« En son pouvoir discrétionnaire », le conseil de prud’hommes d’Evry se moque des victimes de harcèlement sexuel

Mme K. est embauchée le 27 septembre 2010 en qualité de secrétaire dans une entreprise chargée de l’installation de systèmes de télésurveillance et de travaux de serrurerie. Âgée de 22 ans, ce poste est très important pour elle : c’est son premier CDI.

Quelques semaines plus tard, M. A., responsable d’agence, commence à la harceler sexuellement : remarques sur son physique («Tu as de belles lèvres», «T’as des seins très beaux, on a envie de les croquer» en aparté et devant leurs collègues de travail), envoi de SMS («J’adore ta bouche, tes yeux. Tes jolies fesses…», «Pose ta tête contre moi et viens dans mes bras une fois et tu sentiras la différence», «Alors tu veux bien un jour avec moi ? Rien à regretter. Stp. Dis moi quand ?». «J’ai trop pensé à toi cette nuit»), invitations régulières à déjeuner ou dîner, attouchements sur les cheveux, le cou, les épaules.

Il l’agresse également sexuellement (attouchements sur les cuisses, les seins) et tente de l’embrasser sur la bouche.

En septembre 2012, Mme K. dénonce oralement les faits à son employeur qui ne prend aucune mesure. Aucune enquête, aucune mesure de protection des salariées, aucune sanction du responsable d’agence. Il continue donc d’exercer des violences.

Le 10 décembre 2013, il l’agresse sexuellement. Cette agression est encore plus violente que les précédentes et peut être assimilée à une tentative de viol. Seuls dans les bureaux, il s’approche d’elle, l’enserre et essaie de l’embrasser. Elle tente de le repousser, lui demande d’arrêter, se débat, tourne la tête. Il ne la lâche pas. Au contraire, il maintient son emprise et l’embrasse dans le cou. Tentant à nouveau de se dégager, Mme K. se retourne et se retrouve dos à lui. Il lui touche alors les épaules, les bras, les seins. Elle sent également son sexe en érection contre ses fesses. Prise de panique, elle parvient à se retourner à nouveau et tente de le repousser avec ses bras. En vain. Plus elle le repousse, plus elle perd l’équilibre. Quand tout à coup, M. A. la lâche. Elle tombe au sol. Immédiatement, il s’allonge sur elle, l’empêchant de bouger. Il lui touche les seins par-dessus ses vêtements, relève ses vêtements et lui embrasse le ventre. Il lui touche ensuite les cuisses, arrive à son sexe. Mme K. parvient, à cet instant, à se retourner. Elle se retrouve alors sur le ventre et M. A. en profite pour lui toucher les fesses. La panique la gagne encore un peu plus et elle commence à crier, à pleurer. Elle parvient à se relever et s’enfuie.

Le lendemain, en pleurs, elle dénonce les violences à ses collègues de travail et à son employeur.

Le 12 décembre 2013, elle porte plainte. Une enquête préliminaire est immédiatement diligentée, plusieurs salariées – dont certaines victimes de M. A. – sont auditionnées.

Le 8 janvier 2014, elle saisit l’AVFT. Le 14 janvier, sur nos conseils, elle dénonce, par écrit, les violences sexuelles à son employeur et lui demande d’intervenir afin de pouvoir travailler dans un climat serein et sécurisé.

Le 31 janvier 2014, l’employeur met à pied M. A. avant, finalement, de le licencier.

Le 3 février 2014, le médecin du travail déclare toutes les salariées de l’agence inaptes temporairement durant une semaine.

Le 15 avril 2014, la CPAM reconnaît l’accident de travail de Mme K. Et le 29 avril 2014, elle est déclarée inapte par le médecin du travail définitivement en une seule visite et licenciée, pour ce motif, quelques semaines plus tard.

Le 29 janvier 2015, M. A. est condamné pour harcèlement sexuel et agressions sexuelles par le tribunal correctionnel d’Evry (Le 29 janvier, le Tribunal correctionnel d’Evry a condamné M. A., directeur d’agence, à 15 mois d’emprisonnement avec sursis pour harcèlement sexuel et agression sexuelle sur une de ses salariées). Mme K. et l’AVFT, parties civiles, sont indemnisées à ce titre.

Le 16 février 2015 a lieu l’audience devant le bureau de jugement du Conseil de prud’hommes d’Evry. L’AVFT est en soutien.

L’existence du harcèlement sexuel était donc acquise et l’issue du procès en principe parfaitement prévisible compte tenu des dispositions applicables.
Le Conseil de prud’hommes devait considérer le harcèlement sexuel établi, le licenciement pour inaptitude nul et l’obligation de sécurité de résultat de l’employeur engagée.

Et c’est ce qu’il a fait le 30 mars 2015 dans son jugement :

«Qu’en l’espèce, Mme K. a subi des faits de harcèlement répétés et d’agression sexuels de la part de M. A. son supérieur hiérarchique.

Que la SAS C. ne conteste ni la connaissance des faits subis par Mme K. ni leur caractère sexuel ni leur extrême gravité. .

En conséquence, le Conseil dit qu’il s’agit de faits de harcèlement sexuel».
(…)

«En conséquence, le licenciement est nul».
(…)

«En conséquence, le Conseil dit que le fait de laisser Mme K. en contact avec M. A. est un manquement grave aux obligations de sécurité imposées par la loi».

Mais alors, où se situe le problème ? Le problème, c’est que le Conseil de prud’hommes, alors même qu’il a correctement relevé les manquements de l’employeur, refuse, ou presque, d’indemniser Mme K.

Pour la réparation du préjudice moral liée au harcèlement sexuel, le Conseil condamne l’employeur à lui verser 5 000? € de dommages et intérêts, contre les 20 000? € demandés, ce qui est la fourchette basse de ce que les salariées obtiennent dans les procédures dans lesquelles l’AVFT intervient.

Pour la nullité du licenciement ainsi que la violation de l’obligation de sécurité de résultat, le Conseil ajoute un «Mais…» :

«Mais en son pouvoir discrétionnaire, le conseil déboute Mme K. de sa demande».

Rappelons que la jurisprudence de la Cour de cassation a de manière constante rappelé que l’indemnisation de la nullité de la rupture du contrat de travail, qui n’est pas assortie d’une réintégration, ne peut être inférieure aux salaires des six derniers mois.

Rappelons que le législateur, à la faveur de la loi sur l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, avait voté une «indemnisation plancher» qui ne pouvait être inférieure aux salaires des douze derniers mois, disposition abrogée par le Conseil constitutionnel pour non-respect de la procédure législative mais non pour un motif de fond (Harcèlement sexuel : l’éternel recommencement).

Pourquoi ce refus d’indemnisation ? On ne saura pas, pour cause d’exercice du «pouvoir discrétionnaire» du Conseil de prud’hommes. Pouvoir que, soit dit en passant, le Conseil de prud’hommes d’Evry a inventé pour les besoins de sa cause puisque les juridictions judiciaires, Conseil de prud’hommes compris, ont l’obligation de motiver leurs décisions «en faits et en droit».

Le Conseil de prud’hommes d’Evry se dispense purement et simplement de la moindre explication.
Et pour cause : il ne peut y avoir d’explication juridiquement recevable.

Mais ne faisons pas semblant de ne pas comprendre ce qui s’est «joué» dans ce jugement, qui n’a rien à voir avec le droit : il est le fruit du rapport de force existant entre le collège «employeur» et le collège «salarié», reproduction du rapport de force existant au sein des entreprises.

Le Conseil de prud’hommes est une juridiction paritaire composée de quatre juges non professionnels, deux représentant.es salarié.es et deux représentants employeurs.
Pour qu’une décision soit rendue, il faut qu’au moins trois juges tombent d’accord, c’est-à-dire qu’au moins un juge d’un des deux collèges vote dans le sens de l’autre collège.

Lorsque tout le monde campe sur ses positions, aucune décision ne peut être rendue, et l’affaire est renvoyée en «départage», c’est-à-dire qu’elle va, cette fois, être jugée («départagée») par un magistrat professionnel, dit «le juge départiteur».

Voilà la théorie. La pratique est plus obscure que cela. Côtoyer, échanger avec des conseillers et conseillères prud’hommes, comprendre les coulisses de cette juridiction révèle en effet bien des surprises.

Un jugement prud’homal résulte souvent d’arrangements, de négociations entre les deux collèges : La violation du statut protecteur d’une salariée déléguée du personnel est reconnue en échange de la non-reconnaissance du harcèlement sexuel. Le travail dissimulé est reconnu en échange d’une indemnisation ridicule du harcèlement sexuel. Un employeur est condamné en échange d’un employeur épargné dans un autre dossier.

Ces «compensations» sont consenties pour éviter que les deux collèges se retrouvent dos à dos et se déclarent en partage de voix, ce qui a pour conséquence d’allonger la procédure (environ d’un an pour la région parisienne – alors que le délai légal pour l’audience de départage est d’un mois suivant la décision de partage de voix des conseillers prud’hommes – auquel il faut, en cas d’appel, ajouter un nouveau délai, de 18 mois en moyenne, avant d’avoir une date d’audience devant la Cour d’appel).

La manière dont certains jugements sont rédigés traduit bien cette tension.

Nous avons par exemple déjà pu lire, dans un jugement du Conseil de prud’hommes de Meaux, que : «(…) même si les propos, faits et gestes de Monsieur V. doivent être jugés inadmissibles, grossiers, vulgaires, voire obscènes, ils ne peuvent être constitutifs d’un harcèlement moral ou sexuel». Ici, il est probable que le collège employeur a mis un veto sur la reconnaissance du harcèlement sexuel (en échange de la reconnaissance de la violation du statut protecteur de déléguée du personnel), mais la rédaction du jugement (par un membre du collège salarié ?) «invite» la salariée à interjeter appel (ce qu’elle a fait. La Cour d’appel lui a donné entièrement raison).

Pour Mme K., l’indemnisation qui lui était due a été «échangée» contre l’expression d’une fermeté de principe, et seulement de principe, contre l’employeur, que traduisent les termes employés («l’extrême gravité» des «faits subis» par Mme K.).

Ces arrangements occultes ont des conséquences directes sur les victimes et sur leurs droits : alors que l’issue de cette procédure va de soi, Mme K. est contrainte de faire appel, et d’attendre en moyenne 18 mois pour que sa cause soit à nouveau entendue, cette fois par des magistrats professionnels. Elle devra ensuite faire exécuter le jugement. Son indemnisation – qui n’est pas seulement «la cerise sur la gâteau», mais à laquelle elle a droit et dont elle a besoin(1) – est donc remise aux calendes grecques.

Ils ont évidemment une autre conséquence : en rendant des décisions aussi peu conformes au droit, aussi hostiles aux droits des femmes salariées qu’incompréhensibles pour les justiciables, les Conseils de prud’hommes portent un coup à leur propre crédibilité et légitimité et rend délicate la défense de cette juridiction dans les périodes où son fonctionnement est remis en cause.

Alors ? Faut-il se satisfaire de l’accès direct au juge professionnel, passerelle depuis le bureau de conciliation créée par la loi dite «Macron» ? Les juges professionnels font-ils toujours mieux (et plus rapidement) ? Pas sûr. Plusieurs décisions récentes, notamment de Cours d’appels(2) (Le 31 octobre 2014, la Cour d’appel de Douai, confirmant le Conseil de prud’hommes de Lille, a débouté Mme D. de ses demandes de reconnaissance du harcèlement sexuel et de nullité du licenciement et Le 9 octobre 2014, la Cour d’appel de Versailles a entièrement réformé un jugement du conseil de prud’hommes de Nanterre qui reconnaissait le harcèlement sexuel subi par Mme R., serveuse d’un bar), lacunaires sur le plan de la motivation juridique, l’illustrent.

C’est donc d’une meilleure application du droit du travail(3) et d’une bonne compréhension des rapports de pouvoir économiques, hiérarchiques et sexués par les juges (qu’ils soient professionnels ou non(4)) dont les salariées ont besoin.

Marilyn Baldeck et Laetitia Bernard

Notes

1. Et qui du reste n’est jamais très généreuse.

2. Certaines font l’objet de pourvois en cassation.

3. Et de tout le reste : moyens matériels, plus de greffiers et greffières, plus de juges… mais ce n’est pas l’objet de ce texte.

4. Pour les conseillers prud’hommes, c’est tout de même surtout le collège employeur qui doit évoluer… même si une conseillère prud’hommes salariée croisée récemment nous confiait :«quand c’est un dossier de harcèlement sexuel, les collègues salariés ne se battent pas forcément beaucoup pour gagner»

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