Les mots pour dire les violences sexuelles, ou le minutieux travail de falsification de la réalité par le langage

Lors des réunions préparatoires au colloque que nous avons eues avec les membres de l’association Mémoire traumatique et victimologie(1) , il a d’abord été question de définir l’angle, le titre et les « idées-forces » du colloque. Ce travail nous a presque immédiatement confrontées à la problématique du langage utilisé pour décrire les violences faites aux femmes et plus particulièrement les violences sexuelles, thème du colloque.

Dans ce travail de défrichage (et de déchiffrage des mots), nous nous sommes d’emblée interrogées sur la pertinence du qualificatif de « sexuelles » pour nommer ces violences. Qu’est-ce qui fait en effet qu’une agression est « sexuelle », qu’un harcèlement est « sexuel », qu’une violence est « sexuelle » ? A partir de quels critères une violence peut-elle être dite « sexuelle » ? Le droit et la jurisprudence tentent d’y répondre, mais nous savons et nous verrons(2) qu’ils ne sont que la traduction, à un instant donné de l’histoire du droit, de normes que les femmes, principales victimes de ces violences, ont encore très peu contribué à définir. Il est d’ailleurs fréquent que lorsque nous intervenons auprès de publics scolaires sur la définition de « l’agression sexuelle », des jeunes filles s’étonnent fort à propos du fait que, selon la jurisprudence en vigueur, des attouchements imposés sur le ventre voire le bas-ventre, ou les cheveux, ne sont pas considérés comme des agressions sexuelles, alors que ces parties de leur corps relèvent pourtant bien pour elles de leur intimité.

A quoi s’applique au fond le qualificatif de « sexuel » ? A la partie du corps des victimes qui est atteinte ? Pas nécessairement, comme nous venons de le voir, ou alors de manière restrictive. Le harcèlement « sexuel » peut en outre être constitué sans aucune atteinte physique. Au but que recherche celui qui les commet ? Là encore, les mots ne tombent pas juste, car l’agresseur cherche avant tout à faire une démonstration de force, à asseoir sa domination et non pas à assouvir un désir ni même à prendre du plaisir sexuel : les atteintes sexuelles ne sont qu’un instrument de cet acte de domination, l’objet du « hold-up ».

Nous commencions donc par critiquer une expression -« violences sexuelles »- que nous utilisons tous les jours et qui se retrouvera même, faute de mieux, dans le titre du colloque…

Par ailleurs, lors de ces échanges, les mots du champ lexical des violences sexuelles étaient bien « fades », comme le dit Solinge(3) du moment où elle a dû verbaliser le viol dont elle a été victime devant un officier de police, bien en-dessous de la réalité.

Quelle que soit notre « casquette », juriste, militante, féministe, psychiatre, médecin, psychothérapeute… nous faisions le constat commun que nous sommes constamment en butte avec les mots pour désigner les violences sexuelles : démunies, mais aussi consternées et révoltées par ce que le langage dit des violences « sexuelles ».

Pour paraphraser René Char, les mots savent de nous, du monde dans lequel nous vivons, des choses que nous ignorons d’eux(4)…si nous n’y prenons garde. Et s’ils parlent, les mots peuvent également « pré-juger » voire mentir sur la réalité qu’ils sont supposés désigner(5), tout en étant les révélateurs des présupposés de celles et ceux qui les utilisent, mais plus encore de la « société » qui les a engendrés.

Le langage est en outre instrumentalisé par les tenants d’un immuable ordre patriarcal qui voudraient faire croire que c’est parce que l’on parle trop des violences sexuelles que les victimes souffrent : « C’est à force de parler du viol, de dire à quel point c’est grave que les victimes finissent par aller mal(6) ». Yvon Dallaire, psychologue (et sexologue…) québécois et misogyne notoire, ne dit pas autre chose à propos des violences sexuelles commises sur les enfants : « Encore une fois, la perception de la réalité, (…) et l’interprétation catastrophique des abus peuvent provoquer des réactions pires que la réalité de ces abus(7)». Comme si les mots avaient le pouvoir de créer (8) la réalité, comme si, sans les mots, les victimes arrêteraient de souffrir. Cette grossière manipulation vise à faire silence sur les violences sexuelles, non pas bien sûr pour le bien-être des victimes, mais pour la tranquillité des agresseurs. Et c’est bien au contraire la mise en sourdine langagière des violences qu’elles ont vécues qui ronge les victimes.

Ainsi les mots sont-ils un vrai terrain de lutte politique, en témoignent d’ailleurs, autre sujet, les résistances encore massives à la féminisation de certains noms de métier(9).

Une intervention sur le langage des violences sexuelles s’est donc imposée dans ce colloque, et a pour ambition d’être une invitation à prendre garde aux mots, et même d’être sur nos gardes lorsque nous utilisons des mots pour parler des violences sexuelles.

Pour préparer cette intervention, la méthode utilisée a été extrêmement simple : pendant les trois semaines précédant le colloque, j’ai systématiquement relevé tous les mots se rapportant aux violences sexuelles « croisés » dans mon travail à l’AVFT. Mon corpus est donc composé des e-mails reçus à l’association, des jugements obtenus quand l’AVFT agit en justice auprès des victimes, des échanges avec des magistrats, des policiers, des médecins, des militantes et militants, d’expertises psychiatriques, de quelques articles juridiques ou sociologiques, du Code pénal etc. Seules les paroles des victimes elles-mêmes ont été écartées. Contrairement aux professionnel-les qui interviennent à leurs côtés, elles ne sont en effet pas supposées avoir effectué un travail sémantique sur les violences dont elles ont été victimes.
Je les ai ensuite « mis en ordre », de manière à vous les présenter. Les voici.

Les mots relevés sur les violences sexuelles

Les violences sexuelles peuvent emprunter au champ lexical de la météorologie : On peut les désigner comme étant un « phénomène », un « climat », un « fléau ».
J’ai aussi lu que les violences sexuelles pouvaient être un simple « problème ». Ou comme on le dirait de la mode, qu’elles étaient une « tendance ».

J’ai constaté, comme d’autres l’avaient bien sûr fait avant(10), mais cela ne cesse de se confirmer, que les violences sexuelles n’étaient considérées que comme « quelque chose qui est allé trop loin » ou une « anomalie » dans un système, qui, lui, n’est pas fondamentalement remis en cause. Ainsi ai-je lu que ces violences sont « des abus », « des excès » (notamment un tract syndical sur le harcèlement sexuel intitulé : « Stop aux excès ! »), des « dérapages », des « dérives », un « dysfonctionnement ». Seul le dépassement de limites que les femmes n’ont au demeurant pas fixées elles-mêmes, est « dénonçable » et dénoncé : le langage nous dit qu’il est donc possible de « un peu harceler, un peu agresser, un peu violer » mais pas trop.

J’ai noté que, très souvent, les violences sexuelles sont désignées comme une réalité neutre, non porteuse de valeurs réprobatrices ou de condamnation : ce sont des « faits », des « actes », des « comportements » (j’ai lu sur le blog d’un avocat : des « comportements pelviens »), des « attitudes », des « événements », des « gestes », une « expérience », une « situation », des « griefs », un « cas ». Rien que cela.

J’ai vu aussi que l’on parlait des violences sexuelles en puisant dans le champ lexical de la fatalité : Ce sont des « accidents », des « incidents », une « mésaventure ». J’ai même lu, dans le rapport d’évaluation annuelle d’une commandante de police ayant dénoncé le harcèlement sexuel de son supérieur hiérarchique, qu’elle avait traversé des « vicissitudes ».

J’ai vu à quel point les violences sexuelles étaient euphémisées voire totalement niées : Un substitut du procureur de la République de Paris a parlé d’un viol comme d’un « rapprochement » entre deux personnes. Après un viol commis en réunion dans une caserne de pompiers, la hiérarchie a affiché un texte affirmant qu’elle ne tolèrera plus ce type de « chahut ». J’ai lu, sous la plume du président de l’ordre des médecins du département de la Manche qu’une agression sexuelle commise par un médecin était une « entorse à la déontologie ». J’ai entendu exactement la même chose de la bouche du président d’un syndicat de policiers à propos des violences commises par des agents de police.

J’ai vu que le vocabulaire sous-entendait couramment la participation des victimes aux violences sexuelles dont elles sont victimes, car elles sont décrites comme un échange : Un viol est « une relation sexuelle ». Un viol commis sur un enfant, sous la plume d’une avocate spécialisée, est une « interaction sexuelle avec un adulte ». J’ai lu un article d’un sociologue sur les condamnations pour viols de cour d’assises qualifiant le viol de « typologie relationnelle ». J’ai lu dans une ordonnance de non-lieu que l’agresseur et la victime du viol en étaient les « protagonistes ».

J’ai bien sûr constaté que ces violences sont ailleurs ou exotiques : Elles peuvent être « culturelles » ou « traditionnelles » ou même « d’honneur », voire « dites d’honneur », pour celles et ceux qui ont quand même remarqué à quel point cette terminologie était scandaleuse, sans toutefois faire l’effort de la remplacer totalement. J’ai lu sous la plume d’un ministre s’adressant à une victime de viol commis sur une île du Pacifique qu’elle avait été victime d’un crime « barbare ».

Les violences faites aux femmes et aux enfants sont presque toujours géolocalisées : elles sont « conjugales », « familiales », « intrafamiliales » : comme si c’était la conjugalité ou la famille qui était intrinsèquement violente (non seulement on ne dit pas de quelles violences il s’agit (la victime a-t-elle été frappée ? Séquestrée ? Violée ? Va-t-elle restée handicapée à vie ?) mais en plus ces expressions ne disent rien de qui a commis ces violences. On préfère accuser le lien conjugal ou la famille plutôt que la personne, plus probablement un homme, qui est l’agresseur. Le ministère de l’intérieur a d’ailleurs créé des « brigades de protection de la famille », comme si c’était le noyau familial qu’il fallait absolument sauvegarder… au détriment des victimes ?

Pour éviter de dire que ces violences sont dans leur immense majorité masculines, ont dit préférentiellement qu’elles sont « de genre ».

Enfin, quand elles se produisent au travail, les violences sexuelles sont « des risques psychosociaux » (entendu lors de ma propre visite médicale du travail du médecin du travail de l’AVFT), un « mal-être », de la « souffrance au travail », du « harcèlement moral », une « faute professionnelle ».

Les mots pour désigner les agresseurs

Quand les victimes sont adultes, les agresseurs sont massivement désignés comme les « auteurs » (dictionnaire : « personne dont un objet est l’?oeuvre »), comme on le dirait de l’auteur d’un concerto ou d’une pièce de théâtre. Quand la victime est un-e enfant, le terme le plus couramment employé est celui de « pédophile » – en lieu et place de pédocriminel- comme si leur seul crime était d’aimer un peu trop les enfants.

A propos du mot « victime »

Le terme « victime » est lui dépréciatif, voire totalement insultant. On m’a rapporté que dans les cours de récréation de certains établissements, « victime » était la dernière injure à la mode. La « victime » est celle qui a perdu, y compris lorsqu’elle s’est battue, lorsqu’elle a résisté. Or dans un monde de compétition, les perdants sont les mal-aimés, les mal-compris, les anti-modèles. Les victimes le sont parce qu’elles le veulent bien : « Elle s’est enfermée dans son statut de victime » et on leur fait injonction d’en sortir.

Les mots des violences dans la loi ou dans la bouche des juristes

La lecture du Code pénal n’est pas plus réjouissante que le vocabulaire « ordinaire ».
Imposer à une femme des propos à caractère sexuel, manoe?uvrer pour obtenir d’elle des actes sexuels qu’elle ne désire pas, c’est chercher à « obtenir des faveurs de nature sexuelle » (Article 222-33 du Code pénal, sur le harcèlement sexuel).

On y apprend, à l’article 222-14, que les violences peuvent être « habituelles ».

Mais aussi :

Dans la bouche des juristes, il existe une catégorie des viols intitulée « viol sans violence ». Comme si le viol n’était pas intrinsèquement violent.

Dans une ordonnance de non-lieu, j’ai lu sous la plume du juge d’instruction que le viol était une « idée », qu’il excluait.

Les mots du traitement judiciaire des violences sexuelles

On parle d’une « affaire », « un contentieux », un « litige », un « conflit », « un dossier ». Encore une série rhétorique qui ne dit pas de quoi elle parle (et combien de fois entendons-nous dire par les victimes : « on me traite comme un dossier ! »).

Les mots pour décrire concrètement les violences sexuelles

« Une relation sexuelle », une « caresse », un « effleurement », un « baiser », « prendre dans ses bras », « masser », « frôler », « peloter »… Force est de constater que dans son incessant travail de création de mots, notre langage n’a inventé aucun mot nouveau pour désigner efficacement les violences, c’est-à-dire des mots qui à la fois décriraient précisément la réalité matérielle de la violence en question tout en étant porteurs d’une charge négative. D’où, aussi, l’immense difficulté pour les victimes à parler des violences sexuelles, car elles sont pour cela obligées de puiser dans du vocabulaire courant, inadapté, et issu de celui qu’elles auraient aussi utilisé pour décrire des relations sexuelles heureuses. Là commence donc le brouillage et la confusion.

Il est extrêmement rare qu’en matière de violences sexuelles, nous appelions « un chat un chat ».

L’analyse des termes précédemment cités, que l’on pourrait faire un à un, montre :

Que la gravité de ces violences est gommée

Que celui qui les commet n’existe presque pas

Un transfert de responsabilité de l’agresseur à la victime, une très forte euphémisation de ces violences qui entretien à la fois des malentendus et des préjugés sur ce que sont ces violences, que nous retrouvons notamment dans notre système judiciaire.

Une falsification de la réalité de ces violences

Une inversion des normes : « Les violences sexuelles, c’est pas si violent que ça » qui n’est pas sans rappeler l’inversion des valeurs prophétisées par G. Orwell dans son 1984 dans lequel une police de la pensée scandait que « la guerre c’est la paix, l’esclavage c’est la liberté, l’ignorance c’est la force », laquelle en 2009 a fort bien été maîtrisée par les supporters de R. Polanski et d’un système dans lequel il est possible d’impunément violer une jeune fille, par exemple.

Une continuité entre la stratégie mise en place par l’agresseur pour agresser et le discours mis en place autour de l’agression : Celui qui maîtrise l’agression est aussi le maître du discours.

En conclusion, je ne résiste pas à la citation d’un dialogue tiré du chef d’?oeuvre de Lewis Caroll, « de l’autre côté du miroir », entre Humpty Dumpty et Alice :

HD : « Quand j’emploie un mot, il signifie ce que je veux qu’il signifie, ni plus, ni moins »

Alice : « La question est de savoir si vous pouvez faire que les mêmes mots signifient tant de choses différentes ».

HD : « La question est de savoir qui est le maître, c’est tout ».

Marilyn Baldeck
Déléguée générale de l’AVFT

Notes

1. Sokhna Fall, psychothérapeute, Muriel Salmona, psychiatre et Judith Trinquart, médecin légiste.

2. Cf. l’intervention de Gwendoline Fizaine et Marilyn Baldeck, dans le même colloque.

3. Solinge, texte de Pia Divoka, lu et mis en musique lors du colloque par Laurence Vielle, comédienne et Jeanne Added, musicienne. J’en profite pour remercier Lucie Jean, secrétaire générale de l’AVFT, qui nous a fait rencontrer l’auteure.

4. Citation originale : « Les mots qui vont surgir savent de nous des choses que nous ignorons d’eux ».

5. « Le mal réside (…) dans les significations dénaturées que les mots continuent à revêtir (…). Beaucoup de mots mentaient, ils mentaient presque tous. Voilà ce que je devais faire : étudier les mots exactement comme on étudie les plantes, les animaux… ». Personnage de Modesta, dans l’art de la joie, Goliarda Sapienza, Editions Vivianne Hamy.

6. Entendu de la bouche d’un « camarade » de classe alors que j’étais étudiante en DESS de sciences politiques et sociales…

7. In Homme et fier de l’être. Je n’ai pas eu le courage de le lire : cette phrase est citée par Patric Jean sur son blog, qui a interviewé Yvon Dallaire dans son film « la domination masculine ».

8. ab nihilo

9. Rares sont d’ailleurs les avocates avec qui nous travaillons qui ont franchi le pas de la féminisation de leur titre, y compris celles manifestant le plus de sympathie pour le féminisme.

10. Lire notamment « Les mots du viol » Marie-Victoire Louis, www.marievictoirelouis.net

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