La balance de la justice est bien mystérieuse
Dans deux décisions récentes, la Cour de cassation s’est positionnée sur l’influence de la « vie privée » sur le contrat de travail.
Dans le premier arrêt, du 29 mai 2024, (1) elle avait à juger d’un informaticien de 19 ans d’ancienneté à qui il était reproché la consultation de sites pornographiques et la possession de six photos d’enfants dénudés sur son ordinateur professionnel et qui avait été, sur ce motif, licencié pour faute grave. A noter qu’une charte régissait l’utilisation du matériel informatique.
La cour d’appel, saisie de l’affaire, s’était déjà prononcée sur le caractère « incontestablement fautifs » des agissements du salarié tout en estimant, toutefois, qu’ils ne justifiaient pas un licenciement. C’est qu’il ne faudrait pas être trop cohérent quand même.
La Cour de cassation suit cette ligne. Elle considère d’une part qu’il n’était pas possible de déterminer que la fréquence et la date des connexions aux sites pornographiques caractérisaient « l’utilisation abusive ». Comme si la pornographie n’était pas un abus en soit… D’autre part, elle estime que l’ordinateur ne contenait « que » six photographies d’enfants nus « sans actes sexuels ». Effectivement, on s’est dit la même chose : « quoi, que six ! Mais pourquoi on embête ce malheureux ! On sait bien que le nombre réglementaire pour en reconnaître la gravité est 89,8 »
Elle a donc confirmé la décision de la cour d’appel, en estimant que les faits ne rendaient pas impossible le maintien du salarié dans l’entreprise (condition requise pour établir la faute grave) et que le licenciement était disproportionné. Il est donc important de noter ici qu’elle ne considère pas que la faute aurait dû être requalifiée en faute simple justifiant tout de même le licenciement, mais qu’elle considère qu’il n’aurait pas dû être licencié du tout (2).
Elle s’est aussi appuyée sur l’absence d’antécédent disciplinaire dans le dossier du salarié, ses bonnes évaluations et sur des documents médicaux dont un certificat médical faisant état de troubles en rapport avec la stérilité du salarié et sa sexualité… Oui, du coup on comprend pourquoi il regardait du porno, ça semble vraiment justifié ! Bien que nous soyons rassurées qu’un homme qui collectionne les photos d’enfants nus sur son ordinateur ne puisse pas procréer, on a du mal à y trouver un quelconque motif permettant de justifier son comportement.
Un autre arrêt du même jour (3) concernait un salarié, 12 ans d’ancienneté, responsable de production et détenteur de plusieurs délégations de pouvoir ainsi que de la présidence du CSE, licencié pour faute grave en raison de sa déloyauté envers l’entreprise, déloyauté basée sur le fait qu’il a caché à son entreprise entretenir une relation avec une salariée ayant des mandats syndicaux et siégeant à ce titre au CSE.
La cour d’appel considère le licenciement comme fondé en raison du conflit d’intérêts, quand bien même l’entreprise n’aurait pas apporté la démonstration d’un préjudice. Ca va de soi non ? Comment peut-on être président du CSE et partager ses lessives avec une suppôt de la révolution ?
La Cour de cassation confirme la décision de la cour d’appel, et le licenciement « peu important qu’un préjudice pour l’employeur ou pour l’entreprise soit ou non établi ».
La Cour de cassation s’attaque avec courage à un fléau bien connu du monde du travail et dont les conséquences sont infiniment plus sérieuses que la (pédo)pornographie : la trahison de sa classe sociale.
La « vie privée » fait donc l’objet d’une jurisprudence pour le moins obscure. Le cadre semble toutefois être ici l’encouragement par les juges de cassation du contrôle de plus en plus serré par l’employeur de la « loyauté » du salarié, dès lors que des faits de la vie privée pourraient remettre en question l’employeur en tant que tel (notre RH).
De là à dire que la Cour de cassation pourrait justifier son serrage de vis d’un côté (faits relevant de la vie privée, pour le président du CSE) en desserrant complètement de l’autre (faits relevant de la vie professionnelle, pour l’informaticien), reconnaissons qu’il n’y a qu’un pas. Que nous ne franchirons pas, par rigueur scientifique.
Notre première jurisprudence est par ailleurs en contradiction avec une autre jurisprudence récente. Le 20 mars 2024, la Cour de cassation a cassé un arrêt d’une cour d’appel refusant de licencier un chauffeur routier pour, notamment, s’être masturbé dans le camion de l’entreprise sur son trajet entre l’entreprise et son domicile (faits dont le dit employeur aurait été informé par un courrier anonyme) et a donc considéré que, dans ce cas, le licenciement pour faute grave était fondé. (4)
A priori donc, tant que les organes génitaux restent dans le pantalon…
Adrienne Kepoura pour l’AVFT
Notes
↑1 | Cass, Soc, 29 mai 2024, n°22-19382, Inédit |
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↑2 | En droit disciplinaire du travail, on peut donc licencier un·e salarié·e pour trois types de fautes : 1) Une faute simple (par exemple, être souvent en retard et commettre une autre faute « légère »), qui s’accompagne de l’octroi des indemnités de licenciement, du préavis et des indemnités de congé payé ; 2) Une faute grave caractérisée par le fait que le maintien du salarié dans l’entreprise est impossible (par exemple du harcèlement sexuel – non on rigole. Ca, ça va), le salarié ne perçoit pas l’indemnité de licenciement, n’effectue pas le préavis mais perçoit les indemnités de congés payés ; 3) Une faute lourde, caractérisée par l’intention de nuire à l’employeur (par exemple transmettre des plans d’une ingénieuse machine au cupide concurrent), dans ce cas ce sont les mêmes conditions que pour la faute grave. |
↑3 | Cass, Soc, 29 mai 2024, n° 22-16218 |
↑4 | Cass. soc, 20 mars 2024, n°22-19.170 |