Un accompagnement des victimes original

Cet article a originellement été écrit pour figurer dans le livre de l’AVFT : « 20 ans de lutte contre les violences sexistes et sexuelles au travail ». Certaines notes renvoient donc aux pages du livre.

Print Friendly, PDF & Email

L’AVFT et l’accompagnement des victimes

I/ L’AVFT, bien plus qu’une permanence téléphonique


Ça n’est pas trop difficile d’entendre des histoires horribles à longueur de journée au téléphone ?
C’est vraiment courageux de travailler dans le social
Je suppose que vous avez reçu une formation en psychologie pour pouvoir faire ce métier …

Le téléphone, une « porte d’entrée »

Les réactions auxquelles les chargées de mission de l’AVFT sont régulièrement confrontées véhiculent une image dans laquelle l’AVFT ne se reconnaît pas. Les personnes extérieures à l’AVFT ont tendance à penser que son rôle est de « répondre au téléphone ». Nous-mêmes, chargées de mission à l’AVFT, qualifions, par facilité et habitude, une partie de notre activité d’animation de « permanence téléphonique ». En réalité, la mission de l’AVFT ne peut se réduire à cette désignation.
Le rôle de l’AVFT ne consiste pas uniquement à recueillir les témoignages des victimes afin de les soulager de leur souffrance -même si l’entretien téléphonique produit généralement cet effet- mais à élaborer, avec les personnes qui nous saisissent, une stratégie de dévoilement et de dénonciation des violences qui leur convienne et qui soit en accord avec les objectifs politiques de l’association. L’AVFT agit donc en conscience qu’elle ne doit pas être une « soupape de sécurité » utilisée par les politiques pour désamorcer le débat sur les violences sexuelles et ainsi garantir la paix sociale aux dépens des victimes.

L’AVFT agit simultanément sur le plan politique et sur le plan très concret de l’action aux côtés des victimes. Sans que l’un exclue l’autre : A chaque fois qu’une femme retire de sa démarche auprès de l’AVFT une plus grande liberté et la certitude qu’elle est dans son bon droit, ceci représente une avancée politique.

Depuis vingt et un ans, l’AVFT n’a eu de cesse de rendre publique la réalité qui lui est confiée par les femmes et hommes victimes de violences sexistes et sexuelles au travail, et de puiser dans son expérience d’accompagnement des personnes victimes la légitimité de porter des revendications devant les institutions, principalement judiciaires, afin que le droit prenne compte au plus près la réalité de ces violences. Il est en effet de la responsabilité des associations, notamment féministes, de montrer en quoi chaque situation de violence qui est rapportée revêt un enjeu collectif et politique.

L’AVFT ne peut être vue comme une « permanence téléphonique », car elle n’« absorbe » pas sans agir les témoignages qui lui arrivent. Le téléphone est la porte d’entrée d’un processus complet détaillé ci-après.

Pas d’anonymat

Dès le premier contact, les personnes qui nous saisissent bénéficient d’un accueil personnalisé dans lequel l’anonymat ne peut être maintenu. En effet, l’intervention de l’AVFT consiste à accompagner les victimes dans des démarches qui requièrent la révélation de leur identité. Outre cette nécessité pratique, nous demandons aux victimes « qui elles sont » pour prolonger un processus qu’elles ont déjà amorcé en nous contactant : la prise de conscience d’elles-mêmes, de ce qu’elles sont des individu-e-s légitimes à demander justice. Plus encore, la logique de contrat, basé sur la confiance -nous y reviendrons- qui est un préalable et qui structure l’action de l’AVFT, est incompatible avec l’anonymat.
Les victimes peuvent toutefois s’identifier en plusieurs temps : commencer par nous faire part des faits, rappeler pour nous dire qu’elles ont avancé sur le terrain du dévoilement des violences, puis, finalement, nous donner leur nom et entamer des démarches conjointement avec l’AVFT.

Les femmes et les quelques hommes qui nous contactent sont généralement bien décidés d’emblée à témoigner et à dénoncer, la demande d’appui de l’AVFT dans les démarches notamment judiciaires étant le principal objet de leur appel. Il est très rare que les personnes appellent « juste pour parler », sans demande précise et sans donner leur nom. L’assurance de la confidentialité des échanges étant posée, il n’arrive quasiment jamais qu’une personne refuse de révéler son identité. Ces rares cas sont généralement motivés de trois manières : Soit parce que la victime n’est pas encore prête à le faire, et dans ce cas nous l’invitons à nous rappeler ultérieurement pour en reparler ; nous devons aussi l’informer de l’existence de délais de prescription(1). Soit parce qu’elle craint que l’AVFT intervienne sans solliciter son accord. Nous reprécisons alors la position de l’AVFT par rapport aux victimes : en appui et jamais au-delà de ce qu’elles souhaitent. Soit encore parce qu’elles n’ont pas confiance en l’indépendance de l’AVFT par rapport au monde de l’entreprise ou à l’Etat, en particulier pour les victimes fonctionnaires. Nous sommes alors amenées à expliquer plus avant que l’AVFT est une association autonome qui n’est pas subordonnée aux entreprises, à l’Etat ou à quelque syndicat.

Réciproquement, les chargées de mission de l’AVFT sont clairement identifiées par les victimes. Passé le premier appel, les personnes qui saisissent l’AVFT ont une interlocutrice privilégiée. Cette dernière est la responsable de la région dans laquelle les violences sont survenues. Aussi, en plus de la compétence de sa « référente », les victimes bénéficient d’un réseau au niveau régional (avocat-e-s, médecins, inspectrice-teur-s du travail, syndicalistes, autres victimes…), constitué au fil des ans et sans cesse en évolution en raison des mutations de personnes.

Tout au long des procédures, les femmes victimes ont une personne « repère » à l’AVFT, qui les accompagne, les informe sur les actions à mener, leur fournit si nécessaire les moyens de comprendre la procédure et intervient concrètement pour faire avancer leur « dossier(2) ». Le fait, pour les personnes que nous accompagnons, d’avoir toujours la même interlocutrice est sécurisant, car elles ne s’adressent pas à un « numéro de téléphone », à une structure dont elles ne connaissent pas le fonctionnement. La relation privilégiée qui se tisse entre les personnes victimes et les chargées de mission est donc un des facteurs du succès de nos actions.

Le premier entretien téléphonique n’a donc pas pour finalité de simplement écouter ou d’apporter des réponses d’ordre psychologique mais, tout en étant empathique, de s’assurer que les faits dénoncés relèvent de la compétence de l’AVFT(3), d’en comprendre la nature, de déceler les urgences et d’expliquer le mode d’intervention de l’association. Ce dernier point a une importance capitale car, de manière générale, ouvrir des perspectives et prévoir des échéances (comme les informer que nous allons les rencontrer ou leur exposer les différentes étapes dans lesquelles l’AVFT a la possibilité d’agir) permet aux personnes victimes d’être sécurisées par la connaissance préalable du processus. Il découle en partie de ce premier accueil téléphonique la qualité des futures relations entre l’AVFT et les victimes, ou simplement la décision pour ces dernières de dénoncer ou non, ce qui en fait un moment sensible de notre action.
Les chargées de mission de l’AVFT ont, en 2006, reçu une formation de trois jours à la « communication non violente (CNV) », qui repose sur une pratique du langage permettant d’améliorer la qualité des échanges, même dans des conditions éprouvantes, utile dans la pratique de ce premier entretien téléphonique. Concrètement, l’application des techniques de communication issues de la CNV à cet entretien permet de proscrire tout jugement, même à notre insu, de mieux entendre et comprendre les demandes formulées par les victimes et de faire en sorte que nos interlocutrices puissent encore davantage exprimer leurs besoins profonds par rapport aux faits qu’elles dénoncent. Il s’agit donc d’une écoute active et bienveillante, condition sine qua non à ce que les victimes nous délivrent leur histoire sans se censurer.

Les horaires de la « permanence téléphonique » ont fluctué. À plusieurs reprises, nous nous sommes interrogées sur la plage horaire la plus accessible pour les personnes victimes, notamment pour celles qui sont encore en poste et ne peuvent nous joindre pendant leurs horaires de travail. La « permanence » est désormais ouverte de 9h30 à 15h00, ce qui permet aux victimes de nous appeler pendant leur pause déjeuner. Elle est également animée un soir par semaine de 18h30 à 20h30 par Nicole Eyéné, secrétaire générale de l’AVFT et bénévole, afin de recueillir les appels de personnes qui ne peuvent nous contacter que le soir.

Outre l’animation de la « permanence téléphonique », dont les chargées de mission sont responsables à tour de rôle (et outre toutes les autres missions de l’AVFT : formation, réunions de travail internes et externes, tâches administratives, relations avec les autres associations, les médias, etc.), l’activité de l’AVFT consiste en l’avancement des « dossiers » : recueil des récits, premiers rendez-vous, actions sur les institutions, constitutions de partie civile et interventions volontaires(4), qui constituent les cinq moments-clés de l’accompagnement judiciaire des victimes.

II/ Les points-clés de l’accompagnement des victimes



Le récit

Le témoignage écrit des victimes est pour l’AVFT l’élément central autour duquel toute la procédure s’articule. Il est rare que des actes de violences sexistes ou sexuelles soient commis devant des témoins.
La parole des victimes, leur regard sur la chronologie des faits, leur perception de différentes « phases » de violence (qui signent la stratégie de l’agresseur : « approche », remarques sur le physique, propositions d’ordre sexuel, harcèlements moral et sexuel, chantage, représailles, mise à l’écart de la collectivité de travail, agressions…) est donc fondamentale. Elles seules également peuvent nous renseigner sur le rôle des collègues, des syndicats, de la médecine du travail, sur le positionnement de la hiérarchie, sur les soutiens dans et à l’extérieur de l’entreprise dont l’agresseur peut bénéficier.
C’est la raison pour laquelle, dès le premier entretien téléphonique, nous insistons sur l’importance de consigner par écrit tous les faits dénoncés, de façon chronologique et circonstanciée, ainsi que tous les éléments aidant à la compréhension des enjeux de la situation. Ce récit écrit détaillé permet, en outre, de « fixer » des faits enfouis par les victimes en raison de leur charge traumatique ou oubliés à cause de la longueur des procédures judiciaires(5). La cohérence de ce témoignage, la vraisemblance de l’enchaînement des faits, la précision des paroles rapportées est un des facteurs de succès judiciaire. La jurisprudence retient en effet la cohérence et le caractère détaillé du récit comme élément de crédibilité de la victime.
Une fois ce récit rédigé, il sert de base à toutes les interventions officielles de l’AVFT, ce qui permet de ne jamais travestir la parole des victimes. A l’occasion de ces interventions, nous demandons de nouvelles précisions aux victimes pour compléter et affiner leur récit. Notre rôle est également d’en dégager les éléments qui coïncident avec les critères qu’exige le droit pour condamner un agresseur (comme son intentionnalité)… En attendant qu’à l’inverse, le droit coïncide avec la réalité vécue par les victimes.

Jusqu’en 2004, le récit écrit était une condition de l’accompagnement des victimes par l’AVFT(6), condition qui n’était toutefois pas intangible. Le récit pouvait être pris par les chargées de mission de l’AVFT sous la dictée de femmes qui, par exemple, ne maîtrisaient pas la langue écrite. Cette règle, qui était un frein objectif, voire un obstacle à la dénonciation des violences, en raison de l’impossibilité pour certaines femmes de fournir un récit écrit (choc ou conséquences des agressions qui bloquent l’écriture, mémoire défaillante en raison du traumatisme, mode de communication très inhabituel…Il existe autant de raisons que de victimes) a été assouplie. Dans ce cas, nous nous contentons d’un témoignage oral, des notes issues du premier rendez et des pièces que les victimes nous fournissent.
L’écriture du récit reste, pour beaucoup de femmes, une étape souvent douloureuse, car elle réactive les violences vécues, dans laquelle nous les accompagnons. Quand le récit n’arrive pas dans un temps raisonnable après le premier appel, nous les rappelons pour leur demander où elles en sont dans son écriture. Nous analysons ensemble les éventuels blocages et tentons de les dépasser, jusqu’à ce qu’une première version, qui sera complétée par la suite, prenne forme.

Le premier rendez-vous

Nous convions les victimes à un premier rendez-vous, à Paris, au siège de l’AVFT pour les Francilien-ne-s et celles et ceux qui peuvent se déplacer, ou dans les régions. Dans ce dernier cas, les Délégations Régionales ou Départementales aux Droits des Femmes, ainsi que des associations locales, mettent des locaux à notre disposition. Ce premier rendez-vous se fait avec deux chargées de mission : la chargée de mission responsable de la région -et donc du « dossier »- accompagnée d’une autre.
Les premiers moments de ce rendez-vous sont consacrés à un rapide exposé de l’histoire de l’AVFT, de ses principes d’action, de son engagement féministe, mais surtout à l’établissement du « contrat moral » qui nous lie réciproquement une fois l’accompagnement amorcé.

Ce contrat se traduit, pour l’AVFT, par la confidentialité de ses actions, l’information régulière des victimes, et par l’établissement d’une relation dans laquelle les victimes sont toujours libres de choisir. Notre rôle n’est pas de les assister ou de les « prendre en charge » : les victimes restent entièrement maîtresses de leur histoire et des procédures qu’elles ont initiées. Il est essentiel que ces femmes qui, lorsqu’elles ont été agressées, ont été niées en tant que sujet, et a fortiori en tant que sujet de droit, « (re)prennent le droit ». Cette position découle de l’analyse féministe des luttes contre les dominations (des agresseurs, des entreprises, des institutions et parfois de leurs avocats(7)).

Nous n’allons donc jamais ni plus loin ni moins loin que là où les victimes veulent aller, et nous ne nous substituons pas à elles. Il n’est d’ailleurs jamais arrivé(8) que l’AVFT se constitue partie civile sans que la victime soit partie au procès, alors que le droit le permet (avec son autorisation). L’action de l’AVFT vient par conséquent soutenir celle des victimes, dont l’accord est requis à chaque étape de son intervention. Ce sont elles qui décident de leurs objectifs et posent ainsi les limites de l’intervention de l’association. Nous précisons également que l’intervention de l’AVFT est gratuite quelle que soit la durée de l’accompagnement, qui peut s’étaler sur plusieurs années. Une adhésion est proposée, mais n’est pas obligatoire.

Le « contrat moral » se traduit, pour les personnes qui nous sollicitent, par l’élaboration, de concert avec l’AVFT, de toutes les démarches à entreprendre. De la même façon que nous n’entreprenons rien sans leur accord, nous leur demandons de nous soumettre pour avis les actions qu’elles souhaitent réaliser.

Nous les informons également qu’il est nécessaire qu’elles ne taisent pas certains aspects de leur histoire. Elles pourraient en effet passer sous silence un événement pour lequel elles culpabilisent et qu’elles jugent décrédibilisant(9). Or il est essentiel que nous ayons connaissance de ces faits pour pouvoir les analyser, les expliciter, les intégrer à notre stratégie et ainsi contrer l’exploitation que la partie adverse pourrait en faire.
Notre rôle est alors de donner sens à des comportements qui peuvent sembler aberrants pour qui ne s’est pas débarrassé de ses propres stéréotypes sur la manière dont une personne agressée doit, ou pas, répondre aux agressions(10). Notre rôle est aussi d’anticiper et de désamorcer les arguments de l’agresseur et de l’empêcher de réécrire l’histoire (ex : elle n’a pas déposé une plainte pour se venger d’avoir été licenciée mais, à l’inverse, elle a pu déposer une plainte parce qu’elle était libérée des liens hiérarchiques).
Une zone d’ombre pourrait porter atteinte au sérieux et à la crédibilité de l’association.
Pour ces raisons, L’AVFT doit être parfaitement édifiée sur l’histoire des victimes.

Une fois ces principes posés, nous revenons sur les faits dénoncés et approfondissons les zones du récit qui peuvent être utiles au succès de l’action. Ce premier rendez-vous est très important, car il est l’occasion de valider la perception des victimes, de les assurer qu’elles ne se sont pas méprises sur ce qui leur est arrivé. Nous faisons ainsi contrepoids avec une société qui met encore trop souvent en doute la parole des femmes victimes de violences sexuelles et un arsenal judiciaire qui, tout au long de son histoire -et encore trop souvent aujourd’hui-, a considéré que la parole d’une femme victime avait moins de valeur que celle d’un homme coupable. Les responsabilités (de l’agresseur, de l’entreprise) sont alors établies, et il est clairement affirmé que ce qu’elles ont vécu « ne fait pas partie du boulot(11) ».

C’est à ce moment-là que nous nommons les violences et leur donnons leur qualification juridique.
Ce rendez-vous ne se limite cependant pas à la prise de connaissance des violences sexuelles ou sexistes vécues sur le lieu du travail. Les victimes sont informées qu’elles ont aussi la possibilité de nous faire part d’autres aspects de leur vie qui permettent de mieux comprendre et prendre en compte le contexte et les contraintes (femme seule avec enfants, en situation de divorce, qui a déjà connu un passé de violences, qui a ou pas informé son conjoint, etc.) dans lesquels les agressions sont survenues. En règle générale, les victimes exposent spontanément ces points de leur histoire(12). Encore une fois, il est important que nous connaissions ces éléments pour éviter qu’ils ne soient utilisés par la partie adverse.

Dans un souci d’efficacité, les personnes qui nous saisissent sont le plus rapidement possible placées au centre d’un réseau qui est constitué de professionnel-le-s de santé formé-e-s à la question des violences commises à l’encontre des femmes, d’associations-relais au niveau local, de syndicalistes repérés pour leur compétence en la matière… L’AVFT devient alors l’intermédiaire, ou la structure qui centralise toutes les contributions de ces acteurs qui seront utiles au succès du « dossier ».

A leur demande, nous pouvons mettre les victimes en relation avec des avocat-e-s. La question des relations entre les victimes, l’AVFT et les avocat-e-s est au centre de nos préoccupations. Il s’agit que ces dernier-ère-s acceptent que le processus de décision relatif aux procédures soit interactif et intègre l’AVFT et les victimes/clientes, s’assurent à chaque étape que notre point de vue est pris en compte et adhèrent à l’analyse féministe des violences(13). Leur saisine ultérieure par la victime ne signifie donc pas que l’intervention de l’AVFT s’arrête. En plus des aspects purement juridiques, nous sommes parfois amenées à traiter de la question des honoraires -convenir des honoraires, d’un échelonnement du paiement, de l’acceptation de l’aide juridictionnelle- qui est souvent délicate à aborder pour les victimes elles-mêmes.

A l’issue de cet entretien, nous construisons, en fonction de leurs demandes, une stratégie commune d’action et élaborons un échéancier des démarches à mettre en ?uvre. Ce nouveau « dossier » est, en outre, présenté en réunion d’équipe dans ses spécificités, ses enjeux, ses difficultés prévisibles, afin que cette stratégie soit validée collectivement. Nous présentons aux victimes nos moyens d’action et les différents niveaux possibles de notre intervention (administration, employeur, justice), en indiquant les objectifs poursuivis, les résultats escomptés et les éventuels risques encourus(14).

L’action sur l’employeur et sur les institutions

La mission de L’AVFT ne s’arrête pas une fois la stratégie de « riposte » aux agressions élaborée. Elle se poursuit par l’action sur tous-tes celles et ceux qui ont un rôle à jouer dans la lutte contre les violences faites aux femmes au travail : employeur, médecin du travail, inspecteur du travail, parquet et juges. Il s’agit qu’elles et ils se mobilisent pour que la personne victime que nous accompagnons soit rétablie dans ses droits et pour que, à terme, cette réalité change.

Action sur l’employeur
L’employeur est le garant des conditions de travail de ses salarié-e-s. Il est de sa responsabilité d’exercer son pouvoir disciplinaire en cas de violences sexistes ou sexuelles dans son entreprise ou administration, que la victime ait saisi la justice ou non.

Notre intervention, lorsque l’employeur n’est pas l’auteur des agressions, consiste donc à lui notifier ses obligations légales en matière de prévention et de traitement de la situation de violences sexuelles portée à notre connaissance par la salariée, et la sanction encourue, en cas de défaillance de sa part. En outre, l’association s’enquiert des mesures que l’employeur compte prendre afin d’assurer la sécurité de la salariée victime et sa politique de prévention en la matière ou, à défaut, celle qu’il entend mettre en place afin de prévenir d’éventuelles récidives. Nous adressons des copies de ces lettres au Service des Droits des Femmes et à l’Egalité, à l’Inspection du Travail et aux ministères de tutelle, lorsque l’administration est en cause.

Dans le cas où la victime est fonctionnaire, nous l’informons de la possibilité de mettre en ?uvre le droit à la « protection fonctionnelle(15) » inhérent à son statut, qui comprend l’obligation pour la collectivité publique de prendre en charge ses frais d’avocat-e. Nous rédigeons donc une lettre à l’employeur public pour lui demander de se plier à cette obligation.

Action sur la médecine du travail
En théorie, le médecin du travail est un interlocuteur des salarié-e-s, puisqu’il les rencontre lors des visites médicales obligatoires et qu’il est supposé être leur conseiller, ainsi que celui du chef d’entreprise, pour ce qui concerne la santé au travail. Les violences sexistes et sexuelles au travail étant quasiment toujours à l’origine de problèmes de santé, le médecin du travail devrait avoir un rôle prépondérant à jouer. Il pourrait émettre des recommandations à l’attention de l’employeur et, via le Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT), dont il est membre de droit, initier des enquêtes dans l’entreprise et des politiques de prévention des violences sexuelles.

Mais les pratiques habituelles sont loin d’être conformes à la théorie, notamment parce que le médecin du travail est pris en étau entre sa mission de prévention de la santé physique et psychique des salarié-e-s et sa position par rapport à l’employeur, qui est soit un client(16), dont il est dépendant financièrement, soit son propre employeur(17), avec qui il existe donc un lien hiérarchique. Difficile alors d’obtenir qu’il prenne le risque, par exemple, de rédiger une attestation(18) relatant les faits que la ou le salarié-e lui a confiés, dans la perspective de poursuites judiciaires.
L’AVFT a pour objectif de sensibiliser ces praticiens rencontrés dans chaque « dossier » et en intervenant dans des formations collectives.

Nous rencontrons régulièrement des femmes victimes qui témoignent n’avoir jamais parlé des violences sexuelles survenues sur le lieu du travail au médecin du travail, car elles se méfient d’un médecin « qui est celui de l’entreprise », donc « du côté du patron », ou parce qu’il n’a pas pris le temps d’expliciter son rôle, ou encore parce qu’il ne leur « a pas posé la question ». C’est également à leur mission de dépistage des violences que nous essayons de les sensibiliser.

Action avec l’Inspection du Travail
L’Inspection du Travail (IT) est l’institution qui a pour mission de contrôler l’application de la réglementation du travail et qui, à ce titre, est compétente en matière de violences sexistes et sexuelles sur le lieu du travail. Nous accompagnons les victimes lors des rendez-vous avec les inspecteur-trice-s, pour mettre en exergue les points sensibles du « dossier » et réfléchir de concert à la meilleure manière de procéder dans l’intérêt du/de la salarié-e.
C’est généralement d’une vraie collaboration dont il s’agit, qui permet de sensibiliser nos interlocuteur-trice-s de l’IT à la question des violences sexuelles au travail au cas par cas, dans chaque « dossier ». Il n’est pas rare que ces inspecteur-trice-s nous rapportent que, depuis qu’elles et ils ont été sensibilisé-e-s, les « cas » de violences sexuelles se multiplient dans leurs permanences, puisqu’elles/ils sont désormais capables de repérer de telles violences derrière un discours plus détourné. Notre objectif est que ce travail déclenche une enquête de l’IT dans l’entreprise mise en cause, qui se concrétise par un signalement au parquet. Cette saisine du parquet par l’IT est susceptible de déclencher des poursuites pénales ou d’appuyer la plainte initiale de la victime.

Action sur le parquet

L’action de l’AVFT sur le parquet se traduit par l’envoi de lettres, soit pour appuyer la plainte de la victime afin de prévenir un classement sans suite, soit, après un classement sans suite, pour présenter notre analyse du dossier au procureur et lui demander de reconsidérer sa décision à la lumière des éléments que nous lui délivrons. Les demandes de rendez-vous que nous formulons pour pouvoir présenter les « dossiers » plus en détail restent toujours lettre morte. En revanche, ces interventions peuvent alerter le parquet et aboutir à l’ouverture d’une enquête.

Action sur les juges
La présence de l’AVFT devant les juridictions pénales et prud’homales est la suite logique du travail évoqué précédemment. Rendez-vous au ici* pour en savoir plus…

* Chapitre du livre « 20 ans de lutte contre les violences sexistes et sexuelles au travail » intitulé : « l’AVFT aux prises avec la justice ».

Marilyn Baldeck

Notes

1. Délais de prescription dont nous critiquons par ailleurs l’existence.

2. Nous employons ce terme faute d’un autre plus approprié, en conscience qu’il ne traduit pas la réalité des situations humaines qu’il désigne.

3. En cas contraire, nous adressons les personnes qui nous sollicitent aux structures ad hoc, quand cela est possible. L’AVFT est en effet régulièrement contactée par des personnes qui sont victimes d’autres faits que de violences sexuelles au travail, attirées par les modalités d’intervention de l’AVFT. Elles cherchent des associations spécialisées ayant un fonctionnement similaire à celui de l’AVFT (basé sur l’action, l’accompagnement dans toutes les étapes de la procédure). Force est de constater que, les associations de ce type étant à notre connaissance rares, il est malaisé de les orienter.

4. Ces deux derniers points seront développés dans le chapitre l’AVFT aux prises avec le droit.

5. Il peut en effet s’écouler plusieurs années entre le dépôt de plainte et le jugement, ce qui est en soi scandaleux.

6. Il nous est difficile de dater l’apparition de cette exigence ; probablement a-t-elle coïncidé avec la recherche croissante de consolidation des « dossiers ». Le récit en est devenu la pièce centrale.

7. Il ne s’agit bien entendu pas de mettre agresseurs et avocat-e-s sur le même plan, mais de pointer l’existence de rapports de domination entre ces derniers et leurs client-e-s, qui peuvent faire écho aux situations de violences vécues par les victimes. Il n’est en effet pas rare que les avocat-e-s ne sollicitent pas l’avis de ces dernières dans le choix de la stratégie à mettre en ?uvre, ne leur soumettent pas leurs conclusions avant le procès pour accord, etc.

8. A une exception près : l’AVFT était partie civile aux côtés d’une victime devant le tribunal correctionnel. Entre le TGI et la Cour d’appel, cette femme a signé une transaction avec l’agresseur et s?est donc désisté de son appel… L’AVFT s’est ainsi retrouvée seule face à l’agresseur -qui avait oublié que nous étions partie au procès- devant la Cour d’appel. La victime était très contente que nous poursuivions…

9. Comme d’avoir accepté un cadeau de l’agresseur, d’avoir eu une relation consentante avec lui avant qu’ils ne les agressent etc.

10. Nous devons expliquer pourquoi, par exemple, elle n’a pas crié, elle n’en a pas parlé, elle n’a pas démissionné. Nous devons expliquer qu’on ne refuse pas forcément en disant « non », et qu’il existe toute une panoplie de gestes et de comportements qui expriment un non-consentement.

11. Titre d’un court-métrage réalisé par Karim Bensalah pour l’AVFT.

12. Par exemple, lors d’un rendez-vous, une femme nous a informées qu’elle avait été agressée sexuellement par son père quand elle était enfant et qu’elle ne l’avait jamais dénoncé pour ne pas faire voler en éclat le couple manifestement heureux que formaient ses parents. Elle nous saisissait pour des faits qui faisaient écho à ce traumatisme de l’enfance : elle avait mis quatre ans à dénoncer son agresseur car il était le mari de sa meilleure amie et qu’elle ne voulait pas briser leur couple. Cette information nous apportait un éclairage important pour comprendre les contraintes qui entravaient cette femme.

13. Lors de la soirée pour les 20 ans de l’AVFT, le 16 juin 2006, des avocats avec lesquels nous travaillons ont pris publiquement la parole. Denis Bernier a déclaré qu’il avait été amené à connaître l’AVFT à travers une cliente victime de harcèlement sexuel et qu’à l’époque il avait préféré contester le licenciement sur d’autres motifs que le harcèlement sexuel. «Les mentalités se forment progressivement et la mienne est maintenant formée, mais c’est un travail de longue haleine ». Simon Ovadia a affirmé que travailler pour l’AVFT « c’est une éthique, c’est une philosophie, c’est un humanisme », qu’il était devenu un avocat féministe et qu’il ne pouvait désormais plus accepter des agresseurs sexuels parmi ses clients. Ces propos ont eu un très fort impact sur les femmes victimes qui les ont entendus.

14. Cf. campagne « dénonciation calomnieuse » dans le chapitre 3, l’AVFT aux prises avec le droit.

15. Article 11 de la loi du 13 juillet 1983 : « Les fonctionnaires bénéficient, à l’occasion de leurs fonctions, d’une protection organisée par la collectivité publique dont ils dépendent (…) La collectivité publique est tenue de protéger les fonctionnaires contre les menaces, violences, voies de fait, injures, diffamations ou outrages dont ils pourraient être victimes à l’occasion de leurs fonctions, et de réparer, le cas échéant, le préjudice qui en est résulté ».

16. Pour le cas des médecins du travail pratiquant dans des centres de médecine du travail, auxquels les entreprises cotisent.

17. Pour les entreprises qui disposent de leur propre service de médecine du travail.

18. Comme tout médecin, le médecin du travail est relevé du secret médical à la demande de sa/son patient-e.

Print Friendly, PDF & Email
Cliquez pour partager sur Facebook (ouvre dans une nouvelle fenêtre) Cliquez pour partager sur Twitter (ouvre dans une nouvelle fenêtre) Cliquez pour partager sur Whatsapp (ouvre dans une nouvelle fenêtre) Cliquez pour partager par email (ouvre dans une nouvelle fenêtre) Cliquez pour obtenir un PDF de cette page prêt à imprimer ou à partager par email