Réponse à M. Perben, ministre de la justice (3 mai 2004)

Monsieur Perben
Ministre de la justice
13 Place Vendôme
75 042 Paris cedex 01

Paris, le 3 mai 2004

Monsieur le ministre,

Par lettre en date du 15 avril 2004, vous avez bien voulu, par la voix de M. Le Mesle, directeur de cabinet, répondre à nos trois lettres des 20 janvier, 7 mars et 7 avril derniers.

Cette lettre appelle de notre part plusieurs observations.

Vous nous informez de ce que « la question des violences faites aux femmes constitue une action prioritaire de lutte contre la délinquance » et du fait « qu’un groupe de travail interministériel est actuellement réuni pour améliorer la réponse judiciaire et extra judiciaire qui peut être apportée à ces actes particulièrement condamnables ». Nous ne pouvons que nous en réjouir.
Vous serait-il possible de nous faire connaître la composition et les axes de travail de ce groupe ? Depuis sa création en 1985, l’AVFT agit aux côtés des femmes victimes de violences et analyse, pour les changer, les processus judiciaires par lesquels la parole des femmes est étouffée. Cette expérience pourrait utilement être portée à la connaissance de ce groupe.

Pour ce qui concerne plus particulièrement notre demande de modification du délit de dénonciation calomnieuse, les éléments que vous apportez ne répondent malheureusement pas aux critiques que nous formulons quant à la rédaction du délit et à l’application juridictionnelle qui en découle.

 S’il appartient bien évidemment « à la partie poursuivante de démontrer que l’ensemble des éléments constitutifs de l’infraction sont réunis à l’encontre de la personne poursuivie, et notamment l’élément intentionnel », force est de constater qu’en matière de dénonciation calomnieuse, la présomption d’innocence de la personne poursuivie est gravement atteinte.

En effet, il résulte des termes même de l’article 226-10 C. pen. Al. 2 que « La fausseté du fait dénoncé résulte nécessairement de la décision, devenue définitive, d’acquittement, de relaxe ou de non-lieu déclarant que la réalité du fait n’est pas établie ou que celui-ci n’est pas imputable à la personne dénoncée. »
L’élément matériel est donc acquis -les agissements dénoncés qui ont fait l’objet d’une relaxe, d’un acquittement ou d’un non-lieu qualifié, sont nécessairement faux – et la partie poursuivante n’a pas même à le prouver.

– Qu’en est-il de l’autre élément constitutif de l’infraction : l’élément intentionnel?
Vous rappelez à juste titre la jurisprudence de la Cour de cassation du 25 mars 2003 que nous connaissons bien pour avoir suivi le dossier de Mme K. lourdement condamnée à trois mois de prison assortis du sursis et à 15 000 euros de dommages et intérêts à verser à l’homme qui l’a violée, et pour être à l’origine du recours déposé contre cet arrêt devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme.
Or les décisions du Tribunal correctionnel et de la Cour d’appel de Paris rendues dans cette affaire sont précisément exemplaires de l’absence de caractérisation de l’élément intentionnel. La Cour d’appel a considéré qu’il résultait « de la nature même de l’infraction, que Mme K. ne pouvait se méprendre sur la nature des faits allégués (…). La Cour procède ainsi à une confusion des deux éléments -matériel et intentionnel- constitutifs de l’infraction. Il n’est pas admis que Mme K. puisse être de bonne foi.

Cette motivation découle de la rédaction de l’article 226-10 C. pen.
Puisque les violences sexuelles dénoncées par la victime sont réputées fausses par la justice, comment les magistrats peuvent-ils ensuite retenir la bonne foi de celle qui a dénoncé « un fait faux »? Le jugement de condamnation (TGI de Dieppe, 23 mars 2003) de Mme D. est tout aussi explicite : « La mauvaise foi de Mme D. résultant nécessairement du défaut de pertinence des accusations retenues par la juridiction, celle-ci doit être déclarée coupable… ».

Conscients de cette aberration, les magistrats arrivent parfois à prononcer des relaxes, lorsque les violences dénoncées laissent place -selon leur perception- à interprétation. Ainsi une femme qui dénonce un harcèlement sexuel ou une agression sexuelle aura-t-elle mal compris les agissements de l’agresseur et pris pour des agressions ce qui n’étaient que des « tentatives de séduction ».
Cet artifice n’étant pas possible en cas de viol, les victimes sont automatiquement condamnées. L’élément intentionnel est déduit de l’élément matériel.

Nous maintenons donc notre demande de modification du délit de dénonciation calomnieuse.

Restant à votre disposition pour vous exposer nos propositions, nous vous prions d’agréer, Monsieur le ministre, l’expression de nos salutations distinguées.

Catherine Le Magueresse
Présidente

Copie :
Madame Ameline, ministre de la parité et de l’égalité professionnelle
Madame Guedj, secrétaire d’Etat aux droits des Victimes

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