Perdre tout de suite pour gagner plus vite : quand la justice prud’homale marche sur la tête

Actuellement, l’AVFT est intervenante volontaire, c’est-à-dire qu’elle présente des observations en soutien des demandes des salariées victimes de violences sexuelles au travail et formule des demandes propres, dans une cinquantaine de procédures prud’homales dans toute la France. Près de deux tiers de ces procédures se situent en Ile de France, et dans ces deux tiers, une bonne partie à Paris. Ces interventions sont représentées par les cinq salariées de l’association.

Devant le Conseil de prud’hommes, un dossier « bien ficelé », bien « travaillé » aboutit souvent à la condamnation de l’employeur en dépit de la composition paritaire du Conseil de prud’hommes – deux conseillers-ères du collège « salariés » et deux conseillers-ères du collège « employeur », le collège « employeur » cédant devant l’évidence de l’illégalité d’une sanction ou d’un licenciement.

Sauf quand le débat porte sur du harcèlement sexuel. Il est en effet excessivement rare, même quand les dossiers présentés sont juridiquement solides, même quand il ne fait aucun doute pour nous que la loi est de notre côté, que le Conseil de prud’hommes nous donne raison. Résistance de principe du collège employeur ? Grande vigueur des stéréotypes sexistes ? Méconnaissance par les deux collèges des règles de droit applicables ? Lors d’une de nos dernières interventions volontaires, devant le Conseil de prud’hommes de Paris, alors que nous rappelions la jurisprudence en vigueur, la présidente (collège employeur) a interrompu notre intervention en disant : « Pfff…, vous savez, nous… le droit… » (Rappel : les conseillers-ères prud’hommes ne sont pas des magistrat-es. Pour certain-es, le droit est une matière assez… exotique). Pour cette dernière raison, si nous ne gagnons pas en première instance devant le Conseil de prud’hommes, il est en revanche fréquent que la Cour d’appel, composée de magistrat-e-s professionnel-les, réforme le jugement et condamne l’employeur.

Lorsque nous ne gagnons pas devant le Conseil de prud’hommes… nous ne perdons pas forcément. Le Conseil peut se déclarer « en partage de voix », c’est-à-dire que sur les quatre conseillers-ères, une majorité (ou l’unanimité) ne s’est pas dégagée : deux conseillers-ères veulent que l’employeur soit condamné (au hasard, le collège salarié), deux autres veulent que la salariée soit déboutée (au hasard, le collège employeur), donc balle au centre.

Le Conseil renvoie donc « l’affaire » en « audience de départage », laquelle est présidée par un-e juge départiteur, magistrat-e professionnel-le, qui a la charge de trancher.

Toute personne normalement constituée penserait qu’il vaut mieux pour la requérante (la salariée victime de harcèlement sexuel) que son « affaire » soit renvoyée en départage plutôt qu’elle soit déboutée par le Conseil de prud’hommes. En principe, oui. Mais c’est sans compter sur les délais de procédure, surtout en Ile de France.

En effet, à Paris, entre une audience devant le Conseil de prud’hommes et une audience de départage, il peut s’écouler plus d’un an. Toujours à Paris, en section « commerce » (dans les autres sections peut-être aussi, mais nous n’avons pas d’informations à ce sujet), le Conseil de prud’hommes se déclare en départage sine die: aucune date de départage n’est fixée, car les calendriers débordent. Et les calendriers débordent car il manque des magistrat-e-s et des greffiers-ères. Il manque des magistrat-e-s et des greffiers-ères parce que le budget de la justice française -0,19% du PIB- arrive derrière celui de l’Azerbaïdjan.

Quand on a la chance, donc, d’avoir une date pour une audience de départage, la procédure ne s’arrête pas là. Dans les procédures où il est question de harcèlement sexuel, la partie qui perd devant le juge départiteur fait toujours(1) appel. Et entre l’audience de départage et la Cour d’appel, quels délais ? A Paris, deux ans. Pour des décisions de première instance rendues avant l’été et qui ont été frappées d’appel, nous sommes convoquées devant la Cour d’appel de Paris au printemps 2013. Les avocat-es du SAF, Syndicat des Avocats de France, ont d’ailleurs déposé en début d’année de multiples assignations à l’agent judiciaire du trésor pour mettre en cause la responsabilité de l’Etat et obtenir des dommages et intérêts visant à indemniser le préjudice de leurs client-e-s. Et pour que ça change.

Résumons : une requête prud’homale est déposée à Nanterre (juridiction prud’homale qui souffre du pire encombrement). L’audience de conciliation, étape obligatoire de la procédure, est fixée un an plus tard (à Paris, c’est quelques mois). En cas de non-conciliation, le bureau de conciliation fixe l’audience de jugement un an plus tard. Un an plus tard, le Conseil se déclare en départage. Avec un peu de chance, l’audience de départage a lieu un an plus tard. La partie perdante fait appel. La Cour d’appel examine « l’affaire » deux ans plus tard.
La décision définitive est donc rendue 5 ans plus tard (si l’on ne compte pas les très fréquents reports d’audience en matière sociale, qui sont parfois le fait d’avocat-e-s peu diligent-e-s). Un moyen pour raccourcir la procédure d’un an (et par la même occasion les frais d’avocat-e, car chaque plaidoirie se paie) ? Perdre en première instance pour aller directement à la case « Cour d’appel » sans passer par la case « départage ». Ce qui fait dire à certain-e-s avocat-e-s, entre dépit et cynisme, qu’il vaut peut-être mieux manquer de zèle devant le Conseil de prud’hommes.

Notes

1. Une exception : une procédure contre Eurodisney que nous avons gagnée en départage sans que l’entreprise ne fasse appel

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