Lutte contre les violences sexuelles : des politiques publiques ambitieuses plutôt que des médailles !

Le texte qui suit est la postface du livre de Sandrine Rousseau, une des femmes qui a porté plainte contre Denis Baupin (A lire absolument : « Parler », aux éditions Flammarion), dont elle m’a fait l’honneur de me confier la rédaction.

Je l’ai écrit le 11 juillet 2017, soit quelques jours avant de prendre connaissance de la coupe de 27% du budget « droits des femmes » et bien avant le raz-le-marée qui a suivi « l’affaire Weinstein » et la diffusion, le 11 octobre 2017, du documentaire d’Andrea Rawlins et Laurent Folléa « Harcèlement sexuel, l’affaire de tous », sur France 2, et qui a été vu par deux millions de téléspectatrices-teurs.

La mise à l’agenda médiatique des violences sexuelles, particulièrement au travail, ces dernières semaines, le rend d’un criante actualité.

Marilyn Baldeck, déléguée générale de l’AVFT

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Plus d’un après que n’a éclaté ce que les médias ont appelé « l’affaire Baupin », il est encore plus difficile de trouver une place pour poser son manteau à l’AVFT. Encore plus difficile de trouver un interstice sur une étagère pour y ranger un nouveau dossier. Mais surtout, c’est une gageure de trouver une plage horaire vacante même plusieurs semaines à l’avance pour organiser un rendez-vous avec une victime. Depuis un mois, nous avons pourtant une recrue supplémentaire(1). En CDD, nous n’avons pas pu mieux faire. Pour permettre son arrivée, nous avons dû transformer notre salle de réunion en bureau. Pour que nos locaux soient acceptables sans gréver les finances de l’association, en septembre, l’équipe se chargera en partie de sa rénovation et troquera Codes du travail et pénal contre rouleaux et pinceaux.

Je repense à une visite à l’association, en mai 2012, de Christiane Taubira et Najat Vallaud Belkacem, alors respectivement ministre de la justice et ministre des droits des femmes. Le délit de harcèlement sexuel venait d’être abrogé par le Conseil constitutionnel avec une violence toute patriarcale, offrant une garantie d’impunité aux harceleurs, il fallait rapidement combler ce vide juridique.

Prenant place dans notre salle de réunion d’alors, plus vaste pourtant que celle d’aujourd’hui, la ministre des droits des femmes avait philosophé : « Ce sont dans les locaux les plus exigus que l’on a les plus grandes idées et que l’on fait le meilleur travail».

Mais en mars 2014, devant l’ « exiguïté » de nos moyens financiers et la totale saturation de l’association, submergée de demandes de soutien juridique auxquelles nous ne pouvions matériellement plus répondre, nous avons décidé de ne plus ouvrir de nouveaux dossiers afin de ne pas préjudicier à la qualité de notre travail. Le texte dans lequel nous exposions la situation critique de l’AVFT n’aura pas suscité la moindre réaction des pouvoirs publics. Les seuls soutiens et expression de solidarité vinrent, comme d’habitude, des militantes féministes et des victimes elles-mêmes.

Pendant deux ans, nous avons tenté de retrouver un équilibre.

Le 9 mai 2016, vous parlez. Enfin, vous prenez publiquement la parole, parce que parler, vous l’aviez déjà fait.

Dans les jours qui ont suivi, le standard téléphonique de l’AVFT a explosé dans des proportions que nous n’avions pu anticiper. Et quand bien même ? Comment aurions-nous pu faire ? Aurait-il fallu déclarer l’AVFT en grève, ne répondant plus à personne en attendant un éventuel sursaut de l’État ? Peut-être.

Depuis, ces sollicitations semblent intarissables(2), de sorte que nous sommes très loin de pouvoir toutes les satisfaire.

Les ré-orienter ? Oui mais vers qui ? Vers des organismes publics tout aussi saturés et/ou non formés à traiter ces demandes spécifiques, dont ils sont par ailleurs loin d’avoir fait une priorité ?
Vers l’inspection du travail ? Une enquête bien faite de ce service public peut considérablement changer la donne pour une victime de harcèlement sexuel. Mais de réformes en baisses d’effectifs, les agent-es de contrôle sont de plus en plus désarmés. Pour ne prendre que Paris, le nouveau gouvernement projette de supprimer encore 16 % des effectifs. Par ailleurs, les agent-es de contrôle sont de plus en plus réfractaires à relever ou signaler au parquet des infractions au droit du travail, harcèlement sexuel compris, puisque le ministère public ne donne suite que dans de très faibles proportions.

Quand les victimes portent plainte, cela n’est pas mieux. La quasi-totalité des plaintes pour harcèlement sexuel est classée sans suite(3). La justice pénale ne cesse de démontrer son incapacité à rendre justice à ces victimes. Venez voir des procès pour des violences sexuelles, vous comprendrez.

Vers des avocat-es ? Les femmes qui nous saisissent sont pour une grande partie éligibles à l’aide juridictionnelle qui ne couvre pas les très nombreuses démarches « pré-contentieuses » auxquelles elles sont confrontées, ou ont des moyens trop modestes pour assumer des honoraires. C’est donc à l’AVFT qu’incombe la rédaction des lettres officielles à l’employeur, la collecte des pièces utiles, le suivi des procédures d’inaptitude etc. Par ailleurs, l’association et l’avocat-e de la victime ne sont pas interchangeables.

Vers le Défenseur Des Droits, autorité indépendante compétente en matière de lutte contre le harcèlement sexuel ? Oui mais qui pour débroussailler le dossier, réunir les éléments, afin de saisir utilement une institution qui croule elle-même sous les réclamations ?

Vers d’autres associations ? C’est ponctuellement possible, mais trente-deux ans après sa création, l’AVFT demeure la seule association française spécialisée dans la défense des victimes de violences sexuelles au travail.

Fin 2016, sur la demande de l’État, nous avons mesuré, objectivé, analysé les conséquences de la surcharge de l’AVFT, dans la perspective d’une adaptation des crédits qui lui sont alloués. Après plusieurs mois d’échanges à ce sujet, en mars 2017, nous avons appris que la convention qui nous lie réciproquement à l’État, sur le plan financier, ne bougerait pas d’un iota.

Concomitamment, j’étais informée par la Préfecture que j’étais proposée à une « distinction honorifique(4)».

Chère Sandrine, lorsque dans ton récit tu évoques la légion d’honneur au titre des récompenses devant être accordées aux militantes associatives luttant dans le champ des droits des femmes, je sais bien que cela traduit ta reconnaissance pour notre travail, notre engagement et nos valeurs.

Mais c’est précisément au nom de ces valeurs – de cohérence, de liberté, de non-redevabilité, que j’ai décliné l’offre(5).

Faut-il rappeler que la légion d’honneur a été créée par Napoléon Bonaparte, consécrateur, entre autre, du statut de mineures civiles pour les femmes adultes ?
Qu’elle est distribuée à des personnes fort peu fréquentables ?
Que les décorations discriminent entre de prétendu-es méritant-es et les autres ?
Qu’elles ne récompensent que des individus nonobstant le travail d’équipe ?
Qu’une distinction pour service rendu dissimule toujours même confusément un service à rendre ?
Que toute décoration institutionnelle est, de mon point de vue, fondamentalement incompatible avec la subversion que suppose l’engagement féministe.

L’AVFT veut des politiques de lutte contre les violences faites aux femmes ultra ambitieuses, à la hauteur de l’enjeu de civilisation qu’elles représentent, plutôt que des médailles.

Nous n’avons aucune idée de ce à quoi ressemblerait notre monde sans violences masculines.
J’aurais bien aimé voir.

Les « mérites éminents » requis pour être décoré, reviennent aux victimes, celles qui tentent de se tenir la tête hors de l’eau, celles qui parlent, celles qui ne parlent pas ou pas encore, qui portent plainte ou pas.

Leur reconnaissance, la tienne, nous est autrement plus précieuse.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Notes

Notes
1Grâce au soutien financier de la Région Ile-de-France
2La diffusion sur France 5 en janvier 2017 d’un documentaire sur les violences sexuelles au travail dans lequel l’AVFT est très visible n’y est pas non plus étrangère. Harcèlement sexuel, le fléau silencieux, Olivier Pighetti.
3Voir l’évaluation de la loi du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel par la commission des lois de l’Assemblée Nationale, rapport d’information, 16 novembre 2016.
4Qui pouvait être la légion d’honneur ou la médaille de l’ordre du mérite
5Comme l’avait fait quelques années plus tôt Catherine Le Magueresse, alors présidente de l’AVFT.
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