Le 15 décembre 2009, au terme de plus de six ans de procédures, le Conseil de prud’hommes de Rodez a condamné la société G. Frères à indemniser Mme VR., licenciée pour inaptitude alors qu’elle avait été victime de harcèlement sexuel et d’agressions sexuelles commis par l’un des deux gérants de l’entreprise. G. Frères n’a pas relevé appel de sa condamnation.

En décembre 2001, le directeur du centre d’accueil spécialisé de Rodez, ayant en charge des personnes en grande difficulté sociale et psychiatrique, signale au procureur de la République avoir eu connaissance de violences sexuelles commises par M. AG, associé avec son père de la société G. Frères et directeur commercial, sur deux jeunes femmes bénéficiaires du centre, alors qu’elles effectuaient un stage d’insertion au sein de son entreprise.
Une enquête est diligentée suite à ce signalement.

En mars 2002, Mme VR, secrétaire-comptable salariée depuis 1975 de la même entreprise et victime de harcèlement sexuel et d’agressions sexuelles de 1998 à 2001 également commis par M.AG, à bout physiquement et psychiquement, consulte un psychiatre. Elle avait en effet vainement sollicité l’intervention du père de M. AG qui avait eu comme seule réponse : « Tous les hommes ont plus ou moins les mains baladeuses, il ne faut pas s’affoler, tout le monde a des faiblesses », et recherchait donc de l’aide à l’extérieur de l’entreprise. Alerté par les faits qui lui sont confiés ainsi que l’état de santé de sa patiente, le psychiatre téléphone au procureur de la République pour l’en informer.
La brigade de gendarmerie chargée de l’enquête passe quelques jours plus tard au domicile de Mme VR pour l’inviter à venir porter plainte l’après-midi même, ce qu’elle fait. Deux autres femmes (Mmes H. et L.) portent également plainte pour des violences similaires. Les «affaires » sont alors jointes.

Suite à l’enquête préliminaire, un juge d’instruction est nommé. S’agissant des violences dénoncées par Mme VR., H. et L., l’information est ouverte sous le chef de harcèlement sexuel. L’AVFT, saisie par Mme VR en mars 2002, se constitue partie civile à ses côtés et demande la requalification des agissements de M. AG à son encontre en agressions sexuelles.
Le 8 juillet 2002, Mme VR est licenciée pour inaptitude physique définitive à tout poste de travail dans l’entreprise, constatée par la médecine du travail. En juillet 2003, elle introduit une requête devant le Conseil de prud’hommes de Rodez visant à faire requalifier son licenciement en licenciement nul et à obtenir réparation de ses préjudices. En novembre 2003, le Conseil de prud’hommes sursoit à statuer dans l’attente de la décision du juge pénal.

Le juge d’instruction rend, le 30 janvier 2007, au terme de cinq ans d’instruction, une ordonnance de non-lieu partiel et de renvoi devant le Tribunal correctionnel.
Les viols dénoncés par les deux stagiaires sont déqualifiés en agressions sexuelles et font l’objet d’un renvoi devant le Tribunal correctionnel, qui aboutira à la condamnation pénale de M. AG le 1er octobre 2009. Les violences dénoncées par Mme L. font l’objet d’un non-lieu en raison de leur prescription, celles dénoncées par Mme H. et VR. également, au motif que « l’information n’a pas permis d’établir que les agissements, paroles, gestes et attitudes de M. AG., bien que susceptibles d’avoir gêné ou perturbé ces trois personnes, aient été accompagnés ou aient constitué des ordres, menaces, contraintes ou pressions graves(1); que l’article 222-33 du Code pénal, d’interprétation stricte, ne permet pas de retenir d’autres éléments pour caractériser l’infraction de harcèlement sexuel(2)».

La notion de contrainte économique, laquelle pesait sur les victimes, est totalement absente de l’analyse du juge.

Mme VR et l’AVFT ont relevé appel de cette ordonnance, confirmée par la Cour d’appel de Montpellier le 31 mai 2007 pour les mêmes motifs, alors même que cette dernière relève : « Attendu aussi que le comportement de M. AG à l’intérieur de son entreprise, et notamment à l’égard des femmes, permet d’établir qu’il existe un faisceau d’indices permettant de considérer comme exactes, pour les faits dénoncés, les accusations portées à son encontre par Mme VR ».

La procédure pénale étant arrivée à son terme, et après plusieurs renvois, le Conseil de prud’hommes peut enfin statuer sur les demandes de Mme VR.

Lors de l’audience devant le Conseil de prud’hommes le 2 juillet 2009 au cours de laquelle l’AVFT, représentée par Gisèle Amoussou, intervient volontairement, M. AG prétend que Mme VR était amoureuse de lui, qu’il avait entretenu avec elle une relation « entre adultes consentants » et explique qu’elle avait déposé plainte contre lui pour se venger du fait qu’il ait rompu cette « relation ». Il se prévaut en outre de l’arrêt de la chambre de l’instruction confirmant le non-lieu.

Le 1er octobre 2009, le Conseil se déclare en départage. Le juge départiteur, qui rend son jugement le 15 décembre 2009, condamne G. Frères à verser 38 783 euros à Mme VR au titre du préjudice consécutif à son licenciement (ce qui correspond exactement à ses demandes) et 10 000 euros au titre du préjudice moral (alors qu’elle l’avait estimé à 20 000 euros). La société G. Frères est en outre condamnée à payer 800 euros à l’AVFT au titre de l’article 700 du Code de procédure civile.

Le juge a en effet considéré que « l’autorité de la chose jugée au pénal ne saurait faire obstacle à l’action civile visant à réparer un préjudice – en l’espèce celui qui est consécutif à la perte de l’emploi – dès lors que son établis des faits qui en dehors de toute coloration pénale sont constitutifs d’un comportement blâmable, incompatible avec la poursuite des relations de travail.

Qu’en effet si le droit pénal exige que soient réunies une ou généralement plusieurs circonstances pour qualifier un acte ou une série d’actes et l’ériger en infraction, rien n’interdit sur le plan civil à celui qui se prévaut d’un dommage, d’une faute et d’un lien de causalité d’actionner sur le fondement de faits insuffisants à caractériser une infraction, suffisants pour caractériser une faute».

Il a également relevé que « si le défendeur a tenté de démontrer qu’il éprouvait de véritables sentiments à l’égard de la demoiselle R., sentiments qui au demeurant auraient été partagés, l’attitude odieuse que M. AG se croyait autorisé à tenir à l’égard du personnel féminin était habituelle (…)


Que la présente juridiction ne peut faire moins que de considérer ce que la Cour d’appel a elle-même relevé dans sa motivation tenant pour exacts les faits dénoncés par Mme VR.
Que celle-ci s’en prévaut à bon droit dans la démonstration d’une faute civile caractérisée, génératrice d’un préjudice lourd ; qu’en outre, le lien de causalité résulte de ce que, victime d’un comportement aussi perturbateur, l’état de santé de la salariée s’est tellement dégradé que l’employeur en a cyniquement tiré lui-même les conséquences en la licenciant
».

Bilan :

La procédure pénale aura été verrouillée par une infraction de harcèlement sexuel protectrice des harceleurs, qui, dix-huit ans après son introduction dans le Code pénal, demeure toujours aussi inique pour les victimes.

Elle aura en outre suspendu pendant de nombreuses années la procédure prud’homale, ce que la réforme de l’article 4 du Code de procédure pénale – qui disposait que les juridictions civiles devaient sursoir à statuer dans l’attente de la décision du juge pénal – par la loi du 5 mars 2007, permet désormais d’éviter.

Contact : Gisèle Amoussou, chargée de mission, Marilyn Baldeck, déléguée générale.

Notes

1. Ces « modes opératoires » sont ceux qui étaient prévus par l’article 222-33 du Code pénal alors en vigueur. Ils ont été supprimés de la définition du harcèlement sexuel avec la loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002.

2. Pour une critique de la définition légale du harcèlement sexuel, se référer aux rubriques « critique et veille juridique » et « lettres et communiqués ».

Print Friendly, PDF & Email
Cliquez pour partager sur Facebook (ouvre dans une nouvelle fenêtre) Cliquez pour partager sur Twitter (ouvre dans une nouvelle fenêtre) Cliquez pour partager sur Whatsapp (ouvre dans une nouvelle fenêtre) Cliquez pour partager par email (ouvre dans une nouvelle fenêtre) Cliquez pour obtenir un PDF de cette page prêt à imprimer ou à partager par email