Condamnation prud’homale de l’employeur pour harcèlement sexuel après une relaxe au pénal : la Cour de cassation lâche enfin du lest

Cass.soc., 25 mars 2020, n° 401 FS-P+B

Une conception autoritaire de l’autorité de la chose jugée, qui a fait long feu

En 1999, Mme T., soutenue par l’AVFT, portait plainte pour harcèlement sexuel contre son supérieur hiérarchique et attaquait son employeur devant le Conseil de prud’hommes de Marseille. Le tribunal correctionnel relaxait le supérieur hiérarchique pour insuffisance de charges ; En 2003, la chambre sociale de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence, alors très avant-gardiste, condamnait l’employeur, estimant que l’absence d’infraction pénale de harcèlement sexuel ne faisait pas disparaître le harcèlement sexuel « au sens de sa définition sociale« .

Trop avant-gardiste. En 2005, la Cour de cassation cassât l’arrêt au motif que « les décisions de la juridiction pénale ont au civil l’autorité de chose jugée à l’égard de tous et il n’est pas permis au juge civil de méconnaître ce qui a été jugé par le tribunal répressif »(1).

Durant les quinze années qui ont suivi, ce fût l’arrêt le plus cité par les codes, les juges, la doctrine, pour illustrer l’effet aliénant de l’autorité de la chose jugée au pénal sur les procédures sociales. Alors que la chambre criminelle assouplissait la règle de son côté en matière d’appel sur intérêts civils(2), la chambre sociale demeurât longtemps inflexible(3), renouvelant sa soumission au pénal, et donc privant les juges du travail du pouvoir d’appréciation qu’ils auraient pu et dû tirer de bases légales et de règles de preuve différentes.

Il en résultait que pour une salariée victime de violences sexuelles au travail, déposer une plainte pénale comportait le risque, en cas de relaxe de l’agresseur par un tribunal correctionnel, de mettre en échec la procédure intentée contre l’employeur devant le Conseil de prud’hommes. Dès lors, ne valait-il pas mieux renoncer à porter plainte pour sécuriser la procédure prud’homale ? Pragmatisme juridique qui avait pour effet l’impunité totale du harceleur lui-même et l’absence de sanction du trouble à l’ordre public.

En 2017, nous avions publié un plaidoyer en faveur d’un revirement de jurisprudence de la Cour de cassation : Violences sexuelles au travail : la soumission du juge du travail au juge pénal ne peut plus durer(4).

Nous y développions pléthore d’arguments juridiques :

1) Les définitions du harcèlement sexuel en droit pénal et en droit du travail ne sont pas identiques, l’intentionnalité n’étant pas à être recherchée pour la seconde, ce qui justifiait que pour de mêmes agissements, juge pénal et du travail rendent des décisions contraires ;

2) Les modalités de la preuve du harcèlement sexuel n’étant pas les mêmes dans les deux procédures (aménagement de la charge de la preuve en droit du travail), il devrait être admis que les juges parviennent à des résultats différents, comme l’y invite d’ailleurs la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme(5).

3) La jurisprudence administrative « montrait l’exemple depuis 30 ans« , autorisant les juridictions administratives à prononcer des condamnations d’employeurs publics à indemniser des victimes pour des faits ayant fait l’objet de relaxe au pénal(6), de sorte qu’il existait une incompréhensible rupture d’égalité entre les agentes publiques et les salariées du privée.

4) La procédure criminelle permettait l’indemnisation civile de la victime après l’acquittement de l’accusé, de préjudices découlant « de la faute » de ce dernier, fût-il pénalement innocenté(7).

5) Depuis un revirement de jurisprudence de 2014(8), la chambre criminelle de la Cour de cassation étendait ce principe en matière délictuelle, permettant à la juridiction de second degré de constater une faute civile du mis en cause(9) alors que la juridiction de premier degré l’avait définitivement relaxé, au visa de l’article 6 CEDH relative au droit à un procès équitable.

Harcèlement sexuel : des définitions pénale et sociale différentes

C’est finalement au regard du premier argument – les différences de définitions du harcèlement sexuel en droit pénal et en droit social – que la chambre sociale a changé son fusil d’épaule.

Dans un arrêt du 25 mars dernier, pour rejeter le pourvoi de l’employeur, elle énonce que :

« 6. La cour d’appel a relevé qu’en l’espèce, le jugement de relaxe du tribunal correctionnel était fondé sur le seul défaut d’élément intentionnel.

7. La caractérisation de faits de harcèlement sexuel en droit du travail, tels que définis à l’article L. 1153-1, 1, du code du travail, ne suppose pas l’existence d’un élément intentionnel.

8. Par conséquent, c’est à bon droit que la cour d’appel a retenu que la décision du juge pénal, qui s’est borné à constater l’absence d’élément intentionnel, ne privait pas le juge civil de la possibilité de caractériser des faits de harcèlement sexuel de la part de l’employeur.« 

La rédaction des articles 222-33 du Code pénal et L1153-1 du Code du travail relatifs au harcèlement sexuel, applicables au cas d’espèce, différaient sensiblement.(10)

Le Code pénal disposait que :

« I. – Le harcèlement sexuel est le fait d’imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante.« 

Tandis que pour le Code du travail, « Aucun salarié ne doit subir des faits :
1° Soit de harcèlement sexuel(11), constitué par des propos ou comportements à connotation sexuelle répétés qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante« .

L’interdiction de « propos ou comportements à connotation sexuelle répétés » dommageables pour un.e salarié.e est donc un interdit absolu en droit du travail, nonobstant l’absence de conscience, pour le harceleur, d’enfreindre cet interdit. Dans une entreprise, une association, ou une administration publique (la définition du harcèlement sexuel étant identique en droit du travail et dans le statut général de la fonction publique)(12), la règle est simple et univoque : personne ne doit y être exposé.

Pour que l’infraction pénale soit caractérisée, la conscience du harceleur de franchir une ligne rouge (« l’élément intentionnel », qui ne doit pas être confondu avec la volonté du harceleur de blesser la victime) doit être établie.

Lorsque la relaxe de la personne mise en cause pour harcèlement sexuel repose sur l’absence d’élément intentionnel, la juridiction du travail reste donc libre d’apprécier l’existence ou non d’un harcèlement sexuel. C’est le raisonnement que la Cour de cassation vient enfin d’adopter.

Le principe d’autorité de la chose jugée au pénal sur le civil nullement mis à mal

Ce changement de cap n’est point le fossoyeur du principe « d’autorité de la chose jugée ». Celui-ci demeure bel et bien vivace, précisément en raison de la différence de définitions en droit pénal et droit du travail.

La Cour de cassation le rappelle d’ailleurs en prélude à sa démonstration :

« 5. Il résulte des articles 1351 du code civil, dans sa rédaction antérieure à l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016, et 480 du code de procédure civile, que les décisions définitives des juridictions pénales statuant au fond sur l’action publique ont au civil autorité absolue, à l’égard de tous, en ce qui concerne ce qui a été nécessairement jugé quant à l’existence du fait incriminé, sa qualification et la culpabilité ou l’innocence de ceux auxquels le fait est imputé. »

Corrélativement, le principe de présomption d’innocence est également préservé, puisque la personne relaxée au pénal demeure judiciairement innocente. La « personne » condamnée par le juge du travail n’est par ailleurs pas la même, puisqu’il s’agit de l’employeur personne morale, y compris dans l’hypothèse où la personne morale serait incarnée par la personne physique bénéficiaire de la relaxe, comme c’est exemple le cas d’un particulier employeur(13).

Mais quid des relaxes fondées sur d’autres motifs que l’écart de définition entre le pénal et le social relatif à l’élément intentionnel de l’infraction ? Quel raisonnement désormais tenir lorsque la relaxe est motivée pour insuffisance de charges, motif le plus souvent retenu, comme dans la procédure de Mme T. ?

De notre point de vue, il devrait être possible d’inférer de l’arrêt du 25 mars 2020 un principe général : tant que la relaxe n’est pas remise en cause et que le harcèlement sexuel, dans le cadre d’une procédure civile, est caractérisé par des faits que le tribunal correctionnel n’a pas considéré comme inexistants, et donc tant que l’autorité de la chose jugée au pénal sur le civil est sauve, le conseil de prud’hommes devrait être libre de statuer sur le harcèlement sexuel. Ou pour le dire autrement : la relaxe au pénal ne s’impose pas aveuglement au juge civil/social, à qui il est conféré une autonomie nouvelle. Du reste, l’absence d’élément intentionnel de l’infraction n’est-elle pas une forme d’insuffisance de charges ? Il importe donc désormais d’analyser les marges de manœuvres offertes par la rédaction du jugement correctionnel.

Revenons à la procédure de Mme T., qui a donné lieu à l’arrêt de la Cour de cassation du 3 novembre 2005, qui a (mal) figé la jurisprudence pendant 15 ans. La Cour d’appel d’Aix-en-Provence, qui lui avait initialement donné raison, ne s’était pas contentée de constater les variations de définitions pénale et sociale pour s’émanciper de la décision de relaxe. Elle s’était aussi appuyée sur une série d’agissements que le tribunal correctionnel avait considérés comme acquis (bien que pénalement insuffisants selon les juges) : le fait que le supérieur hiérarchique ait « poursuivi de ses assiduités », qu’il se soit « arrangé pour se retrouver dans des conditions d’intimité avec celle-ci », « notamment » lors d’un déplacement professionnel à l’étranger, que le « a simplement ( sic ) déclaré à la jeune femme vouloir sortir avec elle ».

Aujourd’hui, on peut raisonnablement penser que la Cour de cassation aurait rejeté le pourvoi de son ex-employeur. Voire, qu’elle aurait censuré une Cour d’appel qui n’aurait pas tiré de ces constatations l’existence d’un harcèlement sexuel « au sens de sa définition sociale » et qui aurait ainsi… piétiné l’autorité de la chose jugée au pénal sur le social !(14).

Un combat de plus mené en avance de phase, mais qui a depuis guidé notre réflexion juridique.

Reste à connaître l’effet que l’arrêt du 25 mars 2020 aura, non pas dans les procédures diligentées par la victime contre l’employeur, mais dans celles engagées par les salariés qui contesteront un licenciement fondé sur un harcèlement sexuel alors qu’ils auront été relaxés par le tribunal correctionnel. Jusqu’alors, dans ce cas de figure, l’employeur qui respectait son obligation de sécurité et de sanction(15) en matière de harcèlement sexuel en procédant au licenciement d’un salarié pour « harcèlement sexuel »(16) s’exposait assurément à la requalification du licenciement en licenciement sans cause réelle et sérieuse par le conseil de prud’hommes et à une condamnation à indemniser le salarié. L’assouplissement de la jurisprudence devrait également leur profiter, tant que le tribunal correctionnel ne constate pas l’inexactitude des agissements invoqués à l’appui du licenciement.

Marilyn Baldeck
Déléguée générale

Notes

Notes
1Soc. 3 nov. 2005, n o 03-46.839, Bull. civ. ; D. 2005. 2826. V, n° 307, CSBP 2006. 68 obs. C. Charbonneau ; JCP E 2006. 2370, obs. E. Fortis.
2voir Crim. 5 févr. 2014, n o 12-80.154, Bull. crim. n o 35 ; D. 2014. 807, note L. Saenko ; ibid . 1414, chron. B. Laurent, C. Roth, G. Barbier, P. Labrousse et C. Moreau ; AJ pénal 2014. 422, obs. C. Renaud-Duparc ; Dr. pénal 2014. 37, note A. Maron et M. Haas ; JCP 2014. 314, note J.-Y. Maréchal.Crim. 11 mars 2014, n o 12-88.131, Bull. crim. n o 70 ; D. 2014. 1188, note H. Dantras-Bioy ; AJ pénal 2014. 422.
3Soc. 7 mai 2014, n o 13-14.465, inédit.
4, Marilyn Baldeck et Laure Ignace, Revue de Droit du Travail, Dalloz, janvier 2017
5CEDH, 11 févr. 2003, Y. c. Norvège , n o 56568/00, RSC 2004. 441, obs. F. Massias.
6CE 24 oct. 1986, n°59929. et CAA Nantes, 19 oct. 2012, n°1NT02421
7Article 372 du Code de procédure pénale
8Crim. 11 mars 2014, n o 12-88.131, Bull. crim. n°70 ; D. 2014. 1188, note H. Dantras-Bioy ; AJ pénal 2014. 422.
9et non plus les éléments constitutifs d’une infraction, comme c’était le cas jusqu’alors.
10Notons que depuis la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, ces deux définitions diffèrent encore davantage
11La suite de l’article L1153-1 du Code du travail est hors-sujet pour la présente démonstration : 2° Soit assimilés au harcèlement sexuel, consistant en toute forme de pression grave, même non répétée, exercée dans le but réel ou apparent d’obtenir un acte de nature sexuelle, que celui-ci soit recherché au profit de l’auteur des faits ou au profit d’un tiers. »
12Art. 6 ter de la loi n°83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires
13C’est vraisemblablement également le cas dans la procédure présentement soumise à la Cour de cassation : l’individu poursuivi par une assistante dentaire puis relaxé du chef de harcèlement sexuel et l’employeur (qui est le dentiste) condamné civilement pour harcèlement sexuel se superposent.
14Ce dernier point relève jusqu’à preuve du contraire d’une fiction juridique, l’autorité de la chose jugée au pénal ne s’attachant qu’au dispositif du jugement, et non à ses motifs, qui contiennent la relation des agissements mentionnés. Voir Cass., ass. plén., 13 mars 2009, n o 08-16.033, D. 2009. 879, et les obs. ; ibid . 2010. 169, obs. N. Fricero ; RDI 2009. 429, obs. P. Malinvaud ; RTD civ. 2009. 366, obs. R. Perrot ; JCP 2009. II. 10077, note Y.-M. Serinet.
15Article L1153-5 et 6 du Code du travail
16Le harcèlement sexuel est constitutif d’une faute grave. Cass.soc,13 juillet 2017, N° 16-12493
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