Condamnation pour harcèlement sexuel du restaurant « l’AVENUE » par le Conseil de prud’hommes de Paris (en formation de départage) le 24 janvier 2013

L’AVFT était intervenante volontaire

En 2005, Mme F., 28 ans, cheffe de rang dans un restaurant, saisit l’AVFT. Elle dénonce du harcèlement sexuel, des agressions sexuelles commis par le gérant de ce restaurant de luxe parisien et des représailles et humiliations extrêmes en conséquence de ses refus de céder aux exigences de son supérieur hiérarchique, sur fond de sexisme totalement institutionnalisé :

« A l’Avenue, on avait comme consigne de la part des managers, sous la directive d’AD, de tout le temps s’habiller d’une manière très sexy ; particulièrement les soirs et surtout pendant les périodes de collections de haute couture. La manager DA nous réunissait pour nous informer « qu’il fallait être « bonnes » (sic), que les clients aient envie de nous, qu’on soit comme des puputes » et « qu’AD disait que la personne qui ne serait pas habillée de telle façon, se mettant en pantalon ou dans un haut non décolleté sera à l’étage ». Ce qui avait une répercussion directe sur nos pourboires : la « belle clientèle, riche et généreuse (VIP) », était placée uniquement dans les rangs d’en bas. Durant l’année 2008, ils ont réalisé une affiche, placardée à l’office, mentionnant que les rangs seront distribués en fonction des critères d’habillement, s’il est sexy ou pas. Parfois il arrivait à AD de crier sur les filles, pourtant correctement habillées, leur ordonnant d’enlever « ces sacs de patates », et d’aller chez Zara sur les Champs Elysées, se procurer des vêtements respectant ses critères « sexy » ou « de se faire prêter des vêtements d’une autre serveuse. Il lui est arrivé de me demander, de me faire prêter un haut ou une robe d’une autre serveuse, ne trouvant pas ma tenue décolletée, alors que je portais un vêtement convenable pour ce type de lieu de travail. Obligées de se vêtir d’une manière « sexy », certains clients masculins, au moment de choisir leurs desserts, me demandaient si j’étais « incluse dans la carte » et lorsque je répondais négativement, ils rétorquaient « c’est dommage, je ne prendrai pas de dessert ce soir ». Compte tenu des consignes vestimentaires et de la réaction de certains clients, j’avais l’impression qu’on faisait partie des éléments de décors, et qu’on était là pour inciter leurs appétits ».

Les agissements du gérant sont aussi directement dirigés contre Mme F. personnellement.

Pour exemples : après un service du midi, le gérant exige qu’elle se rende à son domicile « pour coucher avec lui », peu avant son mariage, pour « enterrer sa vie de garçon ». Comme elle ne s’y rend pas, le lendemain il lui attrape la tête, lui presse les tempes et lui demande : « Pour qui tu te prends ? ». A plusieurs reprises, quand elle prend les commandes sur l’ordinateur, il se frotte contre elle ; il lui fait des commentaires à caractère sexuel sur son physique : « t’as une grosse poitrine« ; « Ton copain doit se régaler« . Parfois, quand elle manifeste son mécontentement, il prend de la bave de son chien et la lui étale sur une épaule ; il lui donne un coup de pied dans les jambes, pour lui faire mal et au risque qu’elle fasse tomber les piles d’assiettes.

Mais Mme F. est soumise à une très forte contrainte économique : elle est soutien de famille, doit rembourser un important crédit immobilier que seuls les revenus qu’elle tire de ce travail, principalement du fait de pourboires confortables, permettent de supporter. Elle ne peut donc prendre le risque de dénoncer les violences et de perdre son travail.

Pour autant, l’AVFT l’engage à faire un maximum de démarches afin d’anticiper une éventuelle dénonciation et d’éventuelles procédures. Il est pour nous évident que Mme F. ne va pas pouvoir « tenir » longtemps. Elle « tient » cependant tant bien que mal trois années supplémentaires, pendant lesquelles nous lui demandons de faire le récit le plus précis possible des violences, l’accompagnons à l’inspection du travail(1), lui conseillons d’en parler à chaque visite médicale du travail, l’orientons vers un suivi psychologique. Dans cet intervalle, une ex-serveuse de ce restaurant contacte l’AVFT (sa procédure est toujours en cours). Son témoignage est édifiant et, longtemps après son départ de l’entreprise, son traumatisme est encore palpable.

En septembre 2008, Mme F. annonce sa grossesse. La réponse ne se fait pas attendre : le gérant la place sur les rangs les moins rentables, à l’étage du restaurant, là où elle est la moins visible, car, enceinte, elle ne correspond plus aux « standards » du restaurant. A la fin de son congé maternité, Mme F. est incapable de retourner travailler dans ce restaurant. Le médecin du travail, qui la connaît déjà bien, la déclare inapte en urgence à tous postes dans l’entreprise. Elle est licenciée pour ce motif en juin 2009. Ce n’est qu’en réponse à la lettre de licenciement qu’elle dénonce les violences sexuelles. Par la suite, elle porte plainte et saisit le Conseil de prud’hommes.

Comme la plupart des plaintes pour harcèlement sexuel, celle de Mme F. est classée sans suite. Pour des raisons essentiellement financières, elle ne peut persévérer dans la voie de la procédure pénale.

Devant le Conseil de prud’hommes, l’employeur argue classiquement du caractère intéressé de la salariée, qui agirait « pour l’argent », ainsi que d’un complot ourdi par elle et l’autre ex-serveuse du restaurant. Il se prévaut pour cela de nombreuses attestations de salariées qui contestent que Mme F. ait pu avoir été victime de harcèlement sexuel et mettent ses motivations en cause. L’employeur prétend qu’en tout état de cause, n’ayant été alerté par la salariée qu’après un licenciement pour inaptitude régulier en la forme, il ne peut être tenu pour responsable.

L’avocat de Mme F., Me Ovadia, commente notamment l’existence dans le dossier pénal d’un procès-verbal de police d’audition de l’inspecteur du travail qui déclare qu’il « ressentait un grand climat de terreur chez toutes les personnes » qu’il a contactées et qu’il n’a pu rencontrer personne, les salariées lui raccrochant au nez ou ne venant pas aux rendez-vous. En outre, une salariée, auditionnée par la police, avait indiqué qu’elle ne s’était pas rendue au rendez-vous à l’inspection du travail, l’employeur lui ayant indiqué que cela n’était pas la peine d’y aller. Une autre déclare que l’employeur a réuni les serveuses pour témoigner contre la salariée.

L’AVFT, représentée par Marilyn Baldeck, qui est intervenante volontaire dans la procédure, a longuement l’occasion d’exposer la contrainte économique qui pèse sur Mme F., de récuser l’argument selon lequel le fait qu’elle n’en ait pas parlé entacherait sa crédibilité, puisqu’elle en avait justement parlé à toute une série de personnes, sauf à l’employeur, dont elle craignait la réaction, ainsi que les stratégies mises en place par le gérant pour la réduire au silence : périodes de répit pendant lesquelles il s’en prend à une autre serveuse, laissant penser qu’elle ne serait enfin plus sa cible, humiliations afin qu’elle perde totalement confiance en elle, et discours qui consistait à faire croire que le restaurant était fréquenté par des avocats, des policiers, l’inspection du travail et qu’elle ne trouverait aucun soutien si elle dénonçait.

Le Conseil de prud’hommes se déclare le jour même en partage de voix et renvoie l’affaire devant le bureau de départage, treize mois plus tard.

Dans l’intervalle, Mme F. annonce qu’elle souhaite renoncer à la procédure, qu’elle est épuisée d’avoir à se battre et à affronter les mensonges de la partie adverse. Elle est en outre étranglée financièrement. Son avocat la convainc néanmoins de ne pas abandonner.

Lors de l’audience de départage en novembre 2012, la présidente refuse que l’AVFT, représentée par Laure Ignace, expose l’ensemble de ses observations orales. Considérant que le droit à un procès équitable de l’AVFT a été bafoué, nous lui adressons une note en délibéré(2). Les quatre conseillers prud’hommes ayant siégé la première fois sont présents alors qu’ils n’y sont pas obligés, témoignant de leur intérêt pour cette procédure. Parmi les « arguments » de la défense, on peut curieusement l’entendre citer « l’affaire Diallo/DSK » et affirmer : « Mme Feuillet n’a pas été victime de harcèlement sexuel comme l’entend le commun des mortels », sans que l’on en apprenne davantage sur la manière dont l’entend le « commun des mortels ».

Le 24 janvier 2013, le bureau de départage rend une décision de condamnation de l’employeur et déclare le licenciement nul après avoir déroulé un argumentaire parfaitement respectueux des règles de droit. Le jugement liste les pièces versées par Mme F. à l’appui de ses affirmations : procès-verbal de plainte, procès-verbaux de carence de salariées ne s’étant pas rendues aux convocations de la police, une enquête publiée dans le Nouvel Observateur sur les conditions de travail des salariées des restaurant appartenant au même groupe (le Groupe COSTES), l’attestation de l’autre salariée victime (et témoin des violences commises à l’encontre de Mme F.), les certificats médicaux, le « suivi » de l’AVFT, deux lettres du médecin du travail.
Ce jugement est d’ailleurs l’occasion de rappeler à quel point la pluralité et la cohérence des démarches entreprises par les salariées sont importantes pour faire valoir leurs droits devant le Conseil de prud’hommes.

Le jugement dit que « l’ensemble de ces faits permet de présumer l’existence d’un harcèlement moral et sexuel ».

Le jugement observe ensuite que des attestations de salariées qui « ne présentent aucune garantie d’objectivité », produites par l’employeur, ne sont pas de nature à inverser la présomption établie par Mme F., pas plus que le classement sans suite de sa plainte pénale, « sans incidence sur le sort du litige prud’homal » et dit que « les agissements dont Mme F. a été victime de la part de son supérieur hiérarchique sont constitutifs de harcèlement sexuel et moral ».

Le bureau de départage constate enfin en toute logique que l’inaptitude médicalement constatée par le médecin du travail découle du harcèlement sexuel et moral et que le licenciement qui est résulté doit être déclaré nul.

L’employeur est donc condamné à indemniser le préjudice résultant du caractère illégal du licenciement, ainsi que celui spécifiquement lié au harcèlement sexuel.

Sept ans après la saisine de l’AVFT et plus de trois après le lancement de la procédure, Mme F. a enfin obtenu gain de cause. Son courage et son endurance ont permis que la justice sociale se prononce sur des agissements qui caractérisent trop souvent le secteur de l’hôtellerie-restauration.

Reste à savoir si les sommes auxquelles l’employeur a été condamné – 8000 euros de dommages et intérêts pour le harcèlement sexuel et l’équivalent de six mois de salaires – le minimum légal – en réparation du licenciement illégal, négligeables pour une telle entreprise, sont susceptibles de contraindre l’employeur à remplir son obligation d’organiser la prévention du harcèlement sexuel dans son entreprise.

Le faible impact financier d’une telle décision sur l’employeur explique peut-être en partie qu’il n’ait pas fait appel. Cette décision est donc définitive.

Marilyn Baldeck
Déléguée générale

Notes

1. Cette administration ne peut agir sans autorisation des salarié.es qui la saisissent. Il s’agissait dans un premier temps d’alerter l’inspection du travail, de constituer un dossier avant de lui demander d’intervenir au sein de l’entreprise.

2. finalement écartée des débats.

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