Lettre à Valérie Létard sur le harcèlement sexuel et la dénonciation calomnieuse

Madame la Ministre,

Toute l’équipe de l’AVFT vous adresse ses meilleurs v?ux de liberté et de justice pour l’année 2009.

Par la présente, nous faisons suite aux différents contacts que nous avons eus avec vos conseillères, les membres de votre cabinet et vous(1)
au cours de l’année 2008, afin de faire le point sur deux revendications essentielles de l’AVFT : la redéfinition du harcèlement sexuel et la modification législative du délit de dénonciation calomnieuse.

S’agissant du harcèlement sexuel

Depuis le vote des lois relatives au harcèlement sexuel en 1992, l’AVFT, qui possède une connaissance théorique et pratique précise de la réponse judiciaire apportée aux victimes grâce à l’accompagnement concret qu’elle effectue auprès d’elles, notamment par le biais de ses constitutions de partie civile devant les tribunaux, ne cesse de démontrer l’ineffectivité de la loi.

En effet, l’article 222-33 du Code pénal sur le harcèlement sexuel est rédigé de telle façon qu’il écarte de son champ d’application la grande majorité des situations de harcèlement sexuel dénoncées par les victimes.

Il dispose : «Le fait de harceler dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende».

D’une part, le harcèlement sexuel n’y est pas défini (C’est « le fait de harceler»), ce qui contrevient au principe constitutionnel de «légalité des délits» selon lequel les infractions pénales doivent être précisément définies pour pouvoir être d’ «interprétation stricte» par les juges.

Ceci est très préjudiciable aux victimes car en l’absence de définition légale, les juges – très peu formés aux violences commises à l’encontre des femmes et encore moins à la question du harcèlement sexuel – définissent le harcèlement sexuel en fonction de leurs propres normes sur les relations entre les femmes et les hommes.

La jurisprudence pénale reflète bien cette réalité :
Les juges relaxent les prévenus au motif que les faits dénoncés par la victime ne seraient que des «signaux sociaux conventionnels de séduction(2)».
Et lorsqu’ils prononcent des condamnations, il s’agit toujours d’agressions sexuelles déqualifiées(3), comme le montre l’examen des décisions de justice issues des procédures dans lesquelles l’AVFT s’est constituée partie civile comme des arrêts de Cours d’appel publiés par la Cour de Cassation.

D’autre part, l’infraction n’est constituée que si la victime démontre que le harceleur a agi «dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle». S’il a agi pour asseoir son pouvoir, pour humilier, intimider, déstabiliser la victime, ce qui est très souvent le cas, le harceleur ne sera pas condamné. Cette condition permet donc facilement aux harceleurs de s’exonérer de leur responsabilité.

La loi du 27 mai 2008 portant diverses mesures d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations n’a pas modifié la définition pénale du harcèlement sexuel et n’est donc pas apte à répondre à nos critiques.
Concernant le Code du travail, la définition du harcèlement sexuel, calquée sur la définition pénale, demeure également inchangée.

Ainsi que l’a souligné Mme Gisèle Gauthier, présidente de la Délégation aux droits des femmes du Sénat, «(…) En matière de harcèlement sexuel, il faudra remettre l’ouvrage sur le métier» (Sénat, 9 avril 2008).

A l’occasion des débats parlementaires sur cette loi, vous avez déclaré :
«En matière de lutte contre les violences faites aux femmes, un nouveau plan a été adopté pour la période 2008-2010 et, dans ce cadre, un groupe de travail commun au ministère de la justice et au secrétariat d’Etat chargé de la solidarité se met en place pour travailler à une meilleure articulation entre notre droit civil et notre droit pénal. A ma demande, ce groupe de travail élargira son périmètre à la question du harcèlement sexuel» (Sénat, 9 avril 2008).

Nous sommes toujours dans cette attente.

S’agissant du délit de dénonciation calomnieuse

Depuis cinq ans, l’AVFT mène une campagne pour la modification de l’article 226-10 du Code pénal sur la dénonciation calomnieuse .

La rédaction de cet article est en effet un puissant frein à la dénonciation de violences sexuelles par les victimes et représente un risque judiciaire pour celles (et ceux) qui osent déposer des plaintes. Elle invalide toute politique en faveur des droits des victimes.

En effet, lorsque les plaintes aboutissent à une ordonnance de non-lieu, la relaxe ou l’acquittement du mis en cause, la loi offre à ce dernier, s’il ne se contentait pas d’avoir été relaxé ou acquitté, un moyen aisé de faire condamner pour dénonciation calomnieuse une victime déboutée de sa plainte, sur le fondement de l’alinéa 2 de l’article 226-10, qui dispose :
«La fausseté du fait dénoncé résulte nécessairement de la décision, devenue définitive, d’acquittement, de relaxe ou de non-lieu déclarant que la réalité du fait n’est pas établie ou que celui-ci n’est pas imputable à la personne dénoncée».

Par conséquent,

Tandis que les victimes de violences sexuelles doivent démontrer l’existence d’un faisceau d’indices (certificats médicaux, démarches effectuées, attestations, enregistrements…), parfois difficiles à réunir, pour établir la matérialité des faits qu’elles dénoncent, l’ex-prévenu ayant déposé une plainte pour dénonciation calomnieuse n’aura, lui, qu’un seul élément à fournir : une décision d’acquittement, de non-lieu ou de relaxe devenue définitive. Pourtant, ces décisions ne disent pas que les faits dénoncés sont faux, ni qu’aucun élément n’est venu corroborer la parole de la victime, mais que ces éléments étaient en nombre insuffisant.

Tandis que les victimes de violences sexuelles doivent démontrer l’intentionnalité de l’auteur des violences de les commettre, entreprise qui peut être particulièrement ardue , l’ex-prévenu ayant déposé une plainte pour dénonciation calomnieuse pourra arguer que la mauvaise foi, et donc l’intention de nuire de celle qui a dénoncé des violences sexuelles, est consubstantielle à sa dénonciation. Car, dénonçant des faits ayant été commis sur son propre corps, s’ils sont faux (et ils ont été reconnus comme judiciairement faux), elle ne pouvait l’ignorer.

Tandis que les personnes prévenues de violences sexuelles bénéficient de la présomption d’innocence et sont relaxées au moindre doute, les femmes poursuivies pour dénonciation calomnieuse après avoir été déboutées de leur plainte sont, au contraire, présumées coupables de ce chef, puisque les faits qu’elles ont dénoncé sont «nécessairement» faux.

Pour ces raisons, l’AVFT est à l’origine d’un recours devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme, toujours pendant. Pour ces raisons, il est urgent que la France modifie la rédaction du délit de dénonciation calomnieuse.

Souhaitant que l’année 2009 voie aboutir ces réformes essentielles pour les droits des femmes, nous vous prions d’agréer, Madame la Ministre, l’expression de notre considération,

Marilyn Baldeck
Déléguée Générale

Pièce jointe : synthèse des actions entreprises par l’AVFT dans le cadre de la campagne pour la modification du délit de dénonciation calomnieuse.

Notes

1. – 18 mars 2008, réunion de la Commission Nationale contre les Violences faites aux Femmes

22 mars, rendez-vous avec Agnès de Heredia, Conseillère technique chargée des relations avec le Parlement, membre de votre cabinet, Mickaël Weiss, Conseiller technique égalité professionnelle et lutte contre les discriminations, Emmanuelle Cortot, Conseillère technique affaires diplomatique set européennes du Ministère de l’emploi et de la solidarité (membres du cabinet du ministère de l’emploi et de la solidarité)

28 mars, rendez-vous avec Jean-Michel Michalak, chef de cabinet, Elizabeth Tomé, Directrice adjointe du cabinet et Agnès de Heredia

22 septembre, rendez-vous avec Dominique Simon-Peirano, Conseillère chargée de la parité et des droits des femmes

1er octobre, réunion de la Commission Nationale contre les Violences faites aux Femmes

2 octobre, lancement de la campagne gouvernementale contre les violences faites aux femmes

30 octobre, réunion des associations avec Dominique Simon-Peirano

2. Cour d’appel de Douai, 10 septembre 1997. Cette formulation a eu une longue carrière.

3. Pour exemple, Tribunal correctionnel de Narbonne, 7 mars 2008 : La victime «n’a pu que subir les contacts physiques imposés par son employeur, d’abord sur les fesses et ce, à de nombreuses reprises, puis sur les seins (…) Qu’ainsi le 25 avril 2007, les actes de nature sexuelle constitués par le contact physique des mains de M. W. sur les fesses, puis sur les seins de Mme D. et ce dans le but d’assouvir ou d’accentuer le désir sexuel du prévenu sont ainsi établis ; qu’ils sont constitutifs du délit de harcèlement sexuel».

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