Diffamation : l’AVFT relaxe Sandra Muller

Le 25 septembre dernier, le TGI de Paris condamnait Sandra Muller – initiatrice du #balancetonporc – pour diffamation publique à l’encontre d’Eric Brion, et à lui verser 15 000€ de dommages-intérêts pour préjudice moral ainsi que 5000€ de frais de procédure.

Depuis de très nombreuses années, l’AVFT examine et dénonce le risque de représailles judiciaires à l’encontre de celles qui dénoncent publiquement des violences sexuelles. L’association est à l’origine d’une réflexion juridique et d’une campagne qui ont abouti à la modification (inachevée) du délit de dénonciation calomnieuse et à la condamnation de l’Etat français par la CEDH.

Nous avons lu le jugement de condamnation, analysé et critiqué ses motivations. A force de se dire : « mais ça, ça ne peut pas tenir » ou « le tribunal ne peut pas constater ceci et en déduire cela » ou encore « il aurait très bien pu avoir une motivation inverse sur ce point !« … nous avons fini par rédiger un jugement qui relaxe Sandra Muller.

Nous avons fait apparaître en couleur les parties rédigées par nos soins. Les autres sont un exact copié/collé du jugement initial.

En espérant que ça vous fera autant de bien de le lire que nous de l’écrire !

Marilyn Baldeck, avec Mathilde Cornette et Damaris Nenert

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TRIBUNAL
DE GRANDE
INSTANCE DE PARIS

17ème chambre
Presse-civile

N°RG : 18/00402 – N°Portalis
352J-W-B7C-CMDDS

République française

Au nom du Peuple français

JUGEMENT

rendu le 25 septembre 2019

Assignation du : 10 janvier 2018

DEMANDEUR

Eric BRION
8 rue Pierre XXXXXX
75017 PARIS

Représenté par Maître Nicolas Bénoit de la SCP LUSSAN, avocats au barreau de Paris, vestiaire #PP007, et la SELAS BURGUBURU BLAMOUTIER CHARVET GARDEL et associés, représentée par Maître BURGUBURU, vestiaire #L0276

DEFENDERESSES

Sandra MULLER, directrice de la publication du compte Twitter « LettreAudio »
64 rue RXXXXX
75013 PARIS

Représentée par Maître Francis SZPINER et Maître François Baroin, de l’AARP SZPINER TOBY AYELA SEMERDJIAN, avocats au barreau de Paris, vestiaire #R0049

SARL AUDIOVISUEL BUSINESS SYSTEM MEDIA prise en la personne de sa gérante Madame Sandra Muller
64 rue RXXXXX
75013 PARIS

Représentée par Maître Francis SZIPNER et Maître François Baroin, de l’AARP SZPINER TOBY AYELA SEMERDJIAN, avocats au barreau de Paris, vestiaire #R0049

MADAME LA PROCUREURE DE LA RÉPUBLIQUE PRES LE TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE PARIS auquel l’assignation a été régulièrement dénoncée

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Magistrat.es ayant participé aux débats et au délibéré :

Caroline KUHNMUCH, vice-présidente
Présidente de la formation

Djamel CAILLET, juge

David MAYEL, juge
Assesseurs

Greffières : 

Virginie REYNAUD, Greffière (lors des débats)

Martine VAIL, Greffière (lors de la mise à disposition)

DÉBATS

A l’audience du 29 mai 2019
tenue publiquement

JUGEMENT

Mis à disposition au greffe. Contradictoire. En premier ressort

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Vu l’assignation délivrée le 10 janvier 2018 à la société AUDIOVISUEL BUSINESS SYSTEM MEDIA (ABSM) et à Sandra MULLER à la requête d’Eric BRION aux termes de laquelle celui-ci demande au tribunal, au visa des articles 29 alinéa 1 et 32 alinéa 1 de la loi du 29 juillet 1881, de :

– dire que Sandra Muller a commis le délit de diffamation publique envers un particulier, en l’espèce Eric BRION, en mettant en ligne, le 13 octobre 2017, sur le compte Twitterhttps://twitter.com/LettreAudio, à l’adresse https://twitter.com/LettreAudio/status/918872353727184898 les propos suivants :

« Tu as de gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit. Eric Brion ex patron Equidia « balancetonporc »

– Condamner solidairement Sandra Muller et la société ABSM, éditrice dudit compte Twitter, à verser la somme de 50 000€ à Eric BRION à titre de dommages-intérêts,
– ordonner la suppression des propos reproduits en caractère gras contenus dans le tweet litigieux du 13 octobre 2017 sur le compte Twitter https://twitter.com/LettreAudio dans les cinq jours de la décision à intervenir sous astreinte de 10 000 € par jour de retard,
– ordonner la publication du communiqué judiciaire suivant sur le compte Twitter https://twitter.com/LettreAudio dans les cinq jours de la décision à intervenir sous astreinte de 10 000 € par jour de retard :

« Par jugement en date du…. Le tribunal correctionnel de Paris a condamné Sandra MULLER pour avoir diffamé Eric Brion dans un tweet mis en ligne le 13 octobre 2017 sous les #balancetonporc le mettant gravement et injustement en cause »,

– ordonner la publication du même communiqué judiciaire dans quatre périodiques au choix de la partie civile aux frais des défenderesses et sans que le coût de chaque publication ne puisse excéder la somme de 20 000 € HT,
-ordonner l’exécution provisoire du jugement à intervenir,
-condamner solidairement les défenderesses à verser au demandeur la somme de 10 000€ en application des disposition de l’article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu’aux dépens, y compris les frais liés au constat d’huissier réalisé dans la procédure, avec distraction au profit de la SCP LUSSAN, en application de l’article 699 du Code de procédure civile,

Vu les conclusions interruptives de prescription signifiées les 29 mars, 18 juin, 6 septembre, 3 décembre 2018 et 20 février 2019,

Vu les derniers conclusions notifiées par voie électronique le 7 mai 2019 par le demandeur, qui maintient ses demandes initiales, à l’exception du montant de la demande au titre de l’article 700 du Code de procédure civile, désormais fixée à 15 000€, et, y ajoutant, sollicite aux frais des défenderesses, le constat par huissier des mesures de suppression et de publication judiciaire, sans que ce coût ne puisse excéder 5000 € HT par constat,

Vu les dernières conclusions notifiées par voie électronique le 17 avril 2019 par la société ABSM et Sandra MULLER qui demandent au tribunal de :

– à titre principal : recevoir l’exception de vérité des défenderesses,
– subsidiairement : accorder aux défenderesse l’exception de la bonne foi
– en toutes hypothèses :
– débouter le demandeur de l’ensemble de ses demandes
– condamner le demandeur à verser à la société ABSM et Sandra MULLER, chacune, la somme de 6000€ au titre de l’article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu’aux entiers dépens, notamment liés à la signification de l’offre de preuve,

Vu l’offre de preuve de la vérité des faits réputés diffamatoires, notifiée par Sandra MULLER et ABSM, le 19 janvier 2018 en vertu des dispositions de l’article 55 de la loi du 29 juillet 1881, dénonçant 21 documents et le nom de 4 témoins,

Vu l’offre de preuve contraire, notifiée par Eric BRION, le 24 janvier 2018 en vertu des dispositions de l’article 56 de la loi du 29 juillet 1881, comportant la dénonciation de 21 documents,

Vu l’ordonnance de clôture du 15 mai 2019,

Au soutien de ses demandes, le demandeur fait valoir que le tweet litigieux, à lire en lien avec le premier tweet #balancetonporc, lui impute d’avoir commis au préjudice de Sandra MULLER un fait de harcèlement sexuel au travail. Pour rejeter l’offre de preuve, il relève que la teneur des propos prêtés à Eric BRION n’est pas établie, que la preuve d’un harcèlement sexuel tel que défini par l’article 222-33 du Code pénal n’est pas rapportée, en l’absence de répétition des faits et en l’absence de chantage, et que celle d’un harcèlement sexuel au travail ne l’est pas davantage, en l’absence de lien de subordination ou de collaboration entre les parties. Il caractérise l’absence de bonne foi par l’absence de tous les critères de celle-ci. Il fonde sa demande de dommages-intérêts sur l’atteinte à la réputation, compte tenu de son activité professionnelle, de la médiatisation du mouvement et des conséquences professionnelles engendrées par le tweet, ainsi que sur l’impact du tweet sur sa santé psychique.

Les défenderesses (Mme Muller et sa société), à l’appui de leur demande de débouté des prétentions du demandeur, font valoir la réalité des propos attribués à Eric BRION et l’absence d’utilisation de l’expression « harcèlement sexuel » dans son sens juridique. Mme MULLER estime de ce fait qu’il lui était loisible, s’agissant des agissements de M. BRION, de parler de harcèlement sexuel « au boulot », la notion de travail n’étant pas tributaire de l’existence d’un lien de subordination ou de collaboration. A supposer que le tribunal considère que Mme MULLER a employé cette expression dans son sens légal, elle entend démontrer que les propos de nature sexuelle tenus par M. BRION sont bien susceptibles d’être constitutifs de l’infraction de harcèlement sexuel, la répétition étant, contrairement à ce qu’affirme le demandeur, parfaitement caractérisée. A titre subsidiaire, elle fait valoir que l’excuse de bonne foi doit être retenue, au regard notamment du sujet d’intérêt général relatif aux violences sexuelles et à la dénonciation d’un système d’oppression patriarcal.

L’affaire a été appelée à l’audience du 29 mai 2019, les conseils des parties ainsi qu’Eric BRION et Sandra MULLER ayant été entendus en leurs observations, les témoins cités n’ayant pas comparu. L’affaire a été mise en délibéré au 25 septembre 2019, par mise à disposition du greffe.

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A cette date, la décision suivante a été rendue :

MOTIFS

Sur le caractère diffamatoire des propos :

Il sera rappelé à cet égard que :

– l’article 29 alinéa 1 de la loi du 29 juillet 1881 définit la diffamation comme « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé« .
– il doit s’agir d’un fait précis, susceptible de faire l’objet d’un débat contradictoire sur la preuve de sa vérité, ce qui distingue ainsi la diffamation, d’une part, de l’injure, caractérisée selon le deuxième alinéa de l’article 29 par « toute expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait » – et, d’autre part, de l’expression subjective d’un opinion ou d’un jugement de valeur, dont la pertinence peut être librement discutée dans le cadre d’un débat d’idées mais dont la vérité ne saurait être prouvée ;
– l’honneur et la considération de la personne ne doivent pas s’apprécier selon les conceptions personnelles et subjectives de celle-ci, mais en fonction de critères objectifs et de la réprobation générale provoquée par l’allégation litigieuse, que le fait imputé soit pénalement répréhensible ou manifestement contraire aux règles morales communément admises ;
– la diffamation, qui peut se présenter sous forme d’allusion ou d’insinuation, doit être appréciée en tenant compte des éléments intrinsèques et extrinsèques au support en cause, à savoir tant du contenu même des propos que du contexte dans lequel ils s’inscrivent.

En l’espèce, il convient de rappeler à titre liminaire que :

– Eric BRION, consultant, était auparavant directeur de la chaîne de télévision EQUIDIA,
– Sandra MULLER est journaliste indépendante, gérante depuis 2002 de la société ABSM, spécialisée dans les médias et les nouvelles technologies, qui édite La Lettre de l’audiovisuel,
– cette lettre est notamment publiée sur le réseau social Twitter, à l’adresse https://twitter.com/LettreAudio,
– ce compte Twitter est administré et alimenté par la journaliste,
– le 5 octobre 2017, un article intitulé Harvey Weinstein paid off sexual harassment accusers for decades, publié par le New York Times, marquait le commencement de « l’affaire WEINSTEIN », décrivant le silence entretenu ou obtenu grâce à des transactions pendant des décennies autour des nombreux faits de harcèlement sexuel qui auraient été commis par le célèbre producteur de cinéma américain à l’égard d’actrices venues le voir dans l’espoir de jouer dans un film mais aussi d’employées de son entreprise,
– à la suite de cet article, de nombreuses femmes, principalement des actrices, dénonçaient des faits de viol, d’agression ou de harcèlement sexuel qui auraient été commis à leur encontre par le cofondateur de la WEINSTEIN COMPANY,
– des enquêtes judiciaires étaient ouvertes aux Etats-Unis pour viols et à Londres pour agression sexuelle,
– de très nombreux articles de la presse internationale étaient consacrés à l’affaire WEINSTEIN,
– le 12 octobre 2017, Le Parisien publiait un article intitulé « A Cannes, on l’appelait The pig, le Porc », relatif à Harvey WEINSTEIN,
– Le 13 octobre 2017, à 5h06, depuis Manhattan, sur le compte Twitter @LettreAudio, Sandra MULLER écrivait : « #balancetonporc !! toi aussi raconte en donnant le nom et les détails un harcèlement sexuel que tu as connu dans ton boulot. Je vous attends« ,
– le même jour, à 9h13, elle postait sur ce compte le message suivant : « « Tu as de gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit ». Eric Brion ex patron de Equidia #balancetonporc« ,
– puis à 10h06, elle envoyait ce tweet : « 95 % des femmes qui dénoncent des violences perdent leur emploi. La peur doit changer camp. #balancetonporc. Pas de délation juste la vérité« .

Le premier tweet de Sandra Muller fait référence à Harvey WEINSTEIN. Il invite d’autres femmes que celles qui ont déjà témoigné à ce sujet à dénoncer des faits de harcèlement sexuel au travail. Le second tweet, en reprenant le #balancetonporc, fait écho au premier.

Mme Sandra MULLER n’étant pas juriste, il ne peut lui être fait grief d’avoir utilisé l’expression « harcèlement sexuel » de manière inopportune et indue. Comme l’a requis la procureure de la République lors du procès en diffamation intenté par M. Denis BAUPIN à l’encontre de ses accusatrices, « il n’est pas raisonnable de considérer que le parquet et le tribunal soient les seuls à pouvoir s’emparer de ces expressions. Ce n’est pas l’apanage de la seule Justice ». Cela est d’autant moins raisonnable s’agissant du « harcèlement sexuel », réalité protéiforme, y compris d’ailleurs sur le plan légal, en témoignent les nombreuses modifications intervenues dans la rédaction des articles 222-33 du Code pénal et L1153-1 du Code du travail depuis le vote de la première loi anti-harcèlement sexuel en 1992, jusqu’à une dernière modification intervenue avec la loi « Schiappa » en août 2018. Il est outre notable que l’institution judiciaire elle-même et au premier chef le parquet, a parfois quelques difficultés à qualifier correctement le délit de harcèlement sexuel

Du reste, l’attitude de M. Eric BRION, y compris dans sa propre version, comme nous le verrons infra, était bien connotée sexuellement et susceptible d’avoir atteint la dignité de Sandra MULLER du fait de propos offensants et humiliants.

Pour rappel, la définition du harcèlement sexuel donnée par l’article 222-33 du Code pénal en vigueur à la date des faits reprochés à M. BRION est « le fait d’imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante.

Est assimilé au harcèlement sexuel le fait, même non répété, d’user de toute forme de pression grave dans le but réel ou apparent d’obtenir un acte de nature sexuelle, que celui-ci soit recherché au profit de l’auteur des faits ou au profit d’un tiers. »

Il sera rappelé que ce délit est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende.

Le demandeur tire argument de l’absence de répétition pour considérer que l’expression « harcèlement sexuel » est diffamatoire. Or il peut en être fait une analyse toute différente.

M. BRION reconnaît lui-même (pièce 25 en défense) avoir abordé Mme MULLER en lui disant : »T’as de gros seins, tu es mon type de femme« . La connotation sexuelle de cette phrase n’est pas discutable, les seins faisant indubitablement partie des zones du corps intimes et sexuelles des femmes. Il s’agit donc là d’un premier propos de nature sexuelle.

Il reconnaît également, après avoir essuyé un refus clair et net (« stop« ), y avoir ajouté « Dommage je t’aurais fait jouir toute la nuit« , le « ton ironique » allégué n’effaçant pas le caractère sexuel de ce propos. Il s’agit donc là d’un second propos de nature sexuelle.

La circulaire accompagnant la loi du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel de Mme la Garde des Sceaux et ministre de la justice Mme Christiane Taubira précise :

« La condition de répétition des actes, inhérente à la notion même de harcèlement, et qui existe dans d’autres délits comme les menaces, exige simplement que les faits aient été commis à au moins deux reprises. Elle n’impose pas qu’un délai minimum sépare les actes commis, ces actes pouvant être répétés dans un très court laps de temps. »

Le peu de temps séparant le premier propos du second propos de M. BRION n’est donc pas exclusif de la notion juridique de harcèlement sexuel.

En tout état de cause, si on persiste à penser que Mme MULLER a fait état d’un savoir juridique en employant l’expression « harcèlement sexuel », elle peut aussi l’avoir fait au diapason de l’analyse de la Cour de cassation (chambre sociale), qui dans un arrêt du 17 mai 2017 admet explicitement « qu’un fait unique peut suffire à caractériser le harcèlement sexuel ».

Elle peut enfin avoir fait référence à l’article 2 de la directive européenne 2002/CE/73 du 23  septembre 2002 qui  impose aux États membres de l’UE la prohibition du harcèlement sexuel, défini comme « la situation dans laquelle un comportement non désiré à connotation sexuelle, s’exprimant physiquement, verbalement ou non verbalement, survient avec pour objet ou pour effet de porter atteinte à la dignité d’une personne et, en particulier, de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant ». Aucune répétition n’est exigée. Cette directive a été transposée dans une loi du 27  mai 2008. Son article premier dispose  : « La discrimination inclut  : Tout agissement (…) à connotation sexuelle, subi par une personne et ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant« . La répétition n’est pas plus requise.

Il ne suffit par ailleurs pas, pour que le délit de harcèlement sexuel soit constitué, d’être en présence de propos et comportements à connotation sexuelle répétés. Encore faut-il que ceux-ci aient porté « atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant » ou « créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante« .

La loi n’exige donc pas que soit caractérisée une atteinte absolue à la dignité, au sens du concept de dignité consacrée notamment en droit constitutionnel, mais une dignité strictement relative à la personne qui est visée par ces propos et comportements. Il est en effet question de « sa » dignité et non pas de « la » dignité.

Le fait que Me Burguburu, conseil de M. BRION, ne voie personnellement pas en quoi les propos de son client seraient humiliants ou offensants, et qu’elle y ait vu au contraire « une conception généreuse de la femme« , au pire une « conception prétentieuse« (1), ce que l’on pourrait qualifier de conception « deneuvienne » des relations hommes-femmes, dans laquelle les premiers auraient le droit d’importuner les secondes, est inopérant en matière de harcèlement sexuel.

La loi s’accommode en effet de perceptions différentes, qui peuvent varier en fonction des époques, de l’éducation, de l’âge. Les bénéfices secondaires que certaines femmes peuvent tirer de la promotion du système patriarcal sont sans influence sur la prise en compte de celles qui souhaitent le combattre et de leurs perceptions.

En l’espèce, Mme MULLER a, elle, bien ressenti le comportement de M. BRION comme étant dégradant et humiliant. C’est d’ailleurs ce qui a motivé son tweet.

Le demandeur excipe de l’absence de lien de subordination ou de collaboration entre les parties pour demander que soit jugé diffamatoire le lien opéré par Mme MULLER avec le travail dans la phrase suivante : « Toi aussi raconte en donnant le nom et les détails d’un harcèlement sexuel que tu as connu dans ton boulot« . Mais dans la mesure où Sandra MULLER n’écrit pas qu’Eric BRION était son supérieur hiérarchique, que le terme « au boulot« , dans une société où le travail indépendant s’est développé, n’implique pas nécessairement d’être salarié, il apparaît que Mme MULLER a utilisé le terme « boulot » dans le sens plus général d' »environnement professionnel ». Et de fait, M. BRION faisait bien partie, lorsqu’il a dit à Mme MULLER qu’elle « avait de gros seins » et qu’il aurait pu « la faire jouir toute la nuit », de l’environnement professionnel de Mme MULLER.

Pour tout ce qui précède, Mme MULLER était donc fondée à parler de harcèlement sexuel et même de harcèlement sexuel au travail.

Cependant, en matière de délit de diffamation, les propos, écrits ou images incriminés sont réputés diffamatoires a priori. Il n’est point question ici de se demander si le tweet de Mme MULLER entache l’honneur et la considération de M. BRION, ce qui relève de l’évidence. Il est donc considéré comme diffamatoire, sans que cela ne puisse équivaloir à la culpabilité de Mme MULLER. Il nous reste en effet à trancher le point de savoir si elle avait le droit de le publier sans excéder les limites de la liberté d’expression.

C’est ce que nous allons examiner.

Sur l’offre de preuve et l’offre de preuve contraire :

Pour produire l’effet absolutoire prévu par l’article 35 de la loi du 29 juillet 1881, la preuve de la vérité des faits diffamatoires doit être parfaite, complète et corrélative aux imputations dans toute leur portée et leur signification diffamatoire.

Si l’offre de preuve comporte des éléments particulièrement tangibles sur le comportement que Mme MULLER reproche à M. BRION (dont les propres déclarations de ce dernier), elle ne comporte aucun jugement pénal définitif condamnant Eric BRION pour harcèlement sexuel envers Sandra MULLER. Il convient d’ailleurs à ce stade de noter que les condamnations pour harcèlement sexuel sont loin d’être pléthore en France (83 % des plaintes pour harcèlement sexuel ont été classées sans suite en 2016(2))et que le parquet de Paris, nécessairement informé des accusations de Mme MULLER à l’encontre de M. BRION compte tenu de leur écho médiatique, n’a pas jugé opportun d’ouvrir une enquête préliminaire comme il en a la possibilité même en l’absence de plainte de la victime, alors qu’un trouble à l’ordre public était susceptible d’avoir été commis. Par conséquent, l’offre de preuve n’est pas parfaite, complète et corrélative à l’imputation diffamatoire et la demanderesse échoue dans cet exercice.

La preuve de la vérité des faits diffamatoires n’étant pas rapportée par la défense dans les conditions de certitude nécessaire – la certitude, en l’espèce, ne découlant hélas que d’un jugement correctionnel revêtu de l’autorité de la chose jugée – il n’y a pas lieu d’examiner les pièces et témoignages de la contre-preuve.

Il y a en revanche lieu d’examiner si Mme MULLER était de bonne foi.

Sur la bonne foi :

Les imputations diffamatoires sont réputées, de droit, faites avec intention de nuire, mais elles peuvent être justifiées lorsque leur auteur établit sa bonne foi, en prouvant qu’il a poursuivi un but légitime, étranger à toute animosité personnelle, et qu’il s’est conformé à un certain nombre d’exigences, en particulier de sérieux de l’enquête, ainsi que de prudence dans l’expression, étant précisé que la bonne foi ne peut être déduite de faits postérieurs à la diffusion des propos.

Ces critères s’apprécient également à la lumière des notions « d’intérêt général » s’attachant au sujet de l’information, susceptible de légitimer les propos au regard de la proportionnalité et de la nécessité que doit revêtir toute restriction à la liberté d’expression en application de l’article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de « base factuelle » suffisante à établir la bonne foi de leur auteur, supposant que l’auteur des propos incriminés détienne au moment de les proférer des éléments suffisamment sérieux pour croire en la vérité de ses allégations et pour engager l’honneur ou la réputation d’autrui et que les propos n’aient pas dégénéré en des attaques personnelles excédant les limites de la liberté d’expression, la prudence dans l’expression étant estimée à l’aune de la consistance de cette base factuelle et de l’intensité de l’intérêt général. Ces critères s’apprécient différemment selon le genre de l’écrit en cause et la qualité de la personne qui s’y exprime et, notamment, avec une moindre rigueur lorsque l’auteur des propos diffamatoires n’est pas un journaliste qui fait profession d’informer, mais une personne elle-même impliquée dans les faits dont elle témoigne.

En l’espèce, si la défenderesse est journaliste, elle témoigne ici de son expérience personnelle et les critères de la bonne foi seront donc examinés avec plus de souplesse.

S’agissant du premier critère de la bonne foi, en pleine affaire WEINSTEIN, médiatisée internationalement et ayant permis la libération de la parole de femmes victimes, et dans une société française où les femmes ont eu le droit de vote en 1944, les maris ont cessé d’être appelés “chefs de famille” dans le code civil en 1970, l’égalité salariale entre hommes et femmes n’est pas atteinte, le viol conjugal a été reconnu par la jurisprudence à partir de 1990, le nombre de féminicides est indigne d’une société civilisée, les viols sont régulièrement correctionnalisés… la question des rapports entre hommes et femmes, et plus particulièrement des violences sous toutes leurs formes infligées aux femmes par des hommes, constitue à l’évidence un sujet d’intérêt général.

S’agissant du critère de l’animosité personnelle, si le demandeur verse des éléments ayant trait à la déception voire à la colère de Sandra MULLER en raison du refus d’Eric BRION de s’abonner à sa lettre entre 2004 et 2008, puis en 2012, ces pièces ne démontrent pas une animosité personnelle au sens du droit de la presse, qui s’entend d’un mobile dissimulé ou de considérations extérieures au sujet traité, ces attestations évoquant des faits anciens et sans commune mesure avec l’imputation diffamatoire.

S’agissant du critère de base factuelle dans les propos, force est de relever que :

– le message du 12 juillet 2016 (pièce 17 de l’offre de preuves) dans lequel Mme MULLER indique les propos que lui aurait tenus Eric BRION (« j’adore les femmes a gros seins viens avec moi Je vais te faire jouir toute la nuit ») comprend quasiment les mêmes propos que ceux qu’elle lui prête dans le tweet litigieux,
– elle écrit dans un message du même jour (pièce 17) à Eric BRION « Qui est allé trop loin en me harcelant tellement en me manquant tellement de respect que j’ai du appeler le dir com de Orange pour Faire Bouclier ? », – Eric BRION répond à ce message “ »C’est marrant. Tu ne changes pas. Toujours aussi énervée et rancunière. Au fond, tu ne m’a jamais pardonné de ne pas m’être abonné et tu es prête à écrire n’importe quoi ! ». D’une part, il ne suffit pas que M. BRION affirme que Mme MULLER écrit « n’importe quoi » pour que disparaisse le comportement qui lui est imputé et qu’il reconnaît factuellement, d’autre part, il tente de décrédibiliser Mme MULLER en lui reprochant d’être énervée et rancunière, selon un mécanisme de transfert de responsabilité largement documenté par les associations féministes.
– Eric BRION, dans une tribune au MONDE, a reconnu avoir, lors d’un cocktail dans une soirée, tenu des propos à Sandra MULLER qu’il a qualifiés de « déplacés » et a affirmé regretter (pièce 24 en défense). Or, en droit, « avoué n’est pas à moitié pardonné », même s’il est possible et même souhaitable de prendre cette reconnaissance en considération lors de l’établissement de la peine, le cas échéant.
– il a précisé lors d’une interview sur Europe 1 (pièce 25 en défense) avoir dit à la journaliste « lors d’une soirée arrosée » : « t’as de gros seins, tu es mon type de femme » une fois, avoir « été lourd », avoir « mal agi » puis après que Sandra MULLER lui aurait dit « stop« , avoir ajouté sur un ton ironique : »Dommage je t’aurais fait jouir toute la nuit«  » et avoir présenté des excuses le lendemain,
– Dès lors, le fait qu’aucune des attestations produites en défense n’évoque la tenue par Eric BRION des propos rapportés par Sandra MULLER ou de propos proches de ceux-ci ni d’un quelconque harcèlement sexuel à son encontre ne vient aucunement atténuer la base factuelle dont disposait Mme MULLER. 

Comme il a déjà été démontré, le comportement de M. BRION était susceptible d’être qualifié de harcèlement sexuel au sens de la loi pénale, éclairée par sa circulaire d’application.

Au total, la base factuelle dont disposait Mme MULLER était amplement suffisante pour tenir les propos litigieux. 

S’agissant de la prudence et la mesure dans l’expression :

Si l’expression « balance ton porc » peut objectivement être considérée comme virulente, celle-ci doit être analysée au regard d’une part de la gravité de l’attitude de M. BRION à l’encontre de Mme MULLER, d’autre part, de la réalité massive de ces violences commises à l’encontre des femmes, et la nécessité de les rendre publiques pour provoquer une prise de conscience rapide, un électrochoc dans la société.

Si certains hommes et femmes politiques, y compris en charge de la lutte contre les violences faites aux femmes, ont regretté l’utilisation de Twitter comme d’un « tribunal médiatique », cette démarche doit être interprétée comme le substitut nécessaire de l’ineffectivité des lois visant à réprimer les violences sexuelles, mais aussi comme un palliatif aux manquements de l’État français en matière de lutte contre les violences faites aux femmes et au non-respect d’obligations de sécurité et d’obligations conventionnelles (comme la Convention dite d’Istanbul) parfois vitaux pour ces dernières. Dans ces conditions, le mode d’expression des citoyennes en pays démocratique ne peut en aucun cas se réduire au fait de se rendre dans des commissariats pour porter plainte, celles-ci devant inventer d’autres formes d’expression dans le cadre d’un devoir de lanceuses d’alerte (toute ressemblance de ce paragraphe avec la motivation du jugement de relaxe des « décrocheurs de Lyon«  n’est absolument pas fortuite).

Mme MULLER n’a donc pas dépassé les limites admissibles de la liberté d’expression.

En conséquence, elle peut bénéficier de l’excuse de bonne foi et sera relaxée des fins de la poursuite.

Sur les demandes de réparation et les demandes accessoires :

Compte tenu de la relaxe dont Mme MULLER bénéficie, il n’y a pas lieu de faire droit aux demandes indemnitaires formulées par M. BRION ni celles formulées au titre de l’article 700 du Code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

LE TRIBUNAL, statuant publiquement par mise à disposition au greffe, contradictoirement et en premier ressort,

Relaxe Mme Sandra MULLER du chef de diffamation publique à l’encontre de M. Eric BRION.

Déboute M. BRION de ses demandes.

Fait et jugé à Paris le 25 septembre 2019

La greffière                                                                                                          La présidente

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Notes

Notes
1Médiapart, 29 mai 2019. Me Burguduru a également plaidé : « Face à cette délation, cette guillotine médiatique, ces mensonges aux infinies violences, et même la perspective de ne plus jamais être draguée, j’ai choisi« .
2Infostat Justice, mars 2018, n°160
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