La définition du harcèlement sexuel est-elle satisfaisante ?

C’est la question à laquelle il nous a été demandé de répondre dans le cadre de la « controverse » (deux auteurs confrontent des points de vue) de la Revue Droit du Travail éditée par Dalloz. Marilyn Baldeck a remis sa copie le 13 mai 2011, soit deux jours avant que n’éclate ce que les médias ont nommé « l’affaire DSK ». Ce texte a été publié dans la revue du mois de juin.

Une définition rénovée pour un droit plus effectif

Vouloir réformer la définition du harcèlement sexuel, un combat d’arrière-garde des tenants d’un ordre moral puritain ? Tendant vers une société « à l’américaine », « sur-victimisant » et infantilisant les femmes qui pourraient très bien régler « leurs » « problèmes » toutes seules ? Toucher à la définition du harcèlement sexuel, entend-on aussi, serait compromettre un si merveilleux modèle de « séduction à la française » – dans lequel la recherche de la réciprocité semble facultative – qui mériterait quasiment (comme la tauromachie ?) d’être inscrite sur la liste du patrimoine immatériel hexagonal. Étendre le champ d’application du harcèlement sexuel, entend-on encore, mettrait en péril le droit de certains d’imposer à d’autres des « propos graveleux », des images pornographiques, des confidences à caractère sexuel… autant d’éléments de « franche camaraderie » (sic) ô combien précieux pour la cohésion d’une équipe et la régulation des affects dans l’entreprise (variante plus sophistiquée du bien connu «Si on ne peut même plus plaisanter… »). Voici en substance la partition qui est généralement jouée en guise de bouclier à toute amorce de réflexion sur la modification législative du harcèlement sexuel.

Cette doxa projette sur nous ses propres torts : en refusant de modifier la définition du harcèlement sexuel, en figeant dans le formol les relations entre individus et particulièrement entre hommes et femmes, c’est bien un certain ordre social, celui de privilèges sexués hérités du droit de cuissage, que l’on cherche à préserver et c’est bien de conservatisme judiciaire dont on fait preuve. Réformer la définition du harcèlement sexuel n’est pas synonyme d’aseptiser les relations de travail, c’est, en y apportant une définition claire et opérante, garantir la liberté sexuelle des personnes qui travaillent. On nous prête d’ailleurs des intentions ou des positions qui ne sont pas les nôtres : que des personnes, femmes ou hommes, se séduisent, se « draguent », aient des « aventures », entretiennent des « relations extraprofessionnelles » dans le cadre du travail, tant mieux pour elles. Ni les juristes ni les juristes féministes n’ont à redire à ces manifestations lorsqu’elles sont l’objet de l’assentiment de celles et ceux à qui elles sont destinées ni à ces unions tant qu’elles sont librement consenties.

Où en sommes-nous ?

Au pénal

En matière pénale, le harcèlement sexuel est « défini », c’est un bien grand mot, comme « le fait de harceler autrui dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle » (art. 222-33). Le terme de « faveurs », choix conscient ou lapsus révélateur, inscrit dans le texte depuis le vote de la loi en 1992, a d’emblée donné le ton pour les années à venir : le harcèlement sexuel appartiendrait plutôt au champ des relations sentimentales mal comprises qu’à celui des manoeuvres dolosives.

Remarquable, la totale absence d’élément matériel de l’infraction (puisque le harcèlement sexuel, c’est tautologiquement « le fait de » harceler), manifestement contraire au principe constitutionnel de la légalité des délits et des peines, puisque les juges sont ainsi privés de la possibilité de statuer sur le fondement d’une définition claire et précise et de faire une application stricte de la loi. Ils statuent donc subjectivement, en fonction de l’idée qu’ils se font du harcèlement sexuel. Ceci donne des jugements surprenants. Le Tribunal correctionnel de Villefranche-sur-Saône, dans un jugement du 29 juin 2010, après avoir rappelé la définition légale du harcèlement sexuel, continue de s’interroger : « Il reste à définir (…) la frontière au-delà de laquelle un comportement est sexuellement harcelant. Une ligne de départ peut s’établir si l’on retient que le harcèlement sexuel est un comportement lié au sexe de la victime, non désiré et subi par elle, et ayant pour elle des effets notamment dégradants ou humiliants ». Le tribunal créé donc ab nihilo une définition du harcèlement sexuel, en y incluant des éléments constitutifs absents du texte d’incrimination (pour un commentaire de ce jugement, www.avft.org). Autre résultat possible : point de harcèlement sexuel, mais « des signaux sociaux conventionnels de séduction ». Et lorsque des condamnations sont prononcées, les agissements à l’origine de la plainte auraient presque toujours dû recevoir la qualification d’agressions sexuelles. Pour exemple parmi tant d’autres : « Qu’ainsi (…), les actes de nature sexuelle constitués par le contact physique des mains de M. Y… sur les fesses, puis sur les seins de Mme X… et ce dans le but d’assouvir ou d’accentuer le désir sexuel du prévenu sont ainsi établis ; qu’ils sont constitutifs du délit de harcèlement sexuel » (T. corr. Narbonne, 7 mars 2008).

Remarquable également, l’injonction déloyale qui est faite à la victime de rapporter, non pas la preuve de l’intention délictuelle du harceleur, mais d’une intention bien particulière, celle « d’obtenir des faveurs de nature sexuelle ». Déloyale car, comment prouver une telle intention ? De quels éléments est-elle supposée se déduire ? Pourquoi donner tant d’importance à cette finalité, qui permet si facilement au mis en cause de s’exonérer de sa responsabilité (« C’est elle qui prend tout mal », « C’était juste pour rire », etc.) ? Les manifestations du harcèlement sexuel et des conséquences mesurables sur la santé et le travail des victimes ne devraient-elles pas suffire à ce que l’infraction soit constituée ?

L’extrême difficulté à obtenir une condamnation pénale pour harcèlement sexuel n’est pas sans incidence sur la procédure prud’homale, quand les deux procédures sont introduites parallèlement. En dépit de la réforme de l’article 4 du Code de procédure pénale, les juridictions sociales ont toujours tendance à surseoir à statuer dans l’attente de la décision du juge pénal et à se réfugier derrière celle-ci, nonobstant le fait qu’en matière civile, les contours du harcèlement sexuel sont bien plus larges (V. infra).

Des tentatives de réforme

En 2008, à l’approche de la présidence française de l’Union européenne et avec trois ans de retard sur les délais exigés, est mise à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale la transposition de plusieurs directives européennes, dont la directive 2002/73/CE qui contient (art. 2) une définition du harcèlement sexuel : « La situation dans laquelle un comportement non désiré à connotation sexuelle, s’exprimant physiquement, verbalement ou non verbalement, survient avec pour objet ou pour effet de porter atteinte à la dignité d’une personne et, en particulier de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant ». Cette directive apporte, elle, un certain nombre de précisions sur les manifestations possibles du harcèlement sexuel et supprime l’obligation de rapporter la preuve de l’intention « d’obtenir des faveurs de nature sexuelle ». Une bonne occasion de dépasser l’indigence de la définition française et de conformer celle-ci à la norme communautaire ? Que nenni ! Il en résulte le vote de la loi du 27 mai 2008, qui transpose (art. 1) une version « allégée » du texte européen : « La discrimination inclut : 1° Tout agissement lié à l’un des motifs mentionnés au premier alinéa et tout agissement à connotation sexuelle, subis par une personne et ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement hostile, dégradant, humiliant ou offensant ». Exit toute précision sur la manière dont le harcèlement sexuel peut s’exprimer. Le texte n’est pas codifié. Il vient donc se superposer aux dispositions pénales et sociales existantes sans les modifier, et sans que leur articulation soit pensée. En prime, les termes « harcèlement sexuel » présents dans la directive ne sont pas repris. Ainsi la loi échappe-t-elle par exemple à une recherche avec ces mots-clés sur legifrance.gouv.fr et à tout avocat qui ne serait pas spécialisé dans ce type de procédure. Le législateur aurait-il voulu que cette loi ne soit pas effective, qu’il ne s’y serait pas pris autrement.

En 2010, bis repetita. Tandis que l’Assemblée nationale vote à l’unanimité la codification aussi bien pénale que sociale de l’article 1 de la loi du 27 mai 2008, la commission des lois du Sénat fait volte face au motif de l’incompatibilité du texte d’inspiration communautaire avec… le principe constitutionnel de la légalité des délits et des peines !, et se contente de retouches cosmétiques : les peines entre Code pénal et Code du travail sont harmonisées, une peine complémentaire d’affichage et de diffusion de la décision de condamnation est créée.

En matière sociale

Pour demander la condamnation de l’employeur et l’indemnisation de la salariée sur le fondement du harcèlement sexuel devant le conseil de prud’hommes, nous disposons donc de deux références juridiques : Le Code du travail, dont la rédaction est proche de celle du Code pénal, qui interdit « les agissements de harcèlement de toute personne dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle à son profit ou au profit d’un tiers » (art. L. 1153-1) et une définition communautaire, peu ou prou reprise à l’article 1er de la loi du 27 mai 2008. Si ces deux définitions sont applicables devant le conseil de prud’hommes et si, du fait de la hiérarchie des normes et de l’obligation pour le juge interne d’interpréter la loi française « à la lumière » du droit européen, la seconde prime légalement sur la première, il n’en reste pas moins que cette coexistence créé une cacophonie juridique qui rend le droit moins lisible et donc moins effectif.

En outre, en première instance, les conseillers prud’hommes, juges non professionnels qui goûtent peu ce type de « complications », refusent en règle générale d’appliquer la définition européenne du harcèlement sexuel, qui n’est pas dans « leur » code. Il est donc encore possible de lire dans un jugement qui déboute la salariée, au motif que la preuve de l’intentionnalité de l’auteur « d’obtenir des faveurs de nature sexuelle » n’est pas établie, que « même si les propos, faits et gestes doivent être jugés inadmissibles, vulgaires, voire obscènes, ils ne peuvent être constitutifs d’un harcèlement sexuel » (Cons. prud’h. Meaux, 25 juin 2009).

Devant la cour d’appel, les juges professionnels sauront mieux faire ? On peut en effet le supposer, même si la rédaction de certains arrêts trahit leur embarras : « Ces faits sont plutôt à ranger dans le cadre de la loi numéro 2008-496 du 27 mai 2008 (…)» (Orléans, soc., 17 févr. 2011).

Pour une réforme législative du harcèlement sexuel

Graves atteintes à la santé, tentatives de suicide, carrières stoppées, exclusions durables du monde du travail mais aussi rupture d’égalité professionnelle entre les hommes et femmes sont autant de conséquences du harcèlement sexuel que l’AVFT constate quotidiennement. Près de 20 ans d’ineffectivité de la loi doit conduire à une réforme qui rende le droit praticable pour les juges et qui préserve les victimes des aléas jusqu’alors observés.

Le plan global triennal de lutte contre les violences faites aux femmes présenté en avril 2011 par le gouvernement prévoit « d’évaluer la possibilité d’harmoniser les définitions relatives au harcèlement sexuel ». La prudence de cette rédaction traduit encore les résistances à l’oeuvre.

En matière sociale, nous plaidons pour que soit posée par le Code du travail l’interdiction de toutes les formes d’agissements à caractère sexuel non voulus (permettant ainsi d’inclure l’exhibition sexuelle, l’ agression sexuelle et le viol), plus large que l’incrimination pénale, qui devra elle aussi être rénovée, du harcèlement sexuel.

Et que l’on s’interroge : pourquoi et qui cela pourrait-il bien déranger ?

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