Ce texte est en construction depuis début le 8 mars 2013, date à laquelle j’ai rencontré Alice. Depuis, des Etats Généraux du sport féminin se sont tenus à Bourges le 16 mai dernier. Najat Vallaud-Belkacem, ministre des droits des femmes, y a annoncé que Valérie Fourneyron, ministre des sports et elle-même souhaitaient « rendre obligatoires les plans de féminisation dans chaque fédération ». Elle a précisé : « Avant la fin de chaque année, chaque fédération devra présenter un plan de féminisation, expliquant en détails comment elle compte développer la pratique du sport féminin (…) et surtout comment elle envisage de développer le sport de haut niveau »(1). Comme en témoignent les pages qui suivent, les violences sexuelles sont un puissant facteur d’exclusion des femmes du monde du sport. L’égalité dans le sport, particulièrement de haut niveau, ne pourra être atteinte sans politique de prévention du harcèlement sexuel et de toutes les formes de violences sexistes et sexuelles dans le sport. Les « plans de féminisation » voulus par les ministres ne pourront botter en touche sur cette question.
Le 31 mai 2013,
Sophie Péchaud,
Présidente de l’AVFT
C’est lors d’une assemblée générale de l’AVFT que j’ai rencontré Alice(2), athlète de haut niveau, championne de France de sa discipline(3), entraînée à l’INSEP depuis de nombreuses années.
Ce jour-là, Alice nous a parlé des violences sexistes et sexuelles que subissent les athlètes femmes et qui imprègnent le sport de haut niveau ainsi que le fonctionnement même de l’INSEP (l’Institut National du Sport, de l’Expertise et de la Performance).
Ce n’était pas la première fois que nous rencontrions des femmes athlètes témoins ou victimes de violences sexistes et sexuelles dans le sport de haut niveau.
L’AVFT avait soutenu Catherine Moyon de Baecque, lanceuse de marteau, violée et agressée par plusieurs membres de l’équipe de France, encouragés par l’entraineur national, lors d’un stage d’athlétisme. Condamnés par la justice en 1993 et 1994, les agresseurs avaient pourtant pu représenter la France aux Jeux Olympiques. Quant à Catherine Moyon de Baecque, sa carrière avait été démolie et sa reconversion professionnelle particulièrement difficile.
En novembre 2012, le procès et la condamnation à 8 ans d’emprisonnement de Régis de Camaret, entraineur de tennis, pour viols sur deux sportives(4), achevait de nous rappeler -s’il en était besoin- qu’il n’existe pas un domaine dans la société qui échappe aux violences sexuelles commises à l’encontre des femmes.
Lorsqu’Alice m’a proposé de visiter l’INSEP, l’occasion était belle d’en savoir plus et de découvrir le cœur d’un système où les violences sexuelles semblent faire partie du quotidien des sportives.
Amélie Mauresmo, Tony Parker, David Douillet ou Jo-Wilfried Tsonga posent fièrement sur les grandes affiches qui ornent les allées boisées de l’INSEP et des salles d’entraînement, comme autant de promesses et de pressions pour les sportif-ve-s qui s’entraînent sous leurs yeux.
Avec trente-quatre hectares d’installations dernier cri en plein cœur du bois de Vincennes, l’INSEP est un rêve pour tout-es les athlètes de haut niveau. En faire partie et s’y entrainer est essentiel pour qui veut mener une carrière sportive et remporter des championnats. Intégrer l’INSEP est un tremplin pour une carrière nationale et internationale.
Selon Alice, » À l’INSEP, tu as toutes les conditions pour réussir. Si tu n’y arrives pas, c’est que tu n’es pas fait pour ça ou que tu es blessé« .
En effet, les vingt disciplines dispensées disposent toutes des meilleurs équipements, dans un cadre exceptionnel.
Les athlètes qui peuvent aussi loger sur place, ont accès à un restaurant, une cafétéria, une bibliothèque, des salles de balnéothérapie avec sauna, hammam, bain chaud et froid, hall avec billard, télévision grand-écran etc.
L’INSEP est un grand village dans la forêt, éloigné du métro et des lignes de bus, dont l’accès est filtré par des gardiens qui surveillent les entrées et les sorties, jours et nuits. Un grand village où tout le monde se connaît… où tout se sait.
« Si j’étais interne, je serais partie en vrille »
« Ici, on est comme des rois. C’est vraiment la belle vie. C’est protégé, fermé, sécurisé. Mais si j’étais interne, je serais partie en vrille » poursuit Alice.
Elle explique que le fait de côtoyer le monde extérieur de l’INSEP lui a permis de « garder les pieds sur terre et de vivre dans le monde réel. Les athlètes et les entraîneurs ont un sentiment de toute puissance. Les sportifs pensent qu’ils sont les plus forts parce qu’ils sont à l’INSEP et les entraîneurs se sentent intouchables ».
Installées dans les gradins d’une impressionnante salle d’entraînement, Alice me raconte le contexte autarcique et privilégié de l’INSEP et me fait part des violences sexistes et sexuelles dont elle était témoin pendant des années passées à L’INSEP et qui selon elle, ont largement freiné sa carrière sportive.
Mais comment être en capacité de prendre du recul par rapport à un environnement familier, au sein duquel elle a grandi, où elle devenue championne et qu’il est donc d’autant plus difficile de remettre en cause ?
Alice explique qu’un événement particulier dans sa vie professionnelle a tout changé (elle avait un emploi salarié en plus des entraînements sportifs).
« C’est lorsque j’ai été victime d’une agression sexuelle au travail(5) et que mon entourage m’a dit que c’était grave, que j’ai réalisé qu’il se passait des choses aussi graves, voire pires dans le sport de haut niveau. Du jour où il (l’agresseur) m’a touchée, tout me gênait. Le lien entre l’agression sexuelle que j’ai subie et les violences sexuelles dans le sport et à l’INSEP s’est fait automatiquement« .
Et ce que dénonce Alice est un système de domination patriarcale qui imprègne le milieu sportif – comme la société- à toutes les échelles.
Des sponsors et des fédérations sexistes
Si les sponsors misent autant sur le « sex-appeal » d’une athlète que sur ses résultats sportifs pour accroitre leur rentabilité, les fédérations sportives intègrent de plus en plus les mêmes techniques marketing et commencent à vouloir s’occuper des tenues des sportives.
Alice dénonce des pressions des sponsors et des fédérations de certaines disciplines qui tentent d’imposer aux femmes le port de la jupe dans le seul but de retenir l’attention d’un public mâle, sans qu’il soit par ailleurs prouvé que cela facilite la pratique sportive !
Dernièrement la ligue féminine de handball envisageait de rendre obligatoire le port de la jupe suite aux demandes des présidents -masculins- de clubs. Les joueuses du club de handball Metz y sont déjà obligées depuis deux ans sans qu’elles aient été consultées : « On n’est pas là pour être sexy, mais pour mettre des claques à l’adversaire(6)« .
Des entraîneurs au minimum harceleurs sexuel
Alice dénonce l’attitude des coachs polluant totalement les entraînements et les relations entre les athlètes eux-mêmes.
« Mon objectif était de faire des grandes finales comme les championnats d’Europe et les championnats du Monde, mais je suis certaine que les dérives et les pratiques déplacées des entraîneurs ont bloqués ma progression« .
Elle explique que les entraîneurs jouissent d’une situation de toute puissance puisqu’ils sont très peu en France à être spécialisés dans une discipline sportive. Les athlètes, jeunes -souvent mineures- éloignées de leurs familles et pleines d’espoirs, dépendent alors totalement d’eux car être exclue de l’INSEP c’est prendre le risque de tout perdre.
« Ils profitent de leur situation pour coucher avec les filles. C’est comme s’ils avaient un droit de vie ou de mort sur leurs carrières. Ce sont de grands manipulateurs. »
La pratique intensive du sport de haut niveau -de dix-huit heures à plus de trente-cinq heures par semaine- tournée vers la quête de la performance et des résultats sportifs sert de prétexte à des agissements qui pourraient dans certains cas constituer des infractions pénales. Les athlètes sont dépendant-es d’un entraîneur qui a prise sur leur corps et leurs résultats. L’emprise du coach est alors maximale.
L’entraîneur d’Alice a souvent usé de son pouvoir pour arriver à ses fins.
« Une fois, il m’a dit quelque chose dont je me souviendrai toujours. Il m’a dit : « les filles ont tellement confiance en moi que je pourrais les doper si je voulais » ».
Avec ses nombreuses années d’entraînement, Alice a pu observer les stratégies des différents entraîneurs qu’elle a côtoyés.
« C’est simple, ils choisissent la petite nouvelle, celle qui manque de confiance en elle, celle qui est instable ou celle qui boit. L’alcool est très important dans le monde du sport en général. Moi je ne bois pas, ça m’a sauvé de beaucoup de situations« .
Alice m’explique que, dès que l’entraîneur obtient une relation sexuelle d’une athlète, l’ambiance au sein du groupe d’entraînement est directement impactée. Elle a pu remarquer combien elle a été elle-même manipulée par son entraîneur : il organisait la concurrence – ce qu’elle nomme « jalousie » – entre les sportives et l’isolement les unes des autres : « Il disait toujours que Nathalie avait besoin de beaucoup d’attention. Car elle avait du potentiel mais que physiquement, elle était fragile. Moi ça m’a frustrée, il s’occupait moins de moi. Il faisait en sorte d’attiser la jalousie des sportives entre-elles, il n’y avait plus du tout de cohésion de groupe, c’était très malsain« .
Quoi de plus efficace en effet pour qu’elles ne puissent confier à leurs collègues sportives, le cas échéant, les violences sexuelles qu’elles peuvent subir ?
« Elle m’a dit que si elle le quittait, il se suiciderait »
Alice nous confie que Nathalie(7) a dû retourner dans son club initial, car elle n’assumait pas cette situation : « Elle m’a dit ne pas savoir si elle était amoureuse de lui ou si c’était de l’admiration. Elle était perdue. Elle m’a rapporté que son entraîneur lui disait que si elle le quittait, il se suiciderait« .
Devant nous plusieurs petits groupes de sportif-ves s’entraînent tranquillement sous le regard de leurs entraîneurs. La nuit tombe sur l’INSEP et l’ambiance se fait plus détendue. C’est la fin des entraînements, on range le matériel, on se fait la bise. D’autres prennent place sur le terrain de course. Comment se douter qu’une telle violence puisse exister dans cet univers qui semble si cadré, si ordonné ?
Pourtant Alice a un mot, une histoire pour chacun des athlètes que nous voyons.
« Tu vois cet entraîneur ? Il trompe sa femme avec une athlète qu’il entraîne… Cet autre athlète il a couché avec deux filles de son groupe d’entraînement…».
La frontière entre le privé et le professionnel est effectivement très floue.
« Nous savons tout de la vie privée des coachs, alors que nous ne demandons qu’à nous entraîner. Ils nous racontent leur vie et on voit bien qu’ils trompent leurs femmes. Ces dérapages entre le privé et le sport peuvent vraiment nous déconcentrer. Par exemple comme les coachs passent tout leur temps avec nous (entraînements, compétitions, stages) leurs femmes sont bien obligées de venir parfois aux entraînements si elles veulent les voir. Ça peut-être très gênant parce qu’ils nous confient des choses qui ne nous regardent pas et que nous n’avons pas à gérer« .
Alors que l’INSEP possède un bâtiment réservé aux soins médicaux dispensés par des masseurs kinésithérapeutes, certains coachs pratiquent eux-mêmes les massages sur les sportives alors qu’ils n’ont aucun diplôme pour le faire. Alice a souvent été massée par l’un de ses entraîneurs qui lui faisait des gestes « gênants près du sexe« . Aujourd’hui Alice se dit « dégoûtée»?, de n’avoir rien dit car elle pensait à l’époque que c’était normal.
De même, elle est persuadée que les coachs profitent des séances d’entraînements pour « toucher » les filles.
« Il y a plein de gestes qu’ont pourrait éviter, par exemple les entraîneurs nous touchent souvent les fesses pour nous montrer des positions. On peut très bien s’en passer« .
« Tout ce qui se passe en stage à l’étranger, reste là-bas ».
Telle est la devise implicite de l’INSEP lors des stages d’entraînement effectués hors de France.
« À chaque stage ça dérape. Tous les soirs on va boire un verre avec l’entraîneur. Quand je dis « on » je parle de tous les meilleurs de France. Si tu ne sais pas t’arrêter de boire, ça devient dangereux pour toi. J’ai le souvenir d’une fille qui avait tellement bu que les athlètes l’avaient complètement déshabillée et l’ont filmée. Le lendemain, elle ne se souvenait plus de rien« .
Alice nous explique que ces violences atteignent leur paroxysme pendant les championnats et les jeux olympiques.
« Dans nos chambres, comme cadeau de bienvenue on a des préservatifs posés sur les tables de chevets. Tout est prétexte aux pétages de plombs. Soit les sportifs sont euphoriques parce qu’ils ont gagnés et ils sont tout excités, soient ils ont perdus et il faut décompresser. Ils profitent alors que les filles aient bu pour essayer de coucher avec elles ou alors ils vont voire les prostituées« .
Selon Alice, les stages ont un impact énorme sur la préparation des sportives et elle a de fait beaucoup souffert de cette récurrente ambiance machiste et sexiste. Elle précise que la période avant des grands championnats était propice à davantage de violences et de harcèlement sexuels.
« Il se donnait tellement aux entraînements qu’il allait décompresser en allant aux putes ».
Dans un contexte où certains entraîneurs -perçus comme des mentors et des modèles – commettent des agissements répréhensibles, comment espérer que les étudiants sportifs se comportent différemment ? C’est donc toute une caste d’hommes qui œuvre au verrouillage d’un système patriarcal qui n’épargne pas le sport.
On est bien loin de la « diffusion et la défense des valeurs d’exemplarité et d’éthique, portées par le sport » dont s’enorgueillit l’INSEP sur son site internet.
Alice cite plusieurs noms de champions qui n’hésitent pas à harceler sexuellement les jeunes sportives. Elle-même a reçu de nombreux textos explicites l’incitant à des relations sexuelles.
« Les petites nouvelles tombent facilement les pieds dedans. Les mecs sont connus et profitent de leur réputation. Ils sont complètement imbus d’eux-mêmes. À l’INSEP, les majeurs font ce qu’ils veulent le soir« .
« L’accessibilité et la surveillance des salles de récupération ont été renforcées car les surveillants ont retrouvé des préservatifs usagés et des bouteilles de champagne par terre. L’INSEP est dans le bois de Vincennes. Les prostituées sont juste à côté. Je connais un sportif qui dit qu’il se donne tellement aux entraînements qu’il décompresse plusieurs fois par semaine en « allant aux putes » ».
Payer des prostituées ou être proxénète, c’est un pas que Amine Manai, champion de France de taekwondo entraîné à l’INSEP de Grenoble, est suspecté d’avoir franchi, ainsi que trois autres membres de l’équipe de France. Une information judiciaire est ouverte contre lui pour viols sur une mineure de 15 ans et proxénétisme en bande organisée. Il encourt 20 ans de réclusion criminelle(8).
« Il n’y a aucune raison que ça change »
En regagnant la sortie, nous passons devant des bâtiments exposant fièrement sur leurs murs des maximes inspirées vantant l’esprit du sport, l’endurance ou la performance, la volonté de gagner et la beauté du collectif.
Si Alice se dit sans illusion, elle a tenu à témoigner car elle est très remontée. « Cela ne sera pas possible que ça ne soit plus possible. Pour eux c’est un rituel« .
Comme dans sa vie professionnelle, Alice qui se dit pourtant « grande gueule » a aussi fait l’amère expérience de ce que signifie être une femme dans la micro-société ultra- patriarcale qu’est l’INSEP.
Le sport, particulièrement de haut niveau, a historiquement été la chasse gardée des hommes. Pierre de Coubertin, fondateur des Jeux Olympiques modernes ayant donné son nom à plusieurs stades en France et dans le monde, et auquel le CIO a rendu hommage, disait que « les olympiades femelles » étaient « inintéressantes, inesthétiques et incorrectes » et que « lors des Jeux olympiques» le rôle des femmes « devrait être surtout, comme aux anciens tournois, de couronner les vainqueurs ». Et comme toujours, les femmes paient leur introduction dans des fiefs masculins par des violences sexuelles.
En route vers la sortie, Alice m’explique toutefois que «lorsqu’on qu’on a ouvert les yeux sur ces violences et qu’on devient féministe, on ne peut plus revenir en arrière. C’est im-po-ssi-ble !».
Réponse du directeur général de l’INSEP, à lire ici
Réponse de l’AVFT au directeur général de l’INSEP, à lire ici.
Notes
1. Cf. discours de la ministre sur le site du ministère.
2. Le prénom a été changé.
3. Discipline qui n’est pas mentionnée afin de préserver son anonymat.
4. En réalité une vingtaine de femmes dit avoir été violée par l’entraineur. Pour seulement deux d’entre-elles, les faits n’étaient pas encore prescrits. C’est Isabelle Demongeot, ancienne championne de tennis et victime de l’entraineur, qui la première a dénoncé les viols. Elle a écrit un livre sur le sujet : «Service volé». Michel Lafont, 2007.
5. Alice a gagné sa procédure devant les prud’hommes. Son employeur a été condamné. C’est dans ce contexte que nous l’avions initialement rencontrée.
6. Léa Terzy, handballeuse club de Dijon. « Hand, la jupe imposée aux handballeuses? Les clichés ont la vie dure » Le Nouvel Obs, 18/02/13
7. Le prénom a été changé.
8. « Proxénétisme : le champion de France de taekwondo sous les verrous », Le Dauphiné, 5 octobre 2012