Recevabilité d’enregistrements « clandestins » : des instances disciplinaires ouvrent une brèche. A quand en droit social ?

En 2012, nous rappelions que les enregistrements « clandestins » constituent des preuves recevables en matière pénale, au lendemain d’un arrêt de principe rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation(1) le confirmant.

Dans cette affaire, la Cour de cassation réitérait clairement qu’en droit pénal, la preuve est libre, tant qu’elle peut faire l’objet d’un débat contradictoire.

Le problème, c’est que cette règle ne vaut pour l’heure qu’en droit pénal.

En effet, le Conseil d’État, la plus haute juridiction de l’ordre administratif, ne s’est pas positionné, qu’il s’agisse d’admettre ou d’écarter ces enregistrements, tandis qu’en droit civil (le droit du travail étant une branche de ce droit), ces enregistrements sont toujours jugés irrecevables par la chambre sociale et les chambres civiles de la Cour de cassation(2), les juges estimant qu’ils ont été obtenus de manière déloyale.

Or, deux décisions rendues dernièrement pour l’une en matière disciplinaire et pour l’autre en matière civile, laissent entrevoir un changement, en déclarant recevables des enregistrements – dits clandestins – effectués par les victimes à l’insu de l’agresseur, pour démontrer les violences sexuelles qu’elles subissent.

Ces décisions, qui ne sont peut-être pas isolées, introduisent la recevabilité des enregistrements dans l’ordre administratif(3).

Ainsi, dans un arrêt du 3 octobre 2018, la chambre civile de la Cour d’appel de Bastia a-t-elle condamné un médecin psychiatre à indemniser une patiente pour non-respect du contrat de soins qui le liait à sa patiente(4) en ayant des « relations » sexuelles avec elle. La Cour d’appel s’est fondée sur la décision de la chambre disciplinaire nationale de l’ordre des médecins(5) rendue le 24 mars 2015, qui avait reconnu la réalité des « relations sexuelles » entre le psychiatre et sa patiente sur la base d’un enregistrement sonore, effectué par cette dernière, à l’insu du psychiatre.

La recevabilité de ces enregistrements n’a semble-t-il pas fait débat devant la Cour d’appel de Bastia, celle-ci ne statuant pas explicitement sur ce point. Elle ne les a cependant pas écartés alors que ces preuves sont habituellement considérées déloyales en matière civile.

Dans une décision du 10 juillet 2018(6), le Conseil National de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (CNESER), juridiction d’appel des décisions rendues par les conseils de discipline des enseignants-chercheurs a, lui, adopté une position affirmative. Un enseignant-chercheur condamné par la section disciplinaire de l’université Lyon 2 à douze mois d’interdiction d’exercer et à la privation de son salaire pendant cette période pour des agissements de harcèlement sexuel, a saisi le CNESER afin qu’il sursoie à l’exécution de la sanction. Il arguait pour cela que les poursuites disciplinaires sont fondées sur des enregistrements « clandestins », ce qui constituerait une « violation flagrante du droit au respect de sa vie privée ».

Le CNESER ne se prononçait donc pas sur le fond du dossier mais sur l’exécution de la sanction prononcée. Il a considéré que l’université Lyon 2 n’avait pas méconnu son obligation de loyauté en faisant reposer les poursuites disciplinaires contre un enseignant-chercheur sur les enregistrements de conversations téléphoniques effectués à l’insu du directeur de thèse, par la victime doctorante. Le CNESER précise à ce titre qu’il était « loisible à l’université d’apporter tout élément de preuve à l’encontre de M. X afin de permettre aux juges d’établir la vérité ».

Une décision plus que nécessaire dans l’enseignement supérieur

Dans le cas de l’université Lyon 2, la doctorante reprochait à son directeur de thèse des injonctions sur sa présentation et sa tenue vestimentaire pour se rendre à un entretien de suivi de recherches avec lui ; une proximité physique intrusive en lui caressant le bras, la main et en collant sa cuisse contre la sienne ; une invitation à lire un livre traitant du couple et de la sexualité – thème aucunement en lien avec son sujet de thèse et contenant des passages explicitement sexuels.

L’université est une sphère de rapports de pouvoir et de domination très prégnants qui exposent les étudiantes et particulièrement les doctorantes à des violences sexuelles du fait d’une situation de dépendance intellectuelle et scientifique, fonctionnant en vase clos et créant souvent un sentiment de redevabilité des étudiantes à l’égard de leur professeur ou directeur de thèse.

Régulièrement saisie par des doctorantes, l’AVFT observe chez toutes la même crainte à dénoncer les violences par anticipation de répercussions sur leur travail universitaire, leur carrière ou encore leur réputation dans ce milieu, face à des hommes reconnus, dont les travaux sont valorisés par la communauté scientifique et parfois la société dans son ensemble.

Si l’université doit pouvoir se contenter d’un faisceau d’indices pour sanctionner la commission de violences sexuelles en son sein, il nous semble important que les étudiantes puissent faire valoir ce type d’enregistrement, preuves perçues comme « irréfutables » et qui obligent encore davantage l’université à la sanction de harceleurs détenant un pouvoir considérable.

Atteinte à l’intimité de la vie privée versus état de nécessité

Dans sa décision(7), le CNESER dit en filigrane une chose importante, en écartant l’argument sans cesse invoqué par les harceleurs ou les employeurs devant le Conseil de prud’hommes : les enregistrements pris à l’insu d’une personne porteraient atteinte à l’intimité de sa vie privée(8).

Cet argument, rabâché à l’envi en la matière, doit absolument être combattu. Lorsqu’une femme enregistre un agresseur à son insu, cet enregistrement sert à établir des agissements qui constituent potentiellement une infraction pénale, c’est-à-dire une atteinte à l’ordre public. Il ne peut s’agir d’aucune manière de « vie privée », notamment quand les propos sont tenus sur le lieu ou à l’occasion du travail, qui est un espace public(9).

Il s’agit souvent d’une nécessité absolue pour les femmes victimes de violences sexuelles qui n’ont pas d’autre choix pour démontrer les violences sexuelles, que de procéder par enregistrements des propos sexuels.

C’est d’ailleurs sur le fondement de l’état de nécessité, qui est une cause d’irresponsabilité pénale(10), que le majordome de Liliane Bettencourt, qui avait enregistré les conversations entre sa patronne et un certain nombre de personnalités qui tentaient de la monter contre sa fille, Françoise Bettencourt et de dilapider sa fortune, a été relaxé. Pour que l’état de nécessité soit retenu, trois conditions doivent être réunies : l’existence d’un danger grave et imminent, la nécessité de commettre l’acte délictueux pour y parer(11) et la proportionnalité de l’acte au danger.

C’est évidemment ce à quoi sont confrontées les femmes victimes de violences sexuelles sur leur lieu de travail.

Pour un changement législatif ou à tout le moins un revirement de jurisprudence en droit du travail

L’AVFT s’applique à produire les enregistrements audio dans le contentieux prud’homal, dans le but d’obtenir a minima un revirement de la jurisprudence. Cette position n’est pas isolée.

Dans son avis du 25 janvier 2018, le Défenseur Des Droits s’est aussi prononcé en faveur de la recevabilité des enregistrements dits clandestins en matière de harcèlement sexuel. Il justifie sa position en affirmant que « les agissements de harcèlement sexuel ont souvent lieu en huis clos, sans témoin et il est très difficile pour les victimes de solliciter des témoignages de collègues qui seraient toujours en poste »(12).

Dans une décision du 10 octobre 2014 relative à la procédure prud’homale engagée par une femme victime de harcèlement sexuel soutenue par l’AVFT, le Défenseur des droits avait déjà défendu la recevabilité des enregistrements effectués par cette salariée à l’insu de son directeur. Il arguait que les enregistrements devaient être « considérés comme un élément de fait parmi d’autres permettant de faire présumer l’existence du harcèlement sexuel » selon la technique du faisceau d’indices, règle de preuve en vigueur dans le Code du travail(13) en matière de harcèlement moral et sexuel.

L’irrecevabilité des preuves « déloyales » en droit du travail a été conçue comme une limitation du pouvoir des employeurs, afin de les empêcher par exemple d’enregistrer les conversations de leurs salarié.es pour établir des fautes à leur encontre(14). Pour autant, nous pensons que ce n’est pas incompatible avec la possibilité, pour les seul.es salarié.es victimes de discriminations(15), de faire valoir ce mode de preuve, précisément pour compenser le déséquilibre de pouvoir avec l’employeur.

Nous adoptons par ailleurs les développements de Maude Beckers, avocate en droit du travail, qui estime que l’interdiction de ces enregistrements pourrait même être illégale. Elle plaide pour que les enregistrements clandestins ne soient pas simplement tolérés, comme une pratique dérogatoire accordée aux victimes de harcèlement et/ou de discriminations, mais bien « consacrés comme de véritables moyens de preuve, garants des droits de la défense et de l’égalité des armes dans le cadre du procès équitable(16)».

L’AVFT, qui était intervenante volontaire dans la procédure prud’homale de la salariée qui a bénéficié de la décision du Défenseur des Droits citée plus haut, plaidait également devant la Cour d’appel de Paris le caractère « déloyal » d’une justice qui refuserait ce type de preuves péremptoires à une salariée victime de harcèlement sexuel quand elle n’a pas d’autre moyen d’établir l’existence de ces agissements. Les violences sexuelles sont, elles, nécessairement déloyales puisqu’elles s’exercent toujours sous contrainte économique.

La Cour d’appel de Paris, dans son arrêt du 21 septembre 2016 ne nous a pas suivies mais nous persévérons. Et dans l’attente d’un nécessaire revirement de jurisprudence, nous réclamons un changement législatif.

Laure Ignace et Clémence Joz

Juristes

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Notes

Notes
1Cass., Crim., 31 janvier 2012, n°11-85464, Affaire dite « Bettencourt »
2Cass., Civ. 2ème, 7 octobre 2014, Bulletin civil II n°447 : « l’enregistrement d’une conversation téléphonique privée, effectué et conservé à l’insu de l’auteur des propos invoqués, est un procédé déloyal rendant irrecevable en justice la preuve ainsi obtenue ».
3En effet, les décisions des chambres disciplinaires des universités et des chambres disciplinaires des Ordres qui régissent un certain nombre de professions telles que les médecins, dépendent du juge administratif
4La patiente avait saisi le Tribunal de Grande Instance d’Ajaccio pour non-respect du contrat de soins par son psychiatre, ce qui constitue une faute contractuelle pour laquelle elle avait la possibilité d’être indemnisée. Déboutée de sa demande, elle a fait appel devant la Cour d’appel de Bastia
5La chambre disciplinaire a prononcé à l’encontre du médecin une interdiction d’exercer la profession pendant un an.
6Publiée au Bulletin officiel n°35 du 27 septembre 2018.
7Décision également commentée par le CLASCHES : http://clasches.fr/wp-content/uploads/2018/06/2018.06.12-CP-CLASCHES.pdf
8L’article 226-1 alinéa 1 du Code pénal prévoit : « Est puni d’un an d’emprisonnement et de 45000€ euros d’amende le fait, au moyen d’un procédé quelconque, volontairement de porter atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui : 1° En captant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de leur auteur, des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel ; 2° En fixant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de celle-ci, l’image d’une personne se trouvant dans un lieu privé (…)».
9C’est ce qu’affirme en substance la Chambre sociale de la Cour de cassation quand elle décide « que les propos à caractère sexuel du salarié à l’égard de personnes avec lesquels l’intéressé était en contact en raison de son travail ne relevaient pas de sa vie personnelle » (Cass., soc., 19 octobre 2011, n°09-72672
10Article 122-7 du Code pénal
11Les magistrats démontraient par ailleurs « la nécessité du procédé » puisque le majordome avait constaté que les personnes qui soutenaient les craintes de la fille de Liliane Bettencourt avaient pour la plupart perdu leur emploi et/ou fait l’objet d’attaques violentes dans les médias et mêmes de plaintes. Il lui était donc nécessaire d’avoir des preuves « tangibles » face à la position sociale, la puissance, l’influence dont semblait disposer le clan et seuls des enregistrements permettaient d’obtenir des preuves irréfutables.
12Avis n° 18-03 du Défenseur Des Droits.
13Art. L.1154-1
14L’article L.1122-4 du code du travail dispose à cet égard : « Aucune information concernant personnellement un salarié ne peut être collectée par un dispositif qui n’a pas été porté préalablement à sa connaissance ».
15Il est évident que la possibilité pour l’employeur de se constituer lui-même des preuves de ce type ne peut en revanche et sous aucun prétexte, lui être autorisée.
16Maude Beckers, La licéité des enregistrements clandestins en matière de harcèlement sexuel, Semaine sociale Lamy, 8 juin 2015.
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