Violences sexuelles au travail : l’AVFT aux prises avec une grande banque française

Dans son travail de soutien des victimes de violences sexuelles au travail, l’AVFT écrit régulièrement à leurs employeurs pour les mettre face à leurs manquements en matière de harcèlement sexuel. Pendant longtemps, cette démarche se heurtait à une apparente indifférence et nous ne recevions pas de réponse. Depuis quelques années – signe d’un changement d’époque ? – les employeurs nous répondent, avec cependant une bonne dose de mauvaise foi.

En septembre 2017, nous avons écrit à une grande banque française sur le comportement qu’elle a adopté suite à la dénonciation par trois femmes salariées des violences sexuelles dont elles ont été victimes en son sein.

Les lignes qui suivent sont un montage entre le courrier envoyé par l’AVFT à cette banque et la réponse qu’elle nous a apportée le 9 novembre 2017(1).

L’AVFT : Nous avons été saisies le 25 janvier 2016 par Agathe, d’agissements de harcèlement sexuel commis par des collègues et supérieur hiérarchique dans le nord de la France ; le 3 janvier 2017 par Valérie d’agissements de harcèlement sexuel commis par son supérieur hiérarchique en Île-de-France ; le 11 janvier 2017 par Chloé de faits de viols commis par son supérieur hiérarchique en Île-de-France.

Nous avons accueilli, soutenu et guidé ces trois femmes dans leur procédure de dénonciation des violences sexuelles au sein de votre entreprise et avons pu relever un certain nombre de défaillances communes à leurs trois dossiers, directement imputables à la procédure de prévention et de traitement des plaintes mise en place au sein de votre banque.

La Banque : « A titre liminaire, je tenais à vous assurer que l’entreprise tiendra bien entendu compte de l’ensemble de vos alertes s’agissant des trois situations individuelles citées dans votre courrier. Vous comprendrez toutefois qu’il m’est impossible, pour des raisons de confidentialité, de commenter des situations individuelles. L’entreprise prendra, si ce n’est déjà fait, l’ensemble des dispositions nécessaires pour faire la lumière sur les faits évoqués dans votre courrier ».

L’AVFT : Dans le document de prévention du harcèlement en vigueur dans votre société, les dispositions légales sur le harcèlement sexuel ne sont même pas mises à jour. Il est fait mention de la définition du harcèlement sexuel antérieure à l’abrogation du délit par le Conseil constitutionnel le 4 mai 2012(2). Or, la définition a largement changé et permet notamment de sanctionner désormais le harcèlement sexuel « environnemental », dont ont été victimes Agathe et Valérie.

La Banque : Silence

L’AVFT : Le document en question fixe comme objectif la sensibilisation de l’ensemble du personnel sur le harcèlement. Or, aucune de ces trois femmes n’a jamais été destinataire d’une communication en la matière hormis du règlement intérieur et elles n’avaient même pas connaissance du document de prévention (et de traitement des plaintes) en vigueur.

La Banque : « La procédure de prévention du harcèlement fait partie des mesures mises en place pour lutter contre les risques psycho-sociaux mais ce n’est pas le seul dispositif existant ». « A cela s’ajoutent une communication détaillée sur l’intranet (…) ».

L’AVFT : Le document de prévention prévoit que les lignes hiérarchiques seront sensibilisées à la prévention et au traitement des situations. La Cour de cassation exige(3) que les employeurs aient « notamment mis en œuvre des actions d’information et de formation propres à prévenir la survenance de faits de harcèlement » moral et sexuel afin de se prévaloir d’avoir rempli leur obligation de sécurité.
Or, rien ne nous permet de penser que les lignes hiérarchiques aient reçu une formation ni sur la prévention, ni sur le traitement des plaintes de harcèlement sexuel, tant les enquêtes ont été défaillantes en l’espèce.

La Banque : Suite de la phrase « A cela s’ajoutent une communication détaillée sur l’intranet »… »ainsi que des actions de formations et de sensibilisation auprès des lignes RH, des managers et auprès des médecins du travail qui interviennent sur nos établissements ».

L’AVFT : La prévention primaire contre le harcèlement sexuel est primordiale afin d’envoyer un message clair aux salarié.es : d’une part aux harceleurs qui doivent savoir qu’ils sont susceptibles d’être sanctionnés s’ils commettent ces violences, d’autre part aux victimes pour les informer du processus de dénonciation et de ses implications, de l’existence d’interlocuteurs/trices privilégié.es et qu’elles ne seront pas sanctionnées pour avoir dénoncé.

Or, il est indiqué dans le document de prévention que les salariés pourront être sanctionnés pour « fausses allégations » sans précision sur les contours de la fausseté, ce qui contribue à museler la parole des victimes. Sauf preuve de sa mauvaise foi, il est interdit de sanctionner une salariée qui a dénoncé du harcèlement sexuel(4). La manière dont est rédigée cette information dans votre brochure a été vécu comme intimidante par Chloé.

La Banque : Silence

L’AVFT : Votre protocole de traitement des plaintes est le même en cas de harcèlement moral et sexuel alors qu’il ne s’agit pas du tout des mêmes situations. Dans les deux cas, il prévoit une phase amiable, de type médiation, puis une phase d’enquête, facultative.

S’il est prévu dans le Code du travail un processus de médiation possible en cas de harcèlement moral(5), cette possibilité a été exclue en cas de harcèlement sexuel. La médiation est impossible car le harcèlement sexuel n’est jamais un « conflit » dans lequel victime et harceleur pourraient à égalité débattre et résoudre un problème. Le harcèlement sexuel est toujours une violence qui n’appelle aucune forme de médiation.
La première phase prévue dans votre protocole a bien pour but d’étudier la position de chaque « protagoniste », de manière équivalente, et de tenter de résoudre ce qui est a priori considéré comme un « conflit » dans la présentation que vous en faites. En cas de harcèlement sexuel, cette étape devrait être supprimée de votre protocole.

La Banque : « Si les salariés ne souhaitent pas utiliser cette procédure, ils ont à leur disposition les actions prévues par les articles L. 1152-6 (procédure de médiation) et L. 2313-2 du Code du travail (enquête menée par les délégués du personnel) ».

L’AVFT : Votre protocole prévoit une phase préalable puis une phase d’enquête. Cette dernière peut être « engagée directement à la demande expresse de la salariée ». Or, l’enquête en matière de harcèlement sexuel n’a rien de facultatif. Demandée ou pas par la salariée, elle est obligatoire(6). Dès lors que les agissements dénoncés sont susceptibles d’être qualifiés de harcèlement sexuel, l’enquête doit être déclenchée.

Agathe a informé oralement son responsable des agissements de harcèlement sexuel et moral qu’elle subissait, le 28 septembre 2015. La procédure de traitement de sa plainte n’était pourtant pas déclenchée, elle était laissée sans aucune mesure de protection pour sa santé et sa sécurité à l’issue de l’entretien et on lui intimait de se taire. Le lendemain midi, après une matinée épouvantable dans la même ambiance graveleuse combinée à une charge de travail écrasante, elle s’extirpait de son lieu de travail dans un état de santé très dégradé puis était mise en arrêt par son médecin traitant. Elle n’a jamais pu reprendre son travail. Sa dépression a depuis été reconnue d’origine professionnelle. Quelques jours plus tard, elle a saisi sa direction par écrit.

La procédure était officiellement déclenchée en décembre 2015, soit trois mois après sa dénonciation alors que votre protocole prévoit que la première phase est menée dans les 15 jours de la saisine. Évidemment, cela n’a servi à rien donc l’enquête était finalement déclenchée fin février 2016 et a duré… quatre mois.

Dans le cas de Valérie, alors qu’elle était enceinte, elle avisait début octobre 2016 par écrit son N+2 des agissements de harcèlement sexuel dont elle était victime au sein de son équipe. Elle n’obtenait aucune réponse. Elle saisissait donc fin novembre sa gestionnaire RH. Cette dernière ne lui répondait que début janvier 2017 (!) et lui indiquait ouvrir la procédure. Fin décembre 2016, puisque aucune réaction n’émanait de l’employeur, elle avait à nouveau été soumise à des images dégradantes (notamment une série factice de cartes de crédit pornographiques portant votre logo) et à des commentaires sexuels sur un fil de discussion interne à son service. Il n’aurait jamais du être envisagé de règlement  » amiable  » de la situation étant donné l’inertie de son employeur depuis de nombreux mois malgré ses alertes. Une enquête aurait du être ouverte d’office.

De son côté, alors que Chloé avait porté à la connaissance de sa RH fin septembre 2016 avoir subi des violences sexuelles de la part de son supérieur hiérarchique, la procédure n’était officiellement déclenchée que le 30 novembre 2016. Il est incompréhensible que la banque ait déclenché une phase amiable pour des violences aussi graves qu’un viol. L’enquête diligentée ensuite a duré… six mois.

Ces femmes ont eu le courage de dénoncer des violences qui ont bouleversé leurs vies et risquaient de compromettre leur avenir professionnel dans l’entreprise. Être confrontées à des mois d’attente pour obtenir une réaction de leur employeur est insoutenable pour elles.
La durée des enquêtes impacte beaucoup l’état de santé des femmes. Alors qu’elles sont en arrêt-maladie pour syndrome anxio-dépressif, sous traitement médicamenteux, qu’elles doivent faire face aux échanges de courriers avec l’employeur, éventuellement avec l’inspection du travail ou un syndicat, aux démarches avec la CPAM, elles restent dans l’attente interminable de connaître le sort qui sera réservé à leur plainte.

La Banque : « Toutefois la gestion par l’employeur de la dénonciation d’actes de harcèlement sexuel est aussi conditionnée en pratique par deux facteurs que vous n’évoquez pas dans votre lettre :

– D’une part la nécessité de ne pas entraver les investigations policières en cours lorsqu’une plainte a été déposée ».

– « D’autre part, les limites posées par le Code du travail lui-même quant au pouvoir disciplinaire de l’employeur (nécessité de disposer de faits précis et établis pour en tirer les conséquences vis-à-vis du salarié incriminé) et son corollaire, à savoir celui de l’obligation de sécurité vis-à-vis de chacune des salariés en ce compris ceux visés par les accusations de harcèlement sexuel.

Ces contraintes peuvent parfois être à l’origine de délais ou mesures qui ne sont pas toujours compris ».

L’AVFT : De manière générale, les échanges avec leurs interlocutrices au sein de l’entreprise ont souvent été difficiles, les plaçant dans l’angoisse. Nous pouvons souligner notamment l’absence de définition claire du périmètre d’intervention de l’assistante sociale ou encore l’accès difficile à la médecine du travail, non informée de son rôle dans le cadre de la prévention du harcèlement sexuel.

La Banque : « Depuis mai 2015, nous avons aussi mis en place, au sein des services centraux parisiens , un dispositif d’écoute et d’accompagnement psychologique accessible sur l’orientation d’un médecin du service de santé au travail et s’adresse à l’ensemble des salariés sont le suivi médical est assuré par ce même service. Ce dispositif permet aux collaborateurs d’être orientés, via la médecine du travail, vers un psychologue ».

L’AVFT : Aucune des personnes mises en cause par ces trois femmes n’a été mise à pied à titre conservatoire afin de garantir la conduite sereine des investigations, empêcher toute pression sur les salarié.es témoins ou éventuellement victimes du même type de violences.

Elles étaient en arrêt-maladie au moment où la procédure a été déclenchée, contraintes de s’extraire de leur travail du fait des violences sexuelles, des répercussions que celles-ci ont eues sur leur santé mais aussi de l’incapacité de votre entreprise à assurer leur protection.

En réaction au viol que Chloé dénonçait, son supérieur a pu continuer à exercer ses fonctions sans difficultés alors qu’elle se démenait par courriers interposés avec vous pour faire valoir ses droits et tenter d’actionner des dispositifs finalement inopérants (médecine du travail, assistante sociale). Elle a perdu toute confiance en son employeur, étant donné la manière dont elle a été traitée depuis qu’elle a dénoncé les violences sexuelles. Elle va, d’une manière ou d’une autre, perdre son travail dans les prochains mois.

Valérie, elle, était informée fin mars 2017, que « des mesures individuelles et collectives ont été prises pour faire cesser le trouble » et qu’un « suivi de la situation est mis en place afin de s’assurer qu’il n’y aura pas de nouvelles dérives ». Aucune information ne lui était communiquée sur le niveau de sanction infligé à l’auteur du harcèlement sexuel, son supérieur hiérarchique. A son retour en juillet 2017, on ne lui proposait aucune mesure de protection. Sa RH l’informait simplement qu’une « réunion de sensibilisation » sur le harcèlement sexuel avait eu lieu dans le service, ce qui lui a été présenté comme une « grande première » au sein de l’entreprise. Elle a donc repris son poste sous les ordres du harceleur et ses collègues lui ont réservé un accueil glacial.

Pour Agathe, devant l’incapacité de votre entreprise à reconnaître les violences qu’elle a subies, l’absence de sanction de ses collègues et une procédure de reclassement désastreuse, elle a fini par être licenciée pour inaptitude médicale d’origine professionnelle et impossibilité de reclassement en avril 2017. Elle a saisi le Conseil de prud’hommes et nous serons à ses côtés dans cette procédure.

La Banque : Silence. Ou plutôt, mauvaise foi : « Nous tenions donc à vous assurer que ces situations sont prises très au sérieux par l’entreprise qui déploie l’ensemble des moyens nécessaires tant pour lutter contre de tels actes que pour les sanctionner ».

L’AVFT : Il est urgent que votre entreprise se dote d’une véritable politique de lutte contre les violences sexuelles car ces violences entravent la liberté sexuelle des femmes et ont des conséquences graves sur leur santé et sur leur droit au travail. Pour que les femmes qui travaillent dans votre société puissent un jour être libres et égales des hommes, il est grand temps que la tendance s’inverse.

La Banque : « La Banque a signé un accord sur l’égalité professionnelle femmes/hommes réaffirmant, si besoin en était, l’attachement de l’entreprise à assurer à chaque collaborateur le droit d’être traité de manière équitable.
Par ailleurs, l’entreprise participe régulièrement à des événements dont l’objet est de promouvoir les droits de la femme (Journée internationale des droits des femmes par exemple).
De manière plus générale, nous tenons à vous rappeler que le groupe, qui compte 50% de femmes dans ses effectifs, est particulièrement attaché à la défense des droits des femmes et lutte, par tous moyens, contre les violences sexistes et sexuelles dans les relations de travail ainsi que contre toute inégalité de traitement ».

Si notre lettre circonstanciée n’aura pas permis que la banque, décidément de mauvaise foi, respecte ses obligations vis-à-vis des salariées, elle a permis de faire bouger quelques lignes au sein de cette banque qui, selon les informations reçues d’un syndicaliste, envisage de modifier son document de prévention.

Cette lettre pourra par ailleurs être produite devant le Conseil de prud’hommes pour démontrer plus facilement les manquements de l’employeur.

Laure Ignace,
Juriste, en charge des dossiers d’Agathe, Chloé et Valérie

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Notes

Notes
1Si les interpellations de l’AVFT ont été quelque peu simplifiées et surtout raccourcies, les propos contenus dans le courrier de réponse de la banque ont eux, été repris dans leur intégralité et donc rapportés entre guillemets.
2Le harcèlement sexuel était alors défini comme « le fait de harceler autrui dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle » à l’article 222-33 du Code pénal et L. 1153-1 du Code du travail.
3Cass. Soc., 1er juin 2016, 14-19702
4Article L. 1153-2 à L. 1153-4 du Code du travail.
5Article L. 1152-6 du Code du travail
6Cass. soc., 29 juin 2011, n° 09-70.902 : l’employeur doit « effectuer les enquêtes et investigations qui lui auraient permis d’avoir, sans attendre l’issue de la procédure prud’homale l’opposant à la victime, la connaissance exacte de la réalité, de la nature et de l’ampleur des faits reprochés et de prendre les mesures appropriées ».
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