Le 16 juillet 2015, le Conseil de prud’hommes de Bobigny a condamné la société A.T pour harcèlement sexuel.

L’AVFT était intervenante volontaire

Au moment de la dénonciation des violences sexuelles qu’elle subissait, Madame P. travaillait depuis 11 ans chez A.T., une petite société spécialisée dans le fret aéronautique. Les 7 dernières années, elle avait été la secrétaire de l’homme qu’elle met en cause, M. B., de même niveau hiérarchique qu’elle à une époque, mais devenu au fil de sa carrière directeur d’exploitation puis directeur général de l’entreprise.

Profitant de son nouveau statut de supérieur hiérarchique qui lui donnait du pouvoir sur le contrat de travail de Mme P., M.B. avait débuté le harcèlement sexuel peu après sa première promotion, avant de l’agresser sexuellement.

Les violences avaient empiré après le déménagement de la direction dans de nouveaux locaux, où Mme P. s’était vue attribuer un bureau individuel permettant à M. B. d’opérer en toute discrétion et d’isoler la victime des témoins éventuels.

En guise de mise en condition, et selon un mode opératoire bien connu de l’AVFT, l’agresseur avait commencé par lui confier ses déboires conjugaux, faisant mine de lui demander conseil alors qu’il s’agissait de créer une confusion entre vie professionnelle et vie privée propice à l’avènement des violences. Mme P. avait alors réagi comme la plupart des victimes en situation de subordination hiérarchique, évitant de le repousser frontalement, tachant de lui faire comprendre avec diplomatie qu’il s’agissait de sujets personnels sans lien avec leur relation professionnelle.

Le message avait été une bouteille à la mer, et très vite, M B. est passé à la vitesse supérieure.

M.B. l’affuble alors de divers surnoms déplacés comme « bibiche », « ma puce », « mon petit c?ur » et l’interroge régulièrement sur sa vie intime et sexuelle : « tu portes des string ou des culottes ? », « tu te fais le maillot ? », « tu t’es déjà fait sodomiser ? ». Il lui montre sur son écran d’ordinateur des photos d’une femme nue qu’il présente comme sa maîtresse ou bien lui envoie des mails comportant des messages à caractère pornographique. Il lui impose de regarder une vidéo pornographique depuis son téléphone portable.

Ses gestes deviennent de plus en plus intrusifs. Il lui touche les cheveux, caresse sa main. La première fois qu’il lui touche les fesses, elle le gifle. Mais il continue. Il se frotte contre elle lorsqu’elle est à la photocopieuse, ou qu’elle fait la vaisselle, il la pousse dans les vestiaires. Lors d’un déplacement professionnel en voiture, il lui met la main sur la cuisse, et en sortant du véhicule, tente de lui prendre la main « pour faire couple » comme il dit.

Mme P. a beau le repousser clairement et se mettre en colère, lui répéter qu’elle n’est pas sa « bibiche », que son intimité ne le regarde pas, qu’elle ne veut pas de lui, M. B. persévère. Toutefois, il ménage des périodes d’accalmie, laissant croire à Mme P qu’il a renoncé aux violences, pour à chaque fois repartir de plus belle.

Dans ce même registre déstabilisant du chaud-froid, typique des stratégies des agresseurs, il alterne les remarques sur son physique (« t’as un beau petit cul »), avec des rappels à l’ordre professionnels sur un ton particulièrement autoritaire : « c’est moi le chef, c’est moi qui commande et tu fais ce que je te demande un point c’est tout », recourt à des formules offensantes : « retourne à ta niche » et menaçantes : « j’ai tous les droits ».

Le 31 décembre 2012, alors qu’ils se trouvent tous les deux seuls dans les locaux de l’entreprise, M.B. lui propose ouvertement de « faire l’amour avec elle ».

En 2007, Mme P. avait une première fois alerté la médecine du travail sans aller plus loin, sachant pertinemment, à l’instar de la plupart des victimes, que si elle dénonçait officiellement les agissements de son supérieur, elle risquait de perdre son emploi. Elle n’avait que trop raison. Toutefois, à force de prendre sur elle, elle finit par accuser sévèrement le coup psychologiquement. Ses années de vaine résistance l’ont plongée dans un état dépressif profond qui a conduit son médecin traitant à l’arrêter début 2013.

Mme P. saisit alors l’AVFT qui l’accompagne dans sa décision de dénoncer les violences qu’elle subit auprès de la direction des ressources humaines du groupe dont l’entreprise A.T. est une filiale.

L’agresseur allume un contre-feux : il cite directement Mme P. devant le Tribunal correctionnel de Bobigny pour dénonciation calomnieuse.

De son côté, Mme P. dépose plainte contre l’agresseur au pénal.

L’employeur ne mène aucune enquête sérieuse et M. B. ne sera jamais inquiété par l’entreprise.

Mme P. finit par être déclarée inapte à son poste par la médecine du travail. L’entreprise lui adresse alors des propositions de reclassement indignes, qui soit impliquent une baisse substantielle de salaire, soit concernent des postes en CDD. En octobre 2013, les refus des propositions de reclassements par Mme P. justifieront son licenciement pour inaptitude et impossibilité de reclassement.

Elle saisit donc le Conseil des Prud’hommes de Bobigny dans le but d’obtenir la nullité de son licenciement et la réparation du préjudice subi du fait du harcèlement sexuel.

En août 2014, l’inspection du travail, saisie par Mme P, dresse un procès-verbal concluant à la constitution du délit de harcèlement sexuel, s’appuyant sur une enquête remarquable par sa rigueur et son argumentaire. Il est transmis au procureur de la République.

En janvier 2015, la plainte de Mme P. est classée sans suite pour un motif qui est loin d’être anodin pour son ancien supérieur hiérarchique. Le parquet estime en effet qu’au terme de son enquête, « il apparaît qu’il existe des charges suffisantes contre M.B d’avoir commis l’infraction reprochée » mais qu’elle ne peut être poursuivie en raison de l’abrogation du délit de harcèlement sexuel par le Conseil constitutionnel(1).

19 février 2015 : audience du Conseil de prud’hommes de Bobigny

L’AVFT, qui était intervenante volontaire, a plaidé aux côté de Mme P. et de son avocate Maître Cittadini.

L’avocate de la partie adverse ne nous adressa ses conclusions que deux jours avant l’audience et celles-ci portaient non pas sur le fond de l’affaire mais sur une demande de sursis à statuer.

L’AVFT est coutumière de ce type de man?uvre par laquelle l’employeur tente de différer le plus possible le moment où il devra répondre de ses manquements envers ses salariées, épuisant ainsi moralement et financièrement les salariées victimes.

Or la seule procédure pénale pendante était engagée par l’agresseur lui-même en dénonciation calomnieuse. Maître Cittadini a donc fait valoir que le Tribunal correctionnel devra dans cette procédure évaluer la « pertinence » des accusations de Mme P. et non l’éventuelle culpabilité de M. B. du chef de harcèlement sexuel.

L’AVFT soulignait pour sa part que cette demande de sursis était fort mal venue dans un contexte politique marqué par la discussion parlementaire de la loi dite « Macron ». En effet, un des volets de ce projet de loi prévoyait une réforme de la justice prud’homale renforçant l’intervention des juges professionnels au détriment des juges paritaires issus du monde du travail. Une réforme contre laquelle patronat et syndicats s’étaient élevés d’une même voix, y voyant un désaveu de leur impartialité et de leur compétence à juger des conflits professionnels. L’AVFT plaidait la cohérence. Pouvait-on s’insurger contre une loi qui réduit l’intervention des juges paritaires au profit des juges professionnels et en même temps s’incliner devant le juge pénal ?

C’est ainsi qu’après un court délibéré, la demande de sursis à statuer fut rejetée par les conseillers qui estimèrent être en possession de tous les éléments utiles pour juger au fond.

L’avocate adverse, qui ne pouvait ignorer cette éventualité, n’avait pourtant pas estimé devoir conclure au fond, pensant ainsi, par une seconde man?uvre, acculer les juges au sursis. Les juges ne se laissèrent pas impressionner, plaçant l’avocate de l’employeur face à ses responsabilités.

Celle-ci obtint toutefois de pouvoir plaider en fin d’audience, imposant à Mme P. et son avocate alors en fin de grossesse, une attente de trois heures, alors que nous étions premières au rôle(2).

Une décision qui répond aux attentes de justice de la salariée (mais pas à l’exigence de rigueur juridique de l’AVFT !)

Nous avons donc pu plaider au fond en fin de journée devant une formation de jugement entièrement masculine, ainsi que le Président de l’audience en fit ironiquement la remarque.

Le premier enjeu pour nous était de convaincre les juges que les remarques et gestes de M.B. n’étaient ni anodins ni de l’ordre de l’humour ou encore du compliment, comme il ne manquerait pas de le prétendre. Percer à jour, tant qu’il le faudra, l’hypocrisie phallocrate consistant à faire croire que tel est le cas, quand bien même l’agresseur piétine l’absence de consentement d’une femme.

Il fallait aussi que les juges comprennent les réactions de la victime, et notamment le temps qu’il lui a fallu pour dénoncer les violences à sa DRH. La dialectique des rapports de pouvoir, les méthodes de l’agresseur qui verrouillent la parole et anéantissent l’estime de soi, mais aussi la crainte de perdre son emploi qui se vérifie dans 90% des situations connues de l’AVFT.

Il fallait encore anticiper les calomnies adverses, qui n’ont pas manqué, se payant des clichés sexistes de la Séductrice ou de la Vénale. Mme P. allait en effet bientôt devenir une employée incompétente, peu importe que l’entreprise ne lui ait jamais rien reproché avant la dénonciation officielle des violences. Sa manière de s’habiller suspecte de complicité. Une menteuse mue par l’appât du gain qui aurait tout inventé pour obtenir de meilleures conditions de départ d’une entreprise qu’elle souhaitait de toute façon quitter. L’argument serait risible s’il n’était pas tragique. Deux ans après son licenciement, Mme P. n’a pas retrouvé d’emploi. Et elle gagnait 2500 euros par mois.

Le délibéré qui devait intervenir courant mai a été reporté au 16 juillet. Entre temps, Mme P. a été relaxée par le tribunal correctionnel de Bobigny du délit de dénonciation calomnieuse invoqué contre elle par M.B.

Les Prud’hommes ont suivi Mme P. pour l’essentiel de ses demandes.

Le harcèlement sexuel est reconnu, et elle obtient 15 000 euros de dommages intérêts au titre de la réparation de son préjudice moral.

Le licenciement est indemnisé à hauteur de 40 000 euros de dommages intérêts, soit 22 mois de salaire, sans compter l’indemnité de préavis et le remboursement des congés afférents.

Mais il a été déclaré « sans cause réelle et sérieuse » alors qu’il aurait dû être déclaré « nul », comme Mme P. le demandait. Le Conseil a en effet préféré retenir le défaut de reclassement plutôt que le harcèlement sexuel pour dire le licenciement « sans cause réelle et sérieuse ».

Exit donc le lien entre les violences sexuelles et la fin du contrat.

Chose rare, les juges ont fait droit à la demande d’exécution provisoire de Mme P. sur le fondement de l’article 515 du code de procédure civile afin que le jugement soit exécutoire bien qu’il soit susceptible d’appel(3).

Le parcours judiciaire de Mme P. n’est pas terminé puisque la société a décidé de faire appel de cette décision.

Frédérique Pollet Rouyer
Juriste, représentant l’AVFT à l’audience.

Notes

1. Notons au passage que le parquet n’a pas cru bon renvoyer l’agresseur devant le tribunal correctionnel pour « agressions sexuelles » alors qu’au moins un salarié en a été le témoin direct.

2. Le rôle est l’ordre de passage des « affaires » à l?audience.

3. Tout en omettant de reprendre la condamnation pour préjudice moral dans le « dispositif » c’est-à-dire la partie exécutable du jugement, ce qui atténue sensiblement l’intérêt de l’application de l’article 515 CPC.

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