Pour un droit d’appel sans avocat ouvert aux associations de lutte contre le harcèlement sexuel et les discriminations

Madame Myriam El Khomri
Ministre du Travail, de l’Emploi,
de la Formation professionnelle et du Dialogue social
127 rue de Grenelle
75007 Paris

Madame Laurence Rossignol
Ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes
40 rue du Bac
75007 Paris

Paris, le 1er juin 2016

Objet : Restriction du droit d’appel d’une décision prud’homale aux seules parties représentées par un avocat

Mesdames les ministres,

Nous venons de prendre connaissance avec la plus vive inquiétude du décret n°2016-660 du 20 mai 2016 relatif à la justice prud’homale et au traitement judiciaire du contentieux du travail et plus particulièrement de ses articles 28 et 29, qui ont pour objet de restreindre le droit de faire appel d’un jugement prud’homal et de présenter des prétentions devant la Cour d’appel aux seules parties représentées par un avocat ou un défenseur syndical.

En l’état, cette réforme, dont l’entrée en vigueur est prévue au 1er août 2016, va avoir pour conséquence de compromettre un des moyens d’action les plus pertinents utilisés par les associations qui luttent contre les discriminations au travail, l’AVFT – qui est la seule association spécialisée dans la lutte contre le harcèlement sexuel au travail en France – au premier chef.

En effet, depuis plus de dix ans, l’AVFT intervient volontairement devant le Conseil de prud’hommes et la Cour d’appel sur le fondement des articles 31 et 325 du Code de procédure civile, en soutien des prétentions de salariées ayant perdu leur travail pour avoir dénoncé le harcèlement sexuel qu’elles subissaient et pour soutenir ses propres prétentions, et ce sans constituer avocat.

L’association est représentée par délégation de son conseil d’administration (prenant la forme d’un pouvoir spécial) par la salariée qui est intervenue aux côtés de la victime souvent depuis plusieurs années, et qui connaît parfaitement le dossier y compris dans ses enjeux juridiques. Celle-ci est mandatée pour conclure oralement et par écrit. Quant à la salariée, elle est toujours représentée par un avocat ou un défenseur syndical.

La motivation de ce choix est double ; d’une part l’expertise de celles qui agissent au quotidien aux côtés des victimes de harcèlement sexuel est irremplaçable et difficilement entièrement transférable à un avocat. Les avocat.es avec qui nous avons l’habitude de travailler tiennent d’ailleurs, dans l’intérêt de leurs clientes, à ce que les interventions de l’AVFT soient représentées par les juristes de l’association ; d’autre part parce que l’AVFT, comme la plupart des associations, n’a absolument pas les moyens financiers de recourir à un avocat pour être représentée en justice.

C’est donc un des piliers du modèle d’action d’une association comme l’AVFT qui est ébranlé par cette réforme et, partant, de la lutte contre le harcèlement sexuel au travail en France.

Cette réforme met en péril un modèle qui a fait ses preuves et qui contribue de manière concrète, sensible et mesurable à la lutte contre le harcèlement sexuel au travail.

Une étude réalisée par l’AVFT sur les arrêts de Cours d’appel rendus en matière de harcèlement sexuel portant sur l’année 2015 et les premiers mois de l’année 2016, en vue d’une audition le 24 mai dernier par la commission des lois de l’Assemblée Nationale relative au suivi de l’application de la loi du 6 août 2012 sur le harcèlement sexuel, a mis en évidence que les arrêts les plus minutieusement motivés étaient ceux rendus au terme de procédures dans lesquelles l’association était intervenue volontairement. Ces arrêts, en abondant la jurisprudence sociale du harcèlement sexuel, bénéficient à l’ensemble des salariées victimes de ces violences.

La possibilité pour une association luttant contre les discriminations d’intervenir dans le contentieux du travail sans être représentée par un avocat avait également été saluée lors d’une conférence sur le harcèlement sexuel organisée par le réseau Equinet(1) en septembre 2014 à Varsovie, la France ayant été citée pour cette raison au titre des bonnes pratiques.

En privant les associations luttant contre les discriminations de ce moyen d’action, l’exécutif vide en outre d’effet utile l’article 17.2 de la directive 2006/54/CE du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006, relative à la mise en ?uvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail qui dispose :

« Les États membres veillent en effet à ce que les associations (…) qui ont, conformément aux critères fixés par leur législation nationale, un intérêt légitime à veiller à ce que les dispositions de la présente directive soient respectées puissent, au nom ou à l’appui du plaignant, avec son approbation, engager toute procédure judiciaire et/ou administrative prévue pour faire respecter les obligations découlant de la présente directive ».

Obliger les associations luttant contre les discriminations au travail à mandater un avocat au stade de l’appel revient en effet à priver cette injonction européenne d’effectivité, puisqu’elles ne pourront pas le faire.

Plus largement, nous nous interrogeons sur la compatibilité de cette réforme avec le droit à un recours effectif garanti par l’article 13 de la Convention Européenne Des Droits de l’Homme, puisqu’un justiciable qui aurait décidé en première instance de ne pas être représenté par un avocat – éventuellement parce qu’il (ou elle) n’aurait pas d’autre choix – serait privé de facto de la possibilité d’exercer une voie de recours.

La mise en cause récente d’un député pour des agissements de harcèlement et d’agression sexuels par plusieurs femmes politiques a à nouveau révélé la difficulté pour les victimes de faire valoir leurs droits.

Dix-sept anciennes ministres ont demandé, par le truchement d’une tribune dans la presse, que les associations spécialisées puissent engager l’action publique en lieu et place des victimes, hypothèse sur laquelle le ministère en charge des droits des femmes s’est penchée, et possibilité d’ores et déjà ouverte par l’article 2.2 du Code de procédure pénale(2). Compte tenu de la gravité et de la fréquence du harcèlement sexuel et des discriminations au travail, le gouvernement ne peut, alors que les crédits alloués aux associations sont au mieux stables en dépit d’une augmentation des demandes et au pire en régression, les priver de modèles d’interventions dont l’efficacité ne fait aucun doute.

Nous demandons donc au gouvernement de prendre en urgence un nouveau décret, et en tout état de cause avant le 1er août 2016, date d’entrée en vigueur du décret objet de la présente, qui accorde à tout le moins aux associations, qui se proposent par leurs statuts de lutter contre les discriminations et le harcèlement sexuel, le droit de faire valoir leurs prétentions devant la chambre sociale de la Cour d’appel, avec ou sans avocat.

Dans cette attente, nous vous prions d’agréer, Mesdames les ministres, l’expression de notre considération.

Marilyn Baldeck
Déléguée générale

Notes

1. Réseau des ombudsman ou autorités indépendantes européens

2. Qui octroie aux associations remplissant un certain nombre de critères la possibilité « d’exercer les droits réservés à la partie civile », tous les droits sans exception y compris celui de porter plainte avec l’autorisation de la victime.

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