittement ou une relaxe. La condamnation de la France par la Cour Européenne des Droits de l’Homme est l’histoire d’une lutte de plus de 10 ans pour l’AVFT, notamment aux cotés de Mme K. Lutte acharnée qui a permis de faire modifier la rédaction du délit de dénonciation calomnieuse (2). Exemple concret du contre-pouvoir féministe. En avril dernier, Mme K. a demandé à la Cour d’appel de Paris de la relaxer du chef de dénonciation calomnieuse et de condamner l’État à réparer ses préjudices. L’AVFT s’est jointe à sa procédure et a demandé également l’indemnisation de ses préjudices à l’État. Le délibéré sera rendu le 14 octobre 2016.

FIERTÉ :
Le refus de recevoir la Ministre de la Famille et des Politiques Sociales turque, est un autre exemple emblématique de l’intransigeance de l’AVFT face aux violences faites aux femmes. Contactée par l’ambassade de Turquie en 2011 afin d’organiser une visite de la ministre dans les locaux de l’association, l’AVFT a refusé de recevoir cette dernière en soutien à Pinar Selek, sociologue, écrivaine, militante féministe, enlevée, torturée, condamnée à perpétuité, exilée en France. La réponse de l’ambassade de Turquie, condensé de paternalisme et de menaces non voilées, est à ce titre mémorable.

RÉVOLTE :
En 2014, avait lieu le procès de l’ex-mari de Colette, victime des viols, des tortures et d’actes de barbarie qu’il a commis sur elle pendant 32 ans. Âgée de 70 ans au moment du procès, Colette est une rescapée. Le fait qu’elle ait survécu est totalement inespéré. Il était d’autant plus important que le procès soit l’occasion de la reconnaissance de ces violences. Pourtant, Colette et les représentantes de l’AVFT présentes à ses cotés pendant les trois jours d’audience, a du faire face à un déferlement misogyne que je ne suis pas prête d’oublier. J’ai « simplement » expérimenté les ravages du discours sado-masochiste dans son aboutissement le plus ultime. Ainsi, la défense et le président – en semblant donner crédit de nombreuses fois aux thèses d’une experte psychiatre- ont pu présenter la paralysie d’une corde vocale, la disparition quasi complète de sa lèvre buccale inférieure ainsi qu’une édentition quasi complète, une déformation du nez et des oreilles, un hématome sous-dural au crâne, de multiples fractures, la calcification du muscle d’un bras, qui a dû faire l’objet d’une ablation, la perte de l’usage de son ?il gauche suite à une gifle, la brûlure du sexe, des coups de bâton sur le sexe, l’insertion d’un trombone dans le sexe, comme… un jeu érotique consenti.

La description non exhaustive des actes de tortures subis par Colette ci-dessus, est atroce mais trouve sa place ici, sans voyeurisme. Elle est même nécessaire pour comprendre de quoi on parle. Pour transpercer l’écran de fumée qu’est l’érotisation du sadomasochisme, qui n’a d’autre but que la mise à mort des femmes. Colette a survécu, il s’agit de ne jamais la trahir. Pas nous.

C’est pourquoi, l’intolérance à la domination masculine sous quelle que forme qu’elle soit et quels que soient les mots et les concepts qui la dissimulent est absolument nécessaire et incontestable. Sado-masochisme, pornographie, proxénétisme, grossesses imposées, sont des violences masculines destinées à annihiler les femmes, à les tuer. Il n’y a pas de degré acceptable parce que la racine est mauvaise. Toute personne qui participe à rendre ces violences désirables, contribue à rendre crédible Colette jouissant de coups de bâtons sur le sexe, Colette désirant la perte de son ?il gauche. Dire cela n’est pas exagéré, c’est le fruit de cette expérience réelle, c’est voir les jurés hésiter, c’est entendre parler de « victime partie-prenante », c’est ressentir physiquement l’élaboration d’une chape de plomb étouffant les faits, magnifiant les fantasmes. C’est se prendre une claque. Plus nous nous éloignons de la réalité glauque des violences, plus il devient facile et confortable de théoriser l’érotisation des violences. Les femmes sont les seules -avec les enfants(3) »- à subir un véritable retournement de la réalité. Cette inversion est meurtrière. Elle conduit à l’assimilation suivante : VIOL + FEMME = PLAISIR + HOMME = VIOL.

COLÈRE :
Neuf années au sein de l’AVFT donnent de nombreuses occasions d’être en colère ! La longueur des procédures qui permet aux hommes agresseurs sexuels de mourir libres dans leur lit et d’échapper à la justice ; l’abrogation du délit de harcèlement sexuel, évidemment, est une autre raison d’exploser de colère ; le dysfonctionnement des institutions chargées de protéger les personnes et salariées ; la fréquente déqualification par les magistrats des violences subies par les femmes qui consiste par exemple, à qualifier d’agression sexuelle ce qui était en réalité, un viol est un autre motif de colère; les boulangers, les pompiers, les dentistes, les gendarmes, les maires, les médecins, très fréquemment représentés parmi les agresseurs sexuels… la liste est longue, mais peut aussi être résumée en un seul mot : hommes.

Ma colère envers ceux qui nous harcèlent, nous agressent, nous violent, nous tuent, nous achètent pour nous violer et/ou nous enfanter est intacte. La responsabilité collective des hommes, qui sont encore si rares à renoncer à leurs privilèges patriarcaux, est immense.

GRATITUDE :
Ma totale et infinie gratitude est adressée à l’ensemble des femmes que j’ai rencontrées au sein de l’AVFT, et plus largement à toutes celles qui se sont confiées à moi depuis que j’ai chaussé les bonnes lunettes.

Aucun livre, aucune théorie, aucun amphithéâtre, aucun discours savant ne remplace l’expérience de votre rencontre. Aucun autre moment ne m’a apporté avec tant d’évidence la certitude d’être au bon endroit avec les bonnes personnes.

La vie des femmes libres n’a pas commencé. Les féministes travaillent à la rendre possible, et nous ne manquons pas d’idées !

À très bientôt pour de nouveaux combats féministes !

Sophie Péchaud

Notes

1. Il ne s’agit pas « d’essentialiser » les femmes en prétendant qu’elles seraient naturellement plus pacifiques et douées de bonté, mais de préciser que puisque la domination masculine est le fondement de toute organisation humaine, il est totalement légitime d’imaginer le caractère révolutionnaire et progressiste d’une société où les femmes (et les hommes) seraient libres de penser et d’agir en dehors du patriarcat. De plus, le patriarcat étant au fondement même du capitalisme, il est permis de penser que l’explosion du premier annihilerait le second et toutes les autres formes d’exploitations qui y sont liées (pauvreté organisée, racisme, spécisme, écocide etc.). C’est pourquoi d’ailleurs, le féminisme est un programme politique à part entière.

2. Que la persévérance de Catherine Le Magueresse, ex-présidente de l’AVFT, soit ici saluée.

3. Par l’érotisation de la pédocriminalité, d’ailleurs majoritairement appelée « pédophilie » signifiant « amour des enfants

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