« Et quelque fois, je dois le faire une deuxième fois, de préférence une sodomie, alors on me caresse pour me préparer, du bout des doigts ou avec la langue, et je ne peux que céder car ni la perspective de la douleur ni celle du dégoût ne saurait renverser chez eux la certitude du plaisir que j’y trouve, et je dis non et ils disent j’y vais doucement, tu verras, ça fait du bien, mais oui c’est vrai, ça fait du bien, ça fait mal doucement, et que vaut cette douleur à coté de leur joie, qu’est ce qu’avoir mal lorsqu’on est moi, qu’est ce que vouloir, penser ou décider lorsqu’on est pendue à tous les coups, à toutes les queues, les pieds dans le vide, le corps emporté par cette force qui me fait vivre et qui me tue à la fois (…) » (« Putain », Nelly Arcan(1))
« Filles de joie »
On y croirait presque ce 11 décembre, à regarder « Ce soir ou jamais », cette émission toute rose comme un bonbon. L’animateur Frédéric Taddéï à invité le proxénète Dominique Alderweireld (qu’il appelle « Dodo la saumure »), à une petite causerie intime en face à face, entre amis.
Avant, on a pu entendre -entre autres- Jacques Attali vanter le « bonheur de penser », Corine Maier faire la publicité de son dernier livre, « le manuel du parfait arriviste », et Mathieu Laine présenter le « Dictionnaire du libéralisme ». Cerveaux lavés, essorés, oxymorés, préparés, n’en jetez plus, place à une autre entreprise de propagande : la réhabilitation du proxénétisme et de l’esclavagisme sexuel des femmes par les hommes. La valorisation du viol organisé. La préparation du retour sur la scène politique de Dominique Strauss Khan un jour prochain, soyons-en sûres.
« Filles de joie », « Maison du plaisir »… alors s’ils le disent…
Et si c’était ça la liberté de penser ? Et si le proxénétisme c’était juste une activité économique libérale, comme une autre ?
Ce Dominique Alderweireld, il a l’air gentil. Et puis c’est Frédéric Taddéï qui le dit en le présentant : « Vous n’avez pas été inquiété dans cette affaire(2), vous n’êtes pas inculpé ». On dirait un papi, un peu gras et chauve. Il ne fait pas peur « Dodo », on voit même des cadrages de caméra montrant ses grosses mains pataudes et la sueur sur son front.
Mais de quoi parlent-ils tous les deux, assis à ce bar avec leurs coupes de champagne ?
« Oui la vie m’a traversé, je n’ai pas rêvé, ces hommes, des milliers, dans ma bouche, je n’ai rien inventé de leur sperme sur moi, sur ma figure, dans mes yeux, j’ai tout vu et ça continue encore, tous les jours ou presque, des bouts d’homme, leur queue seulement, des bouts de queue qui s’émeuvent pour je ne sais quoi car ce n’est pas de moi qu’ils bandent, ça n’a jamais été de moi, c’est de ma putasserie, du fait que je suis là pour les sucer, les sucer encore, ces queues qui s’enfilent les unes aux autres comme si j’allais les vider sans retour (…) tandis qu’ils s’affolent dans les draps en faisant apparaître ça et là un visage grimaçant, des mamelons durcis, une fente trempée et agitée de spasmes, tandis qu’ils tentent de croire que ces bouts de femme leur sont destinés et qu’ils sont les seuls à savoir les faire parler, les seuls à pouvoir les faire plier sous le désir qu’ils ont de les voir plier ». P.19
« On a l’impression que c’est un métier comme les autres, de commerçants, c’est comme si vous teniez un salon de coiffure » F.Taddéï.
Et oui, un « salon de coiffure ». Et si Frédéric Taddéï peut comparer le fait de tirer des bénéfices de la location d’un sexe au profit d’un tiers, à un salon de coiffure, c’est qu’il n’a jamais mis les pieds dans un salon de coiffure ou… qu’il ment effrontément. Forcément.
Mais ce soir, le négatif est le positif. Le blanc c’est le noir, la guerre c’est la paix. Ce qu’il s’est passé ce mardi soir est d’une gravité sans nom. Plus qu’un mensonge ou une litanie de stéréotypes dont les médias nous habituent, ce moment télévisuel était un simulacre de discussion, une théorie, organisée et construite exclusivement autour de la promotion, de la banalisation du viol et de la domination masculine. On a assisté à une véritable inversion des repères, un brouillage méthodique de la raison.
Jugez plutôt.
1- Masquer le réel
Pas une seule fois, l’animateur ne précise en quoi consiste le fait de prostituer une personne. Cela n’est jamais expliqué. « En Belgique c’est autorisé », en France « c’est interdit ». « C’est » c’est quoi ?
L’animateur -qu’il faut s’interdire d’appeler journaliste- fait siens des mots du proxénète : « dans un établissement comme le vôtre », « Maison de joie », « votre métier », « votre profession », « activité économique », « call-girl de luxe », « bon proxénète », « salon de coiffure », « commerce », « agent de mannequin » « maison de tolérance » etc. Succession indécente d’euphémismes frisant la folie.
Ne pas expliquer ce qu’est la prostitution, ne pas utiliser une seule fois les mots fellation, pénétration, sodomie, sexe, sperme, poils, peau, douleur, vagin, anus, bouche, sang, violence, c’est laisser chacun-e avec sa propre représentation, voire son fantasme personnel de ce qu’est la prostitution. Ce déni de réalité permet aux agent-es de la propagande règlementariste dont font partie – Alderweireld et Taddéï- de pouvoir affirmer qu’il est préférable de se prostituer que de travailler à la chaine. Quelle différence puisque justement on n’explique pas la différence ?
À travers cette assertion bien rodée et récurrente (avec quelques variantes comme charpentier, ?nologue (si si), caissière), les personnes militant pour la réglementation (et donc la légitimation ) de la prostitution la présentent comme un banal métier certes douloureux et pénible, mais ça arrive à tout le monde, regardez les travailleurs à la chaîne. Alors c’est bien, c’est normal. C’est comme ça.
D’ailleurs, le public lui non plus il ne dit rien. Régulièrement, on voit des gros plans d’hommes et de femmes dans le public, des gens comme nous, qui écoutent bien sérieusement « Dodo ». Ils n’ont pas l’air offusqué, non. Il y a même une femme qui sourit un peu. Une femme en plus ! C’est donc que tout est normal, pas de raison de s’énerver.
« Et il suffit de (…) deux ou trois clients pour comprendre que voilà, c’est fini, que la vie ne sera plus jamais ce qu’elle était, il a suffit d’une seule fois pour me trouver prise dans la répétition de la queue dressée sur laquelle je butte encore, ici dans cette chambre, le petit soldat mécanique qui n’a pas la notion des murs, qui continue sa marche vers la mort même tombé de côté, (…) les larmes sans tristesse qui glissent sur les queues qui fouillent ma gorge, dans l’attente de l’orgasme et même après, dans l’âpreté du sperme ». P .22
2- Inverser la réalité
« Les filles sont des électrons-libres » D. Alderweireld
La liberté d’être violée. Elles sont responsables puisqu’elles sont libres de se prostituer ou non. Voilà ce que sous-entendent Taddéï et Alderweireld.
« Ce sont les femmes qui initient le souteneur » dit le proxénète.
« Si on vous entend, on a l’impression que chez vous, c’est elles qui commandent, elles viennent quand elles veulent, elles font ce qu’elles veulent », explique l’animateur qui préfère les « impressions » aux questions.
«J’en dépends économiquement, je suis obligé de me soumettre » dit le proxénète.
« Vous dépendez plus d’elles, qu’elles ne dépendent de vous » dit l’animateur
«Ha certainement !» dit le proxénète.
Le «patron» soumis et dépendant de ses «salariées» qui font ce qu’elles veulent, c’est bien la seule fois qu’on nous fait ce coup là ! Ainsi faudrait-il voir la prostitution non seulement comme un travail, mais aussi comme un domaine où tous les rapports sociaux et hiérarchiques sont inversés !
« De toute façon, la fille vient chez nous, elle essaye (quoi ? des vêtements ?) et si ça convient pas, elle repart » dit le proxénète. Magique ! La période d’essai est aussi à l’avantage de la prostituée !
3- Troubler les repères
« Je préfère le terme de souteneur, car je soutiens les femmes. Elles ont besoin de soutien moral, c’est un métier marginal, il y a beaucoup de contraintes, donc elles ont besoin d’alter égo, qui puisse les comprendre, les aider (…) il faut quelqu’un qui les fasse un peu rêver » dit le proxénète gras, chauve et suant.
Ainsi le proxénète qui met à disposition des autres, le vagin, l’anus et la bouche des femmes et qui en tire profit, est un ami, un confident, un charmeur. Non, non, pas un proxénète, un charmeur on vous dit.
« Dodo » est un charmeur de serpent qui, avec son acolyte Frédo essaie de nous endormir avec sa petite musique patriarcale.
4- Essentialiser/justifier la violence à l’encontre des femmes
« Et de raconter ces une, deux, trois mille fois où des hommes m’ont prise ne peut se faire que dans la perte et non l’accumulation, d’ailleurs vous les connaissez déjà, les cent vingt jours de Sodome, vous les avez lus sans avoir pu tenir jusqu’à la fin, et sachez que moi j’en suis à la cent vingt et unième journée, tout à été fait dans les règles et ça continue toujours, cent vingt-deux, cent vingt-trois (…) ». P.26
« C’est une profession naturelle, il y a un besoin » dit le proxénète féru de Grèce antique, puisqu’il se plait même à évoquer l’épouse de Périclès afin de nous prouver que la prostitution existe depuis le 5ème siècle avant JC.
On la connaît la chanson. Elle est si fatigante qu’il est éreintant de répéter inlassablement les mêmes choses, toujours… Le fait que la prostitution existe depuis trop longtemps, n’est pas une raison pour l’accepter. Le lien de cause à effet n’existe pas. Les meurtres existent depuis toujours, pourtant ils sont interdits. Il n’y a pas d’immanence de la violence, les femmes ne doivent pas être à jamais assujetties à la violence des hommes. On peut décréter et lutter pour le contraire. C’est même une condition de survie et de santé mentale.
5- Libéraliser la domination masculine
« Je touche 50% du brut, ça me laisse 20%, je paye l’électricité, la TVA, enfin tout ça… (…) À l’époque, il existait des placeurs, des impresarios qui plaçaient les filles en France et à l’outremer » dit le proxénète.
« ah, des souteneurs, mais à l’exportation » dit l’animateur
« Non pas à l’exportation, à l’importation ».
Import, export, TVA, frais fixes…
puisqu’on vous dit que le proxénétisme est un métier comme les autres !
« Et puis baiser, moi sur le dessus et enfin en petit chien, voilà ce que je préfère car il n’y a que les sexes qui se touchent, je peux grimacer comme je l’entends, pleurer un peu aussi et même jouir sans que ça se sache, et tout doit être fait, six, sept, huit fois de suite avec six, sept, huit clients différents et après c’est entendu, je peux m’en aller et m’en aller où pensez-vous, chez moi, eh bien non car je ne veux pas rentrer chez moi, je veux seulement mourir au plus vite ». P.27
6- Faire peur avec un état sécuritaire
À la fin, Taddéï commence à s’inquiéter :
« N’importe qui organise une cérémonie d’enterrement de vie de garçon peut devenir proxénète ? (…) même celui qui ne sait pas qu’il a à faire à des prostituées ? (…) Tous ceux qui enterrent leur vie de garçon sont des proxénètes ?»
À quoi ressemble la vie de Monsieur Taddéï, qui n’imagine pas qu’un enterrement de vie de garçon peut se passer de prostituées ? Pensez donc, tous ces innocents croyant s’amuser entre amis parce qu’il est de tradition de payer une femme pour avoir accès à son sexe et à son anus, la veille de s’unir avec une autre femme « pour toute la vie ». Une bonne excuse pour un viol entre amis.
La peur d’un état répressif et sécuritaire est perpétuellement avancé par les réglementaristes qui font même croire que la masturbation deviendrait interdite, qu’un taxi transportant une seule fois un client ou qu’un pharmacien vendant des préservatifs à un client de prostituées, pourrait être condamné à 10 ans de réclusion.
Si un état qui condamne réellement à hauteur des crimes, ne peut se concevoir sans une réelle politique d’information, de sensibilisation et d’aide aux victimes, à l’inverse : une politique d’information, de sensibilisation et d’aide aux victimes n’est opérante que si les auteurs de violences sont fermement condamnés. Ce n’est pas l’un ou l’autre, c’est les deux en même temps ou rien du tout.
Et rien du tout, c’est maintenant.
« Le supplice de la goutte d’eau qui frappe obstinément le même point au milieu du crâne, vous ne pouvez pas savoir ce que c’est que tous ces hommes qui ne veulent pas penser qu’il y a une limite à ce qu’une femme peut donner et recevoir, ils restent sourds à ce qu’elle ait une fin (…) ils ne comprennent pas que ce commerce n’est possible que grâce à un pacte sur la vérité qu’il ne faut surtout pas dire et qu’il faut croire ailleurs, quelque part dans l’illusion. » P.48
Ce pacte sur la vérité, cette illusion que dénonce Nelly Arcan dans son livre « Putain », Frédéric Taddéï et le proxénète Dominique Alderweireld, l’entretiennent consciemment avec le cynisme outrancier des gens qui ont le pouvoir et qui se protègent entre eux.
C’est une machine de guerre qui s’est déployée contre nous les femmes, ce soir là comme tous les jours, mais dans le public, personne n’a bougé.
Pourtant l’émission était en direct. Tout était possible. Il y avait de quoi soulever toute l’assemblée. Les gens auraient pu quitter le studio. Les femmes auraient pu interpeller le proxénète et l’animateur. Elles se seraient levées, accompagnées des hommes et c’est à une véritable bagarre qu’on aurait pu assister. Rokhaya Diallo présente sur le plateau -si investie dans la lutte contre le racisme et le sexisme- aurait pu se lever et les interrompre. Elle leur aurait demandé pourquoi la majorité des femmes prostituées -comme Nelly Arcan- ont subies des violences sexuelles dans leur enfance ? Elle aurait été soutenue par Paul Ariès, politologue qui venait parler de la pauvreté. Il aurait pu dire combien la pauvreté est un facteur déclenchant et déterminant chez les personnes prostituées. Tous auraient pu boycotter l’émission. Affirmer officiellement leur désaccord qu’un tel discours puisse se tenir sur une grande chaine nationale du « service » public.
Rien n’a bougé. Rokhaya s’est contentée de grimacer, Paul Ariès avait un sourire inexpressif et les gens dans le public ressemblaient à des pantins de cire, sans âme. C’était pourtant une question de dignité.
« Parfois lorsque je suis seule ici et que rien ne se passe, je reste immobile dans le lit en écoutant le bruit de la vie qui s’anime dans l’immeuble, des casseroles qui s’entrechoquent dans la cuisine du voisin, des chasses d’eau provenant d’un lieu indéterminé, de quelque part en bas à gauche, j’écoute le trafic et les klaxons sur Doctor Penfield en prenant conscience qu’il n’est pas possible qu’on ne m’entende pas, la voix d’une femme qui jouit peut percer tous les murs, se rendre jusqu’au lobby, ma voix doit se rendre dans la rue pour se perdre dans la cacophonie urbaine, pour mourir entre deux klaxons, et dans la certitude d’être entendue par la vie qui s’anime autour je m’exerce à parler de tout haut comme le font les gens fous, je parle de tout et de rien sans m’interrompre pour qu’il n’y ai pas de trous entre les mots, pour que ça ressemble à une prière, et il faut que les mots défilent les uns sur les autres pour ne laisser aucune place à ce qui ne viendrait pas de moi (…) je m’adresse à ce qui se tient ici en sachant que ça ne sert à rien, qu’à parler sans arrêt, ça ne sert à rien, mais il faut s’entêter pour ne pas mourir sur le coup d’un silence trop subi, tout dire plusieurs fois de suite et surtout ne pas avoir peur de se répéter, deux ou trois idées suffisent pour remplir une seule tête, pour orienter toute une vie ». P.65.
Les extraits sont tirés du livre « Putain » de Nelly Arcan, édition Points/2001. Nelly Arcan est née en 1975 au Québec. Elle a vécu à Montréal où elle a été prostituée pendant plusieurs années dans une « agence » comme celle de Dominique Alderweireld . Son livre relate les violences sexuelles incestueuses qu’elle a subies enfant ainsi que de son « expérience » en tant que prostituée. Elle s’est suicidée en septembre 2009, à 36 ans.
Dominique Alderweireld quant à lui, a été condamné en juin 2012 en Belgique à 5 ans de prison avec sursis pour ses activités de proxénétisme à la frontière franco-belge. Ce dernier a été reconnu coupable de diriger une organisation criminelle spécialisée dans la prostitution et d’avoir abusé de la vulnérabilité de deux des prostituées qu’il employait. Il a été également reconnu coupable d’avoir consommé et fourni de la cocaïne aux femmes prostituées, d’avoir commis des faux pour masquer la véritable activité de celles-ci, et d’avoir blanchi ses revenus. Source Figaro.fr Publié le 21/06/2012.
Sophie Péchaud
présidente de l’AVFT
Voir aussi :
Réaction de Thalia Breton, Osez Le Féminisme !
Notes
1. P. 22. Tous les autres extraits sont tirés de ce même livre : « Putain » de Nelly Arcan, Edition Points/septembre 2009
2. L’affaire dont parle Taddéi sans l’expliquer concerne la mise en examen de Dominique Strauss Khan pour viols en réunion et proxénétisme à l’hôtel du Carlton de Lille, auquel Dominique Alderweireld aurait participé en étant le proxénète des prostituées « livrées » à DSK.