Condamnation d’une supérette parisienne pour harcèlement sexuel

Agentes d’entretien, gardiennes d’immeuble, employées de banque, informaticiennes, fonctionnaires territoriales, assistantes de vie, secrétaires, infirmières, conductrices de bus, vendeuses, assistantes-comptables, jardinières, caissières-gondolières… L’AVFT intervient tout au long de l’année auprès de femmes que vous croisez tous les jours et sans qui rien ne pourrait fonctionner, et qui ne sont généralement pas sous les feux de la rampe.

Pour certaines d’entre elles, approcher l’institution judiciaire et ses intermédiaires (notamment les avocat.es) est du registre de l’inimaginable. Tout cela est trop éloigné d’elles, trop complexe, trop cher. C’est encore plus compliqué dans les très petites entreprises, où la représentation syndicale est inexistante.

Il y a presque dix ans (!), trois femmes salariées comme caissières-gondolières dans deux supérettes parisiennes ont frappé à la porte de l’AVFT pour être soutenues face à leur employeur, qui les avait agressées sexuellement. Dix ans d’attente, d’incompréhensions face à un système pénal inepte, de découragement voire, finalement, de désintérêt pour leur propre procédure avant, qu’enfin, une première décision positive soit rendue.

Qu’avaient-elle révélé ?

Chaharazad racontait que le gérant de l’entreprise l’avait embrassée de force, lui avait touché les fesses, le sexe, plaqué sa main à elle sur son sexe à lui, qu’elle l’avait toujours repoussé, lui avait toujours dit qu’elle n’était là que pour travailler. Cinq mois après son recrutement en CDI, elle avait payé ses dérobades aux exigences sexuelles de son employeur au prix d’un changement de planning incompatible avec ses contraintes familiales. Un jour, il avait fait mine de la frapper. Ce jour-là, elle avait appelé la police et définitivement quitté le magasin. Elle avait porté plainte quelques jours plus tard. Elle était peu après licenciée pour faute grave, en l’espèce pour avoir eu un comportement agressif envers son employeur…

Nadia relatait d’abord un comportement très familier, dont elle ne s’inquiétait initialement pas, le mettant sur le compte de leur grande différence d’âge (« il a l’âge de mon père et il m’appelait « ma fille«  »), puis des tapes sur les épaules, les cuisses, puis les mêmes agressions sexuelles que celles subies par Chaharazad . Elle explique : « je lui disais que je n’étais pas intéressée, mais il fallait tenir pour avoir l’appart« . A cette époque, Nadia est en effet dans une situation très précaire puisqu’elle vit à l’hôtel avec sa fille de trois ans qu’elle élève seule et a impérativement besoin d’un CDI pour se loger de manière stable. D’ailleurs, quand le gérant prend connaissance de cette situation après d’insistantes questions sur sa vie privée, les agressions sexuelles redoublent. Nadia craque également au bout de cinq mois, après une énième agression, encore plus violente que les autres. Elle porte plainte et est ensuite arrêtée sans discontinuer par son médecin pendant un an, avant d’être licenciée pour faute grave, laquelle serait constituée selon son employeur par son absence prolongée et la désorganisation du service qui en résulterait.

Sarra, qui avait 21 ans, venait d’accoucher et vivait chez sa mère, a tenu un peu moins longtemps que ses collègues, son passage dans cet emploi n’aura duré que quatre mois. Elle dénonçait des agressions sexuelles quotidiennes pendant toute la durée de son contrat de travail. Sur la fin de celui-ci, les agressions étaient de plus en plus violentes : « il m’avait coincée dans le bureau, il a placé une de ses mains dessus sur mon pantalon et avec l’autre il l’a glissée dans mon pantalon, m’a malaxé les fesses, je ne me suis pas laissée faire, je l’ai repoussé, il est revenu à la charge en me touchant les seins, je l’ai à nouveau repoussé, là de colère il m’a hurlé dessus : comment tu oses me repousser ?« . Elle relatait aussi : « il m’a plaquée par derrière sur le bureau, il s’est collé à moi et j’ai senti son sexe, son sexe était réveillé« . Un soir, il a essayé de lui retirer son pantalon. Quand elle s’est rebiffée il lui a rétorqué : « si tu veux réussir, tu fais ce que je te demande« . Sarra avait été extraite de son travail par son médecin traitant qui lui avait prescrit des arrêts de travail, puis avait été licenciée pour faute grave, son employeur lui reprochant de ne pas lui avoir envoyé ses arrêts-maladie. Comme les deux autres, elle avait porté plainte. Sans logement, elle avait ensuite été prise en charge par le SAMU SOCIAL.

Toutes les trois décrivaient une stratégie du « diviser pour mieux régner », leur employeur les ayant montées les unes contre les autres, leur interdisait de se parler, leur faisait à chacune miroiter la direction d’un magasin et leur demandait de surveiller les autres, avant qu’elles finissent par réaliser leur sort commun et parviennent à se solidariser.

Lequel employeur qui ne s’est d’ailleurs nullement caché de puiser ses salariées dans le grand vivier des femmes précaires et donc moins susceptibles de faire valoir leurs droits : « Il y a plus de précarité chez les salariées féminines, c’est évident, il est très difficile de trouver un homme en tant que manutentionnaire, dont le salaire mensuel serait le SMIC. Les femmes sont plus souples, moins exigeantes sur les heures et le salaire« , avait-il déclaré aux policiers. Détendu…

Une enquête de police menée sérieusement…

Suite aux plaintes des trois salariées, une enquête de police, menée sous l’autorité du parquet de Paris, avait été menée de manière sérieuse et approfondie. Tous les témoins utiles avaient été auditionnés, les enquêteurs avaient posé les bonnes questions. D’anciennes victimes, qui avaient quitté le magasin, avaient été retrouvées. Au total, le dossier pénal fournissait un solide faisceau d’indices graves et concordants : trois plaignantes au récit précis, détaillé, circonstancié, cohérent et constant, des indices médicaux, plusieurs témoins directs et indirects, des salariées qui avaient quitté leurs postes abruptement, les variations et contradictions du mis en cause, d’anciennes salariées qui avaient relaté les mêmes agissements alors qu’elles ne se connaissent pas.

… Mais des conclusions consternantes

En dépit de cela, les plaintes de Chaharazad, Nadia et Sarra avaient été classées sans suite par le parquet. Probablement, parce qu’un.e parquetier.ère chargé.e du « traitement en temps réel » des plaintes s’était contenté.e de lire le procès-verbal de synthèse rédigé par un agent de police ayant manifestement séché la formation sur les violences sexuelles (si tant est qu’une formation lui ait été proposée…).

Ce PV s’appuie sur un acte d’enquête, un « procès-verbal de transport/constatation » dans lequel on peut lire :

« Ces vérifications acoustiques tentent à montrer que des cris, des hurlements, des bousculades ou une lutte aurait été audibles pour les salariés présents ou la clientèle présente…« .

Des cris ? Des hurlements ? Des bousculades ? Une lutte, entre des salariées précaires en état de subordination à l’emploi, et leur patron, pendant qu’on y est ?!

« Le gérant n’a pas pu agresser ces femmes, parce que les agressions sexuelles ça fait du bruit », nous dit en substance la police parisienne.

Les « enseignements » de ces vérifications acoustiques seraient comiques – le sous-brigadier en charge de cette « vérification » précise même qu’il a « élevé la voix » pour procéder au test – s’ils ne découlaient pas d’une ignorance crasse, et s’ils n’avaient pas de telles conséquences pour des victimes de violences sexuelles.

D’une part, cette « analyse » élude une hypothèse pourtant élémentaire : le gérant a pu justement choisir des moments où il n’y avait pas de clients et d’autres salariés dans le magasin pour agresser ses salariées.

D’autre part, et surtout, les trois salariées ont constamment dit s’être tues, avoir fait en sorte de ne pas faire de bruit, avoir repoussé le gérant en silence, avoir exprimé qu’elles n’étaient pas d’accord en se raidissant, en se prostrant, en disant tout simplement qu’elles ne voulaient pas.

Une « vérification acoustique » tout droit sortie d’une pure mythologie sur la manière dont les victimes de violences sexuelles, notamment au travail, réagissent, qui imprègne encore trop souvent les services d’enquête.

Une procédure sous assistance féministe

Ce classement sans suite sidère les victimes. Accablées, découragées, elles mettent ce qui leur reste d’énergie dans la reconstruction de leur vie professionnelle et familiale. Elles font des enfants, déménagent, changent de vie, deviennent difficilement joignables. Elles n’ont plus aucune attente vis-à-vis de l’institution judiciaire, y compris prud’homale.

La procédure ne tient dès lors plus que sur la conviction, partagée par l’AVFT et leur avocate, Me Tamara Lowy, qu’on ne peut en rester là.

Après plusieurs péripéties procédurales dont nous vous épargnons le détail, le conseil de prud’hommes de Paris examine les requêtes des trois salariées. L’AVFT, représentée par Marilyn Baldeck, est intervenante volontaire dans la procédure.

Conseil de prud’hommes : nouvelle désillusion judiciaire

Le 21 février 2018, la section commerce du conseil de prud’hommes de Paris, après une audience présidée par un conseiller salarié, agent RATP et syndicaliste CGT(1), rend une décision dans laquelle le déni de justice le dispute à l’absurdité.

Déni de justice, puisque le conseil affirme que le harcèlement sexuel n’est pas établi s’agissant de Chaharazad et Nadia, sans même se donner la peine de motiver cette affirmation, notamment au regard des règles de preuves particulières en la matière, ce qui est… illégal, les juges, même non-professionnels, ayant l’obligation d’étayer leurs décisions, en fait et en droit. On comprend cependant bien que, eu égard à la solidité du dossier, une telle motivation se serait avérée périlleuse. Alors autant s’en passer.

Le conseil de prud’hommes se contente en effet d’affirmer que les deux salariées « ne démontrent pas avoir subi de harcèlement moral et sexuel », oubliant par la même occasion qu’en matière civile, il est attendu que soient présentés « des faits laissant présumer un harcèlement moral ou sexuel »(2) et non pas une preuve péremptoire de ces agissements, charge à la partie adverse d’apporter la preuve contraire. Chers et chères conseillers-ères prud’hommes, si vous nous lisez, cela s’appelle « l’aménagement de la charge de la preuve » et cette règle est prévue à l’article L1154-1 du Code du travail.

Absurdité, car pour une raison tout à fait mystérieuse, le conseil de prud’hommes se déclare en partage de voix sur le dossier de Sarra, alors que sur la plan probatoire il ne diffère en rien des deux autres.

Conseil de prud’hommes, en formation de départage : le harcèlement sexuel est (enfin) reconnu pour une salariée

Le 18 novembre 2019, le juge départiteur rend une décision par laquelle il condamne l’employeur pour harcèlement sexuel et moral et constate la nullité du licenciement. Il condamne l’employeur à indemniser Sarra à hauteur de 8000 € en réparation des préjudices moraux liés aux harcèlements, et à lui verser l’équivalent de 10 mois de salaire en réparation du licenciement.

L’employeur est également condamné :

– à rembourser les organismes sociaux (pôle emploi et la CPAM) dans la limite de six mois de prise en charge, comme le dispose le Code du travail (grâce à une mobilisation de l’AVFT, soit dit en passant).

– à indemniser Sarra à hauteur de 2000€ pour défaut de visite médicale d’embauche.

– à verser 1500€ à Sarra au titre de ses frais de justice

– à indemniser le préjudice moral de l’AVFT à hauteur de 1000€

– à verser 500€ à l’AVFT au titre de ses frais de justice.

L’employeur a fait appel.

Suite devant la Cour d’appel de Paris… fin 2020 ou courant 2021 pour Chaharazad, Nadia et Sarra.

Marilyn Baldeck

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Notes

Notes
1Le 2ème conseiller salarié est également un syndicaliste CGT
2Selon la règle applicable à ce litige. Ce sont désormais « des éléments de fait laissant présumer un harcèlement moral ou sexuel ».
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