Depuis octobre 2004, l’AVFT intervient aux côtés de Mme K., une jeune femme victime de viols commis par son maître d’apprentissage dans une grande entreprise de nettoyage. Une petite fille est née d’un de ces viols. Mme K. avait 19 ans.
Mme K. a déposé plainte le 29 juin 2005, l’AVFT s’est constituée partie civile à ses côtés le 26 avril 2007.
L’instruction
Au terme d’une instruction qui aura duré plus de deux ans, le juge d’instruction du Tribunal de Grande Instance de Pontoise, conformément aux réquisitions du procureur de la République, rend une ordonnance «de requalification et de renvoi devant le Tribunal correctionnel», requalifiant les viols dénoncés par Mme K. en harcèlement sexuel.
Voici les termes de cette ordonnance :
«Les variations et approximations dans les déclarations de M. LP. ne rendent pas crédible sa version selon laquelle les relations sexuelles qu’il avait eues avec Mme K. étaient librement consenties par cette dernière (…)».
Le juge d’instruction exclue donc que Mme K ait pu consentir aux exigences sexuelles de M. LP.
Selon le même juge, d’autres éléments (dont la tardivité du dépôt de plainte de Mme K.(1) ou le fait qu’elle ait indiqué à la maternité que le père de l’enfant était M. LP.(2))
«excluent l’idée (3) de viol».
Le juge poursuit ainsi :
« En revanche, la date de la fin des relations sexuelles, fixée avec certitude au jour de l’obtention par Mme K. de son diplôme (…), les difficultés psychologiques et la détresse de Mme K., relevées à plusieurs reprises par les experts, établissent qu’elle n’avait pu subir ces relations que sous la pression et l’autorité de M.LP.».
Le juge d’instruction qualifie donc exactement la contrainte, exclusive de tout consentement, exercée par M. LP. pour obtenir un «acte sexuel». L’élément matériel du crime, la pénétration, n’étant pas contestable, ni contesté par le mis en cause, tous les éléments nécessaires à sa mise en accusation devant la Cour d’Assises étaient donc bien réunis.
Pourtant, il conclut ainsi :
«En conséquence, les faits de viols s’analysent en réalité (sans plus d’explications) en faits de harcèlement sexuel. Requalifions en ce sens» .
M. LP est donc renvoyé devant le Tribunal correctionnel pour avoir « harcelé Mme K. dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle, en l’espèce en lui imposant de céder à ses avances et de subir des relations sexuelles sous la menace, en tant que maître d’apprentissage, de la faire exclure de l’entreprise où elle effectuait son stage et de la faire échouer à son examen ».
Cette ordonnance illustre une pratique judiciaire dénoncée de longue date par l’AVFT(4), qui consiste à dévoyer le délit de harcèlement sexuel, utilisé par les magistrats pour déqualifier des agressions sexuelles et correctionnaliser des viols. Elle résulte à la fois de l’indigence de la définition du harcèlement sexuel, de l’absence ou du manque de formation des magistrats à ces questions et de politiques pénales de certains parquets, refusant de faire de la lutte contre les violences sexuelles un axe prioritaire.
Mme K. et l’AVFT ont fait appel de cette ordonnance de «requalification et renvoi(5), appel qui a été déclaré irrecevable par la chambre de l’instruction en raison du soit disant « non-respect des dispositions de l’article 186-3 du Code de procédure pénale». La chambre de l’instruction reprochait à la déclaration d’appel de ne pas contenir mention de ce qu’elle était exercée en application dudit article, alors même que ce dernier ne donne aucune précision sur la forme que doit prendre l’acte d’appel(6). C’est donc pour un motif de pure forme que Mme K. et l’AVFT n’ont pu contester la qualification retenue par le juge d’instruction devant la chambre de l’instruction.
L’audience
Par conséquent, M. LP. a été renvoyé pour harcèlement sexuel devant le Tribunal correctionnel de Pontoise, dont nous avons soulevé l’incompétence, en lui demandant de constater que les faits dont il était saisi devaient nécessairement s’analyser en crimes de viol et, conformément aux règles d’ordre public relatives à la compétence des juridictions, être jugés par une Cour d’Assises.
Le renvoi de M. LP. devant la Cour d’Assises était un enjeu d’autant plus important qu’en cas de correctionnalisation des viols, les violences dénoncées auraient été prescrites(7).
Le procureur de la République a requis le rejet de l’exception d’incompétence du Tribunal correctionnel au motif que, lorsque le renvoi devant le tribunal correctionnel avait été ordonné, la victime s’était déjà constituée partie civile et était assistée d’un avocat, demandant ainsi l’application de l’article 469 alinea 4(8).du Code de procédure pénale.
Me Ovadia, avocat de Mme K., a demandé que les parties puissent remettre des notes en cours de délibéré, demande acceptée par la présidente, Mme Mendosa.
Dans sa note en délibéré, le procureur a maintenu ses réquisitions de rejet de l’exception d’incompétence.
Me Ovadia a argué que les dispositions de l’article 469.4 CPP sont fondées sur la condition implicite, mais fondamentale et à valeur constitutionnelle, que la victime ait pu faire valoir les moyens de fond par lesquelles elle s’oppose à la nouvelle qualification. Or, en rendant un arrêt d’irrecevabilité et en ne statuant pas sur le fond, la chambre de l’instruction a privé Mme K. de cette possibilité.
L’AVFT a à la fois pointé la violation des principes de droit international et d’ordre public français inhérente à la légalisation de la correctionnalisation judiciaire introduite par la loi du 9 mars 2004 (dite loi Perben II)(9) et soulevé l’impossibilité pour les parties civiles de contester la correctionnalisation dans la mesure où ni Mme K. ni l’AVFT n’avaient été destinataires du réquisitoire du procureur(10) «aux fins de requalification et de renvoi». L’AVFT a également fait valoir que, n’étant pas représentée par un avocat , l’article 469-4 CPP ne s’appliquait pas à elle et que rien ne faisait donc obstacle à ce que l’association soulève l’incompétence du Tribunal correctionnel dans sa phase de jugement.
Le délibéré
C’est sur la base de ce dernier argument que le 22 octobre 2009, le Tribunal correctionnel de Pontoise s’est déclaré incompétent à juger de violences «pouvant être qualifiées de viols», au profit de la Cour d’Assises.
Même si l’AVFT peut mettre à son actif le fait que cette décision ait été obtenue du seul fait de sa constitution de partie civile -non représentée par un avocat(11)– auprès de Mme K., nous ne pouvons nous satisfaire de ce que le Tribunal, pour fonder ladite décision, a fait primer une règle de procédure sur des principes fondamentaux consacrés par le droit français et international.
M. LP. a fait appel de cette décision. Le parquet, pourtant supposé représenter les intérêts de la société civile et soutenir l’accusation, en a fait autant.
Contact : AVFT, Gisèle Amoussou (Chargée de mission), Marilyn Baldeck (Déléguée générale), 01 45 84 24 24.
Notes
1. Elément dont il n’est pas acceptable qu’ils conduisent à une mise en cause de la réalité des viols : le délai de prescription, de 10 ans pour les majeur-e-s, autorise les victimes à engager des procédures pendant cette durée. Cette affirmation traduit la méconnaissance par le juge des nombreux freins à la dénonciation des violences sexuelles, parmi ces freins le traitement policier et judiciaire qui leur est souvent réservé.
2. Comme si dire qu’un homme est le père de son enfant équivalait à dire que l’acte sexuel à l’origine de la grossesse était consenti…
3. Comme si le viol pouvait être une idée…
4. Cf. La prise en compte partielle et partiale des violences sexuelles au travail par les tribunaux, G. Amoussou et E. Cornuault, in 20 ans de lutte contre les violences sexistes et sexuelles au travail, AVFT, 2006.
5. C’est d’ailleurs la seule hypothèse dans laquelle l’appel d’une ordonnance de renvoi est autorisé : «La personne mise en examen et la partie civile peuvent interjeter appel des ordonnances prévues par le premier alinéa de l’article 179 dans le seul cas où elles estiment que les faits renvoyés devant le tribunal correctionnel constituent un crime qui aurait dû faire l’objet d’une ordonnance de mise en accusation devant la cour d’assises » (art. 186-3 CPP)».
6. Et alors que la Cour de cassation a affirmé, dans un arrêt du 10 décembre 2008, que «la recevabilité de l’appel exercé en application de l’article 186-3 alinéa 3 du Code de procédure pénale n’est pas subordonnée à la mention dans l’acte d’appel de l’objet de ce recours».
7. A un jour près. Le harcèlement sexuel et les agressions sexuelles, des délits, se prescrivent au bout de trois ans.
8. L’article 469 alinéa 4 modifié par la loi du 9 mars 2004 dite «Perben II» fait interdiction à la victime de soulever l’incompétence du Tribunal correctionnel si elle « était constituée partie civile et assistée d’un avocat lorsque renvoi a été ordonné ».
9. Analyse produite par C. Le Magueresse, ex-présidente de l’AVFT. Avant la loi du 9 mars 2004, en vertu du principe de légalité des délits et des peines et des règles de compétence des juridictions, la «correctionnalisation» des viols était illégale… tout en étant très pratiquée, et dans certains tribunaux parfois même la règle. Afin de «régulariser» cette pratique, la loi du 9 mars 2004 a permis la déqualification d’un crime en délit à condition que la victime ne s’y oppose pas… Ce qui n’est pas équivalent au fait de recueillir son consentement libre et éclairé, d’autant que cet «éclairage» est souvent uniquement donné par des juges et avocats favorables à la «correctionnalisation». En tout état de cause, cette pratique, «légalisée par la loi», demeure selon l’AVFT illégale au regard du droit international et des principes fondamentaux du droit français.
10. C’est pourtant une obligation posée par l’article 175 CPP : «Le procureur dispose d’un délai (…) de trois mois (…) pour adresser ses réquisitions motivées au juge d’instruction, copie de ses réquisitions est adressée dans le même temps aux avocats des parties civiles».
11. Ce sont systématiquement les chargées de mission de l’AVFT qui représentent les constitutions de partie civile de l’association.