Rappel des faits dénoncés par Mme P.
Au moment de la dénonciation des violences sexuelles qu’elle subissait, Madame P. travaillait depuis 11 ans chez Awac Technics, une petite société spécialisée dans la maintenance en ligne. Les 7 dernières années, elle avait été la secrétaire de l’homme qu’elle met en cause, M. B., de même niveau hiérarchique qu’elle à une époque, mais devenu au fil de sa carrière directeur d’exploitation puis directeur général de l’entreprise.
Profitant de son nouveau statut de supérieur hiérarchique qui lui donnait du pouvoir sur le contrat de travail de Mme P., M.B. avait débuté le harcèlement sexuel peu après sa première promotion, avant de l’agresser sexuellement.
Les violences avaient empiré après le déménagement de la direction dans de nouveaux locaux, où Mme P. s’était vue attribuer un bureau individuel permettant à M. B. d’opérer en toute discrétion et d’isoler la victime des témoins éventuels.
En guise de mise en condition, et selon un mode opératoire bien connu de l’AVFT, l’agresseur avait commencé par lui confier ses déboires conjugaux, faisant mine de lui demander conseil alors qu’il s’agissait de créer une confusion entre vie professionnelle et vie privée propice à l’avènement des violences. Mme P. avait alors réagi comme la plupart des victimes en situation de subordination hiérarchique, évitant de le repousser frontalement, tachant de lui faire comprendre avec diplomatie qu’il s’agissait de sujets personnels sans lien avec leur relation professionnelle.
Le message avait été une bouteille à la mer, et très vite, M B. est passé à la vitesse supérieure.
M.B. l’affuble alors de divers surnoms déplacés comme « bibiche », « ma puce », « mon petit c?ur » et l’interroge régulièrement sur sa vie intime et sexuelle : « tu portes des string ou des culottes ? », « tu te fais le maillot ? », « tu t’es déjà fait sodomiser ? ». Il lui montre sur son écran d’ordinateur des photos de femmes nues ou de son amante ou encore lui envoie des mails comportant des messages à caractère pornographique. Il lui impose de regarder une vidéo pornographique depuis son téléphone portable.
Ses gestes deviennent de plus en plus intrusifs. Il lui touche les cheveux, caresse sa main. La première fois qu’il lui touche les fesses, elle le gifle. Mais il continue. Il se frotte contre elle lorsqu’elle est à la photocopieuse, ou qu’elle fait la vaisselle, il la pousse dans les vestiaires. Lors d’un déplacement professionnel en voiture, il lui met la main sur la cuisse, et en sortant du véhicule, tente de lui prendre la main « pour faire comme un couple » comme il dit.
Mme P. a beau le repousser clairement et se mettre en colère, lui répéter qu’elle n’est pas sa « bibiche », que son intimité ne le regarde pas, qu’elle ne veut pas de lui, M. B. persévère. Toutefois, il ménage des périodes d’accalmie, laissant croire à Mme P qu’il a renoncé aux violences, pour à chaque fois repartir de plus belle.
Dans ce même registre déstabilisant du chaud-froid, typique des stratégies des agresseurs, il alterne les remarques sur son physique (« t’as un beau petit cul »), avec des rappels à l’ordre professionnels sur un ton particulièrement autoritaire : « c’est moi le chef, c’est moi qui commande et tu fais ce que je te demande un point c’est tout », recourt à des formules offensantes : « retourne à ta niche » et menaçantes : « j’ai tous les droits ».
Le 31 décembre 2012, alors qu’ils se trouvent tous les deux seuls dans les locaux de l’entreprise, M.B. lui propose ouvertement de « faire l’amour avec elle ».
En 2007, Mme P. avait une première fois alerté la médecine du travail sans aller plus loin, sachant pertinemment, à l’instar de la plupart des victimes, que si elle dénonçait officiellement les agissements de son supérieur, elle risquait de perdre son emploi. Elle n’avait que trop raison. Toutefois, à force de prendre sur elle, elle finit par accuser sévèrement le coup psychologiquement. Ses années de vaine résistance l’ont plongée dans un état dépressif profond qui a conduit son médecin traitant à l’arrêter début 2013.
Mme P. saisit alors l’AVFT qui l’accompagne dans sa décision de dénoncer les violences qu’elle subit auprès de la direction des ressources humaines du groupe dont l’entreprise Awac Technics est une filiale.
L’agresseur allume un contre-feu : il cite directement Mme P. devant le Tribunal correctionnel de Bobigny pour dénonciation calomnieuse.
De son côté, Mme P. dépose plainte contre l’agresseur au pénal.
L’employeur ne mène aucune enquête sérieuse et M. B. ne sera jamais inquiété par l’entreprise.
Mme P. finit par être déclarée inapte à son poste par la médecine du travail. L’entreprise lui adresse alors des propositions de reclassement indignes, qui soit impliquent une baisse substantielle de salaire, soit concernent des postes en CDD. En octobre 2013, les refus des propositions de reclassements par Mme P. justifieront son licenciement pour inaptitude et impossibilité de reclassement.
Elle saisit donc le Conseil des Prud’hommes de Bobigny dans le but d’obtenir la nullité de son licenciement et la réparation du préjudice subi du fait du harcèlement sexuel.
En août 2014, l’inspection du travail, saisie par Mme P, dresse un procès-verbal concluant à la constitution du délit de harcèlement sexuel, s’appuyant sur une enquête remarquable par sa rigueur et son argumentaire. Il est transmis au procureur de la République.
En janvier 2015, la plainte de Mme P. est classée sans suite pour un motif qui est loin d’être anodin pour son ancien supérieur hiérarchique. Le parquet estime en effet qu’au terme de son enquête, « il apparaît qu’il existe des charges suffisantes contre M.B d’avoir commis l’infraction reprochée » mais qu’elle ne peut être poursuivie en raison de l’abrogation du délit de harcèlement sexuel par le Conseil constitutionnel(1).
Une première victoire devant le Conseil de prud’hommes de Bobigny
Après quelques péripéties procédurales portant notamment sur une demande de sursis à statuer présentée par la partie adverse deux jours avant l’audience (cf communiqué AVFT), le Conseil de prud’hommes a fait droit le 16 juillet 2015 à l’essentiel des demandes de Mme P. mais a débouté l’AVFT des siennes.
Le harcèlement sexuel était ainsi reconnu, Mme P. obtenant 15 000 euros de dommages intérêts au titre de la réparation de son préjudice moral. Le préjudice lié à son licenciement jugé sans cause réelle ni sérieuse, était indemnisé à hauteur de 40 000 euros de dommages intérêts, soit 16 mois de salaire.
En cours de délibéré, Mme P. avait été relaxée par le Tribunal correctionnel de Bobigny du délit de dénonciation calomnieuse invoqué contre elle par M.B.
La société Awac Technics a interjeté appel de cette décision.
L’audience puis la décision de la Cour d’appel de Paris
L’audience s’est tenue le 3 mai 2016 devant une juge unique du Pôle 6 chambre 8 de la Cour d’appel de Paris.
La société, appelante, a plaidé d’abord continuant de répandre la thèse de la femme vénale qui à partir du refus de son supérieur de signer la rupture conventionnelle qu’elle demandait en janvier 2013 aurait tout « orchestré » pour obtenir de meilleures conditions de départ de l’entreprise.
Lorsqu’on sait que Mme P. était absente à l’audience parce qu’elle venait tout juste de décrocher une semaine de contrat par intérim, presque trois ans après son licenciement et alors qu’elle gagnait chez Awac Technics 2500 euros brut par mois, l’argument donne la nausée.
Les témoignages accréditant les propos à connotation sexuelle dénoncés par Mme P. sont mis sur le compte d’un « milieu d’hommes manutentionnaires », soit somme toute, des hommes dont les échanges répondent immanquablement à des codes sociaux de virilité.
Les femmes qui ne s’y font pas, bah… tant pis pour elles !
L’employeur légitime les comportements sexuels au motif que cette petite équipe fonctionnait comme une famille, d’ailleurs « aucune barrière hiérarchique » n’existait entre Mme P. et son chef, ils se taquinaient « réciproquement » puisqu’un salarié a témoigné qu’il l’avait entendue une fois appeler leur chef « Lolo ».
Par ailleurs, l’entreprise s’interroge sur le défaut de réaction de Mme P. face au harcèlement sexuel alors qu’elle est décrite par ses collègues comme ayant un « fort caractère » et sachant s’imposer.
Me Cittadini qui représentait Mme P. a comme d’habitude très bien défendu la salariée en démontant point par point l’argumentaire adverse et en présentant les pièces du dossier accablantes contre l’entreprise.
L’AVFT représentée par Laure Ignace a fermé le bal en insistant sur toutes les formes de résistance que Mme P. a opposé à son supérieur hiérarchique, allant jusqu’à lui mettre une gifle. En vain. En effet, « avoir du caractère » ne suffit pas à mettre fin au harcèlement sexuel.
Elle a également plaidé sur la caractérisation du harcèlement sexuel quand bien même les propos à connotation sexuelle seraient « familiers » dans l’entreprise. Mme P. n’avait de toute façon pas à être visée personnellement pour en être victime.
Par ailleurs, l’absence de barrière hiérarchique invoquée par l’entreprise si elle est vraie, est à imputer à M. B. qui en tant que directeur doit poser les limites. Sa fonction lui donnait la charge notamment de veiller à interdire tout affichage à caractère pornographique dans l’entreprise alors qu’il en était le 1er instigateur !
Que l’entreprise puisse continuer à prendre sa défense, comme le font la plupart en pareil cas, révèle le chemin qu’il reste à parcourir.
L’AVFT a terminé en plaidant, outre l’atteinte à notre objet social, sur le préjudice colossal de Mme P. et l’importance d’une réparation intégrale pour les salariées victimes de harcèlement sexuel durablement détournées de l’emploi par les harceleurs.
La Cour d’appel de Paris a fait droit à l’ensemble des prétentions de Mme P.
La Cour rappelle l’ensemble des éléments du faisceau d’indices présenté par Mme P. pour laisser présumer le harcèlement sexuel puis étudie les éléments de défense de l’entreprise qui sont en réalité les dénégations et explications de M. B. Elle établie ainsi que la « réciprocité alléguée par M. B. pour tenter de justifier ses agissements n’est pas étayée », aucun salarié n’en témoignant hormis le surnom « lolo » et les mails de Mme P. étant rédigés « en termes cordiaux, synthétiques et neutres » contrairement à ceux « familiers » de M. B.
Elle poursuit : « M. B. ne peut valablement prétendre, alors qu’il est le supérieur hiérarchique de Mme P. que son attitude s’inscrit dans des relations normales de travail, a fortiori dans le cadre d’un lien de subordination ».
En l’absence d’éléments objectifs qui permettent de renverser la présomption de harcèlement sexuel, la société Awac Technics est condamnée à verser à Mme P. 15000? € de dommages-intérêts.
Alors que le licenciement pour inaptitude de Mme P. avait été déclaré « sans cause réelle et sérieuse » par le Conseil de prud’hommes, il est déclaré « nul », conformément au droit applicable.
Mme P. obtient exactement la somme de dommages-intérêts qu’elle demandait, soit 58 000 €? pour la nullité de son licenciement, représentants 23 mois de salaire, outre l’indemnité de préavis, les congés payés afférents et 3500? € pour les frais de justice.
La Cour d’appel fait également droit à l’indemnisation de l’AVFT en nous accordant 1000? € en réparation de notre préjudice moral ainsi que 1000? € au titre de l’article 700 du CPC.
Une belle décision amplement méritée par Mme P. qui s’est battue pendant 3 ans et demi pour relever la tête, faire taire les calomnies de l’agresseur et de l’entreprise qui le protégeait et être indemnisée pour les 7 années de harcèlement sexuel et d’agressions sexuelles suivis de la privation injuste de son emploi puis de 3 ans de chômage.
La route est longue, parfois sinueuse mais assez souvent couronnée de succès devant les juridictions sociales alors ne lâchons rien !
Laure Ignace, juriste et Frédérique Pollet Rouyer, juriste, pour la partie sur les faits et la décision du Conseil de prud’hommes.
Notes
1. Notons au passage que le parquet n’a pas cru bon de renvoyer l’agresseur devant le Tribunal correctionnel pour « agressions sexuelles » alors qu’au moins un salarié en a été le témoin direct.