Lettre à Nadine Morano, secrétaire d’Etat chargée de la famille et de la solidarité, au sujet du délit de harcèlement sexuel

Nadine Morano
Secrétaire d’Etat chargée de la famille
et de la solidarité
14, avenue Duquesne
75007 Paris

Paris, le 8 septembre 2010

Madame la Secrétaire d’Etat,

L’Association européenne contre les Violences faites aux Femmes au Travail (AVFT), intervient depuis 25 ans aux côtés des victimes de violences sexuelles au travail, et est à l’origine du vote des premières lois qui ont interdit et réprimé le harcèlement sexuel en France.
Elle agit pour que le seuil de tolérance des salarié-e-s, employeurs (publics ou privés), syndicats, professionnels de la chaine pénale, femmes et hommes politiques, encore beaucoup trop élevé en matière de harcèlement sexuel, soit réduit à zéro.

Depuis le vote des premières lois relatives au harcèlement sexuel en 1992, l’AVFT n’a eu de cesse de démontrer et dénoncer leur ineffectivité, qui découle du caractère pour le moins lacunaire de sa définition légale (« le fait de harceler ») et de l’obligation, pour la victime, de rapporter la preuve de l’intention de l’auteur d’ « obtenir des faveurs de nature sexuelle ».

Le 27 mai 2008 était votée la loi portant diverses mesures d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations.
Cette loi devait notamment transposer, près de trois ans après la date limite imposée par le Parlement européen, la directive européenne 2002/73/CE du 23 septembre 2002 qui impose aux Etats membres de l’UE de nouvelles normes en matière de harcèlement sexuel et de harcèlement à raison du sexe.

L’AVFT, à l’instar de nombreux professionnels du droit, avait critiqué cette loi car le législateur avait non seulement écarté une partie particulièrement pertinente de la définition communautaire du harcèlement sexuel (les formes que le harcèlement sexuel peut prendre : « s’exprimant physiquement, verbalement ou non-verbalement »), mais plus encore, s’était abstenu de la codifier. Un nouveau texte, qui en outre ne comporte pas les termes de « harcèlement sexuel », pourtant présents dans la directive, est donc venu se superposer aux dispositions existantes en matière de harcèlement sexuel, dans le Code pénal, le Code du Travail et la loi du 13 juillet 1983(1).

Par conséquent, la loi du 27 mai 2008 ne répond à aucune des critiques formulées de longue date par l’AVFT, et jamais invalidées, sur la définition juridique du harcèlement sexuel. Cette conclusion est d’autant plus valable que, plus de deux ans après le vote de cette loi, l’article 1 de la loi(2) n’a engendré aucune jurisprudence : son ineffectivité est donc flagrante.

La question du harcèlement sexuel a à nouveau été évoquée à l’occasion de l’examen, par le Parlement, de la proposition de loi renforçant la protection des victimes et la prévention et la répression des violences faites aux femmes.

Le 25 février 2010, l’Assemblée Nationale a voté à l’unanimité la proposition qui lui avait été soumise, comprenant, en son article 19, la modification de la définition du harcèlement sexuel, dans le Code pénal, le Code du Travail et la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, consistant en la codification de l’article 1 de la loi du 27 mai 2008. Cette modification n’avait suscité aucun commentaire des député-e-s, quelle que soit leur appartenance politique, lors de la commission spéciale du 10 février 2010 ou lors des débats, ni des membres du gouvernement (Mme Alliot-Marie, Ministre de la Justice et vous-même) lors de leurs interventions devant l’Assemblée Nationale.

Cette proposition de modification de la définition juridique du harcèlement sexuel, sans être pleinement satisfaisante, était la plus approchante de la troisième proposition de loi de l’AVFT présentée lors d’un colloque en janvier 2005 au Palais du Luxembourg(3).

Mais en commission des lois du Sénat, le 17 juin 2010, vous avez déclaré : « S’agissant de l’article 19, la qualification par le juge de la connotation sexuelle du harcèlement est contraire au principe de légalité des délits et des peines. Il faut veiller à ce que le juge se prononce sans risque d’arbitraire ».

M. François Pillet, sénateur et rapporteur, a ensuite déposé un amendement, ainsi motivé : « Mon amendement n°45 substitue à la définition du harcèlement sexuel posée à l’article 19, qui présente, eu égard à son imprécision, un risque de contrariété au principe constitutionnel de légalité des délits et des peines, une harmonisation des peines encourues en cas de harcèlement sexuel et de harcèlement moral, infractions définies et réprimées à la fois par le code pénal et le code du travail. Cela est au reste conforme au souhait formulé par la Cour de cassation dans son dernier rapport annuel ». Cet amendement a été adopté sans aucune discussion.

Dans son rapport fait au nom de la commission des lois, M. Pillet indique :

« Préoccupés par la coexistence, en droit français, de plusieurs définitions du harcèlement sexuel aux contours parfois imprécis, les députés ont souhaité harmoniser l’ensemble de ces dispositions en reprenant, dans l’ensemble des textes consacrés au harcèlement sexuel, la définition retenue par le droit communautaire et transposée en droit interne par la loi du 27 mai 2008 précitée (…).
Notre commission ne partage pas pleinement les inquiétudes des députés.
En effet, la coexistence de différentes définitions du harcèlement sexuel en droit français ne paraît pas incompatible avec nos engagements communautaires. Pour votre commission, il importe en effet de distinguer :

  • la répression du harcèlement sexuel, qui fait désormais l’objet d’une définition harmonisée, d’une part ;
  • la définition de la notion de discrimination, d’autre part, qui inclut notamment, conformément au droit communautaire, les agissements à connotation sexuelle ayant pour objet de porter atteinte à la dignité d’une personne ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant.

Toutefois, si la directive 76/207/CEE précitée demande aux Etats-membres d’encourager les employeurs et les personnes responsables de l’accès à la formation professionnelle à prendre les mesures nécessaires pour prévenir le harcèlement sexuel sur le lieu de travail, elle ne leur impose pas, en revanche, de prévoir des sanctions pénales pour réprimer de tels comportements.
En outre, l’introduction de cette définition en droit pénal ne paraît pas conforme au principe constitutionnel de légalité des délits et des peines. En effet, la définition du harcèlement sexuel proposée par l’article 19 procède d’une appréhension essentiellement subjective de la notion de harcèlement sexuel (l’agissement pourrait avoir uniquement « pour effet », indépendamment de toute intention malveillante de l’auteur, de créer un environnement que la victime ressentirait comme intimidant, hostile, humiliant ou offensant), sans que l’élément moral de l’infraction ne soit explicité.

Au demeurant, les magistrats entendus par votre rapporteur ont estimé que le droit positif était satisfaisant et permettait d’assurer une répression adéquate des faits de harcèlement sexuel ».

Le 24 juin 2010, le Sénat votait donc des modifications des dispositions relatives au harcèlement sexuel que l’on peut qualifier d’accessoires(4) : alignement du montant de l’amende, dans le Code du travail, à celle prévue en matière pénale (15 000 euros) et la possibilité pour le juge pénal, à titre de peine complémentaire, d’ordonner l’affichage ou la diffusion du jugement condamnant la personne pour des faits de harcèlement. L’Assemblée Nationale votait également ces dispositions en deuxième lecture le 29 juin 2010. Le 9 juillet suivant, la loi n°2010-769(5) était promulguée.

Le législateur, en évitant soigneusement de toucher au c?ur de la définition du harcèlement sexuel, a donc une nouvelle fois contribué à la préservation de privilèges sexuels masculins, en particulier dans le monde du travail.

Les justifications apportées sont pourtant loin d’être convaincantes.

En effet,

Vous avez affirmé que « la qualification, par le juge, de la connotation sexuelle du harcèlement » serait « contraire au principe de légalité des délits et des peines ».

Or le juge pénal a déjà la charge, en matière d’agression sexuelle et de viol, d’évaluer le caractère « sexuel » d’une « atteinte » (article 222-22 CP) ou d’une « pénétration » (article 222-23 CP), sans que cela ne porte préjudice au principe sus-visé. La jurisprudence, stabilisée de longue date, définit quelles sont ces « atteintes » et « pénétrations » « sexuelles ». Par souci de cohérence, le principe de légalité ne devrait donc pas pouvoir être invoqué pour refuser au juge pénal la possibilité d’estimer si un harcèlement est connoté sexuellement ou pas.

M. Pillet a quant à lui avancé une série d’arguments à l’appui de son amendement, tous inopérants de notre point de vue :

Il a en premier lieu soutenu que le texte voté par les députés s’exposait à « un risque de contrariété au principe constitutionnel de légalité des délits et des peines » « eu égard à son imprécision ». Cet argument est surprenant, dans la mesure où, précisément, l’infraction de harcèlement sexuel en vigueur viole, elle, de manière incontestable, le principe de légalité des délits et des peines du fait de son imprécision. Le délit de harcèlement sexuel sert même à illustrer, dans les manuels de première année de droit, « le déclin juridique du principe de la légalité (6) !
L’article 222-33 du Code pénal dispose en effet : « Le fait de harceler autrui dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle est puni d’un an d’emprisonnement et de 15000 euros d’amende ».
Force est de constater que cette infraction ne comporte aucun élément matériel et donc aucune définition, le législateur s’étant contenté d’une tautologie (« le harcèlement sexuel, c’est le fait de harceler »). Le juge, en l’absence de définition précise, est privé de la possibilité de faire une stricte application de la loi et doit donc statuer de manière subjective (7). Deux procès pour des faits de harcèlement sexuel similaires mais jugés par des juges différents peuvent par conséquent aboutir à des résultats opposés : la violation du principe constitutionnel de légalité des délits et des peines s’accompagne dans le même temps de la violation du principe d’égalité des citoyen-nes devant la loi.

M. Pillet a en outre affirmé s’appuyer, pour contrecarrer le vote des députés, sur le « souhait formulé par la Cour de cassation dans son dernier rapport annuel ».
Or rien dans ledit rapport(8) ne permet à M. Pillet de se prévaloir d’une telle caution. En effet, si la Haute Cour préconise l’harmonisation des peines en matière de harcèlement sexuel dans le Code pénal et le Code du travail, ainsi que l’ajout d’une peine complémentaire d’affichage en matière pénale, elle ne s’oppose en aucun cas à la réforme de la définition du harcèlement sexuel.

En second lieu, le rapporteur a argué que l’état du droit applicable en matière de harcèlement sexuel, et notamment la pluralité de textes s’y rapportant, ne « paraît pas incompatible avec nos engagements communautaires ». Or, outre le fait que rien ne saurait empêcher la France de voter des lois en avance sur le droit communautaire(9), la mise en conformité du droit français avec le droit européen n’était pas l’objectif central de la réforme votée en première lecture par les députés. Il s’agissait principalement de rendre le droit effectif pour les victimes de harcèlement sexuel et conforme au principe constitutionnel de légalité des délits et des peines.

Ceci étant, la conformité du droit français aux objectifs fixés par la directive européenne 2002/73/CE du 23 septembre 2002 en matière de harcèlement sexuel est bien en question car il serait osé de prétendre que la France satisfait aux exigences communautaires quand la loi du 27 mai 2008 (10) issue des travaux de transposition des directives sur les discriminations n’a aujourd’hui encore produit aucune jurisprudence.

En troisième lieu, M. Pillet a affirmé à tort que « le harcèlement sexuel » «fait désormais l’objet d’une définition harmonisée ». Seules les peines (dans le Code pénal et le Code du travail) le sont, la « définition » -terme qui comme démontré précédemment est largement abusif- du harcèlement sexuel demeurant quant à elle plurielle : pénale, sociale et civile.

En quatrième lieu, M. Pillet a soutenu que le texte voté par les députés («Tout agissement à connotation sexuelle subi par une personne et ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement hostile, dégradant, humiliant ou offensant ») « procèd d’une appréhension essentiellement subjective de la notion de harcèlement sexuel» qui ne serait pas conforme au principe constitutionnel de légalité en raison du caractère facultatif de « l’intention malveillante » du harceleur pour que l’infraction soit constituée.

Or, au risque de nous répéter, c’est bien le droit dans son état actuel qui appréhende le harcèlement sexuel de manière doublement subjective : d’une part, car il laisse le soin au juge de déterminer subjectivement ce qu’est « le fait de harceler », d’autre part, il exige que la plaignante rapporte la preuve de l’intention du harceleur « d’obtenir des faveurs de nature sexuelle », intention qui n’appartient pourtant qu’à la seule subjectivité de ce dernier.

En outre, il n’est guère besoin d’aller chercher bien loin d’autres infractions rédigées sur le même modèle sans que le principe de légalité n’y ait fait obstacle. En effet, l’article 222-33-2 du Code pénal définit le harcèlement moral comme « Le fait de harceler autrui par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ».

En cinquième et dernier lieu, nous sommes pour le moins surprises de l’affirmation selon laquelle les magistrats estimeraient que le droit relatif au harcèlement sexuel permettrait « une répression adéquate » de ce dernier. Ceci va en effet à l’encontre de l’expérience de l’AVFT mais aussi du rapport publié en juillet 2008 par les inspections générales de différentes administrations dont celle des services judiciaires, qui concluait sans ambiguïté à la nécessité de réformer la définition du harcèlement sexuel(11). Nous souhaiterions, afin d’enrichir nos analyses, connaître celles de ces magistrats et la jurisprudence sur laquelle elles sont fondées.

Enfin, nous regrettons que vous n’ayez pas consulté l’AVFT, seule association française spécialisée dans la lutte contre le harcèlement sexuel, au cours du processus législatif, faisant ainsi fi de 25 années d’expérience en la matière. Nous avions pourtant eu rendez-vous le 7 octobre 2009 avec Mme Djani-Cailleau, conseillère en charge du droit des femmes au sein de votre cabinet, notamment au sujet du délit de harcèlement sexuel. Mme Djani-Cailleau nous avait dit faire siennes nos analyses et avait affirmé qu’il « suffi simplement de trouver le bon levier ».

Le maintien d’une législation rétrograde en matière de harcèlement sexuel entrave considérablement la liberté sexuelle et le droit au travail des femmes en France, et partant, contribue au discrédit de « la grande cause nationale contre les violences faites aux femmes » déclarée par le gouvernement pour l’année 2010.

Dans l’attente d’une réponse à la présente, nous vous prions d’agréer, Madame la secrétaire d’Etat, l’expression de nos salutations distinguées,

Marilyn Baldeck
Déléguée générale

Copie à :

  • Mme Alliot-Marie, ministre de la Justice
  • M. Jean-Louis Debré, président du Conseil Constitutionnel
  • M. Bertrand Louvel, président de la chambre criminelle de la Cour de Cassation
  • M. José Manuel Baroso, président de la Commission européenne
  • Mme Michèle André, présidente de la délégation aux droits des femmes du Sénat
  • Mme Marie-Jo Zimmerman, présidente de la délégation aux droits des femmes de l’Assemblée Nationale
  • Mme Françoise Vilain, présidente de la délégation aux droits des femmes du Conseil Economique, Social et Environnemental
  • Mme Chantal Brunel, présidente de l’Observatoire de la Parité entre les Femmes et les Hommes

Notes

1. portant droits et obligations des fonctionnaires

2. Dans ses dispositions qui visent « tout agissement (…) à connotation sexuelle, subi par une personne et ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement hostile, dégradant, humiliant ou offensant ».

3. Cf.www.avft.org.

4. Le caractère accessoire de ces mesures apparaît d’ailleurs de manière éclatante dans le dernier rapport annuel de la Cour de cassation ( Les personnes vulnérables dans la jurisprudence de la Cour de cassation, 2009), dans lequel nous pouvons lire, à propos de la différence des peines du harcèlement sexuel en matière pénale et prud’homale :  » Même si ce décalage n’entraîne pas de difficultés pratiques particulières (…), la cohérence rendrait nécessaire que les mêmes peines d’amende soient prévues par le code pénal et le code du travail« .

5. Loi relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants.

6. Pour exemple, cf. HyperCours, droit pénal, procédure pénale, page 23, Thierry Garé et Catherine Ginestet, éditions DALLOZ, 2004. Les auteurs concluent :  » (…) force est de reconnaître que le Code pénal de 1994 s’est efforcé de définir plus précisément les infractions. Mais cet effort n’a pas toujours été couronné de succès, et on note de regrettables contre-exemples. Ainsi, le harcèlement sexuel réprimé par l’article 222-33 du Code pénal n’a-t-il fait l’objet d’aucune définition » (C’est nous qui soulignons).

7.Cf. lettre à Valérie Létard, secrétaire d’Etat à la solidarité, 23 janvier 2009, www.avft.org.

8. Cf. page 29 du rapport cité à la note 3

9. Les directives européennes le prévoient d’ailleurs explicitement : « Les Etats membres peuvent adopter (…) des dispositions plus favorables (…) que celles prévues par la présente directive » (Directive 2002/73/CE du 23 septembre 2002).

10. Loi du 27 mai 2008 portant diverses mesures d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations.

11. Rapport d’évaluation du plan global 2005-2007 de lutte contre les violences faites aux femmes. 10 mesures pour l’autonomie des femmes, Marie-Grâce Lux et Colette Horel, inspection générale de l’Administration, Michel Ribeiro, inspection générale de la police nationale, Christine Rostand et Philippe Mouchard, inspection générale des services judiciaires, Dr Patricia Vienne, inspection générale des affaires sociales, juillet 2008.

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