Lettre à Mme Alliot-Marie, Garde des sceaux, Ministre de la Justice et des libertés sur le fait que des femmes ayant porté plainte au commissariat du 19ème arrondissement de Paris soient privées d’enquêtes préliminaires

Michèle Alliot Marie
Ministre d’État, garde des Sceaux,
Ministre de la Justice et des Libertés
13 place Vendôme
75042 PARIS Cedex

Paris, le 5 octobre 2010

Madame la Ministre,

Comme vous le savez, depuis 25 ans, l’AVFT fait entendre ses analyses des politiques publiques, des moyens alloués à la lutte contre les violences faites aux femmes et du droit applicable à ces violences. L’association soutient les victimes de violences sexistes et sexuelles dans les relations de travail auprès desquelles elle intervient en justice et, de ce fait, est régulièrement en contact avec les acteurs et actrices du monde policier et judiciaire.
En 2009, l’AVFT a reçu 143 nouvelles plaintes. Elle a rencontré 165 victimes dans toute la France.

C’est ainsi que, dans le cadre de l’intervention auprès de deux victimes ayant déposé des plaintes, Mmes N et B, l’AVFT a été alertée à plusieurs reprises par les policier-e-s chargé-e-s des enquêtes au sujet d’un grave manque d’effectifs au commissariat du 19ème arrondissement de Paris, les conduisant finalement, depuis trois mois, à ne plus mener aucune enquête préliminaire, la totalité de leur temps de travail étant absorbé par les enquêtes de flagrance.
L’un deux affirmait avoir « trois cents plaintes en attente de traitement » dont il savait ne pas pouvoir matériellement les traiter.

Mme N a saisi l’AVFT le 8 juin 2009 de faits de harcèlement sexuel et d’agressions sexuelles commis par son employeur, gérant d’un pressing à Paris. Elle a porté plainte pour ces violences le 9 juin 2009 au SARIJ 19 (Service d’accueil, de recherche et d’investigation judiciaires).
Constatant l’absence d’enquête, l’AVFT a écrit le 9 juillet 2010 au parquet de Paris afin de signaler ce déni de droit et a demandé à ce que l’enquête débute rapidement. Suite à cette lettre, la plainte de Mme N a été confiée à un nouveau policier, qui nous a alertées sur la totale saturation du commissariat du 19ème arrondissement. Quinze mois après la plainte, l’enquête est toujours au point mort.
Mme N a engagé une procédure contre son employeur devant le conseil de prud’hommes de Paris, à la suite de la perte de son emploi. Cette absence d’enquête a déjà et va avoir des conséquences préjudiciables pour elle. La procédure prud’homale est en effet suspendue dans l’attente de l’avancement de la procédure pénale car elle ne dispose d’aucun dossier pénal ni de décision de justice à l’appui de sa requête prud’homale.

Mme B nous a saisies le 27 janvier 2009. A cette occasion, elle a dénoncé le harcèlement sexuel et les agressions sexuelles commis par son supérieur hiérarchique direct, secrétaire administratif de l’amicale des retraités de ***** entre septembre 2008 et le 19 janvier 2009. Elle a porté plainte pour ces violences le 21 janvier 2009 au commissariat du 19ème arrondissement de Paris.
L’enquête a commencé et une confrontation entre Mme B et son supérieur hiérarchique a été organisée par un premier agent de police en avril 2009.
Depuis cette date, l’enquête préliminaire n’a pas progressé et les témoins de Mme B n’ont toujours pas été entendus. Seuls changements : en un an et demi, trois officiers de police judiciaire en charge de cette enquête se sont succédés, son dossier faisant « l’objet de réattribution », sans qu’aucun n’ait, jusqu’à présent, traité sa plainte.
En 2009 et 2010, Mme B et son conseil se sont à de très nombreuses reprises informés de l’« avancée » de l’enquête auprès des différents policiers qui en avaient la charge. Ils ont systématiquement été renvoyés à des délais d’attente de plusieurs mois pour obtenir des nouvelles de la plainte. En mai 2010, épuisée par les transferts de service en service à chaque fois qu’elle demandait à parler à l’OPJ en charge de son dossier, Mme B a alors été contrainte de menacer de s’enchaîner devant le commissariat si on ne la laissait pas parler à un responsable.
Le 2 juillet 2010, Mme B a à nouveau porté plainte au SARIJ du 19ème arrondissement de Paris suite aux actes d’intimidations et au harcèlement psychologique dont elle est victime de la part de son supérieur hiérarchique. Au cours de cette audition, le dernier OPJ chargé de sa plainte pour harcèlement sexuel et agressions sexuelles l’a alertée sur le nombre de dossiers qu’il a à traiter (200) et sur le délai d’attente : six mois. Six mois de plus à attendre, « cette attente qui (la) fait couler physiquement et psychologiquement ».

Cette absence d’enquête préliminaire est inacceptable.
L’enquête préliminaire, menée sous l’autorité du parquet, est un élément essentiel de notre justice pénale. Elle contribue à la recherche de la vérité, tout particulièrement lorsqu’il s’agit de violences sexuelles et que les victimes ne disposent le plus souvent pas de preuve directe, ces violences étant le plus généralement commises sans témoins directs. Pour ces femmes, sans enquête, aucune sanction de l’auteur des violences ni de réparation n’est possible car le procureur n’est pas en mesure de décider d’une éventuelle poursuite. L’enquête préliminaire est une étape indispensable à l’application des dispositions pénales et à la répression des infractions sexuelles.
Les effets de la prescription de trois ans pour les délits risquent de contraindre ces femmes à former des plaintes avec constitution de partie civile auprès du doyen des juges d’instruction, procédures dans lesquelles elles n’auront pas toutes les chances de leur côté compte tenu du dépérissement des preuves que l’absence d’enquête préliminaire rapide a pour conséquence. Outre les enjeux financiers que la plainte avec constitution de partie civile implique (frais de consignation et honoraires d’avocat-e-s plus élevés), les y contraindre reviendrait à affirmer que l’Etat n’entend pas réprimer ces violences.
C’est ce message qui est adressé aujourd’hui à ces deux femmes et à toutes les autres victimes dont les plaintes sont restées sans effet. Ce désengagement des pouvoirs publics est également un message d’impunité adressé aux agresseurs puisqu’il a pour conséquence directe de décourager les victimes à parler et à dénoncer les violences. La sous-déclaration des violences commises contre les femmes, établie par de nombreuses enquêtes de victimation, a notamment pour origine leur présupposé que le système judiciaire ne les croira pas et/ou ne jugera pas les violences subies suffisamment graves : les faits leur donnent raison.

Après l’abandon de la réforme du délit de harcèlement sexuel(1) lors de son examen par la commission des lois du Sénat en vue du vote de la loi relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants (2), ce message de désintérêt contribue à nouveau au discrédit de « la grande cause nationale contre les violences faites aux femmes » déclarée par le gouvernement pour l’année 2010.
Ce dysfonctionnement constitue également une rupture d’égalité extrêmement grave entre les victimes. Certaines d’entre elles, qui ont déposé plainte postérieurement à Mmes N et B ont à ce jour déjà bénéficié d’un procès et ont vu l’auteur des violences condamné.

« La justice qui se fait attendre est une injustice », peut-on lire sur la page d’accueil du site de votre ministère, parmi les citations des « grands hommes qui ont marqué l’histoire de la justice » (3).
Nous vous demandons donc, Madame la Ministre, d’agir instamment afin de vous assurer que les plaintes non traitées le soient dans les plus brefs délais de façon à ce que le droit des victimes à obtenir réparation et justice soit effectif.

Dans l’attente d’une réponse à la présente, nous vous prions d’agréer, Madame la Ministre, l’expression de nos salutations distinguées.

GwendolineFizaine, Chargée de mission

Marilyn Baldeck, Déléguée générale

Copie:
? M. Brice Hortefeux, Ministre de l’Intérieur
? Mme Morano, Secrétaire d’Etat chargée de la famille et de la solidarité
? Délégation aux victimes du Ministère de l’intérieur
? M. Marin, Procureur de la République de Paris
? M. Gaudin, Préfet de police de Paris
? M. Madec, Maire du 19ème arrondissement
? M. le Commissaire du commissariat central du 19ème arrondissement de Paris


PS : Les femmes privées d’enquêtes préliminaires ont rapidement été auditionnées après cette intervention de l’association. Pour autant, nous sommes toujours dans l’attente d’enquêtes approfondies.


Notes

1. Cf. lettre du 8 septembre 2010 à Mme Morano, Secrétaire d’Etat chargée de la famille et de la solidarité dont vous avez également été destinataire.

2. Loi n°2010-769 promulguée le 9 juillet 2010

3. L’absence des femmes lors de la 27ème journée du patrimoine dédiée aux « grands hommes » et la publicité que vous choisissez de donner à certains juristes, comme Portalis, « père du Code Civil », qui ont construit un droit patriarcal qui légitimait notamment les violences faites aux femmes ne fait que renforcer ce sentiment d’indifférence des pouvoirs publics à l’égard des femmes victimes de violences.

Relance auprès de B. Hortefeux Réponse du cabinet de B. HortefeuxRéponse de la préfecture de police

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