Tribunal correctionnel de Thonon-les-Bains, 3 septembre 2008

En mai 2005, Mme G. envoie une lettre à l’AVFT, après être tombée par hasard sur l’adresse de l’association dans un magazine présent dans la clinique où elle était hospitalisée suite aux violences vécues. Elle dénonce le harcèlement sexuel et les agressions sexuelles commises à son encontre par son supérieur hiérarchique, le chef du rayon poissonnerie d’un supermarché où elle était vendeuse. Depuis, nous sommes à ses côtés dans les différentes démarches visant à la rétablir dans ses droits. Nous nous sommes déplacées à deux reprises à Annecy pour recueillir son témoignage, l’accompagner à l’inspection du travail, la mettre en relation avec une avocate et déterminer une stratégie judiciaire. Nous avons reconstitué la chronologie des agressions, l’avons guidée dans la constitution de son dossier, dans la rédaction d’une plainte avec constitution de partie civile et avons nous-même écrit à la juge d’instruction pour l’éclairer sur les faits et présenter notre analyse juridique. Le 3 septembre 2008, au terme de trois ans et demi d’intervention auprès de Mme G., l’AVFT se constitue partie civile dans le procès qui l’oppose à DG, l’auteur des agressions sexuelles, devant le Tribunal de Grande Instance de Thonon-les-Bains, afin d’apporter son analyse des violences sexuelles au travail en général, et de celles vécues par Mme G. en particulier.

Le texte qui suit rend compte, sans prétendre à l’exhaustivité, du procès de Mme G., mais aussi de mon déplacement à Thonon-les-Bains et des autres procès auxquels j’ai assisté en attendant celui de Mme G.

Marilyn Baldeck


Convocation à 10 heures au TGI de Thonon-les-Bains. J’arrive la veille après cinq heures de train. Durant le trajet, impossible de travailler : un jeune homme (muni de sa carte 12-25) me bombarde de questions sur mon travail, la justice, les procès, les violences sexuelles… Quelle est la différence entre le harcèlement sexuel et une agression sexuelle ? Qu’est-ce qu’un procureur ? Une partie civile ? Comment peut-on prouver que les faits se sont réellement produits ? Il me dit qu’il est très inquiet parce que sa copine est très belle, naïve, et qu’elle fait confiance à tout le monde. Il lui a acheté une « bombe à poivre » (j’en découvre l’existence), plus puissante qu’une bombe lacrymogène.

  « Ça se trouve dans les armureries »

  « Mais s’il lui arrivait quelque chose, je n’irais pas porter plainte, j’irais direct régler son compte au pélo. » (« Pélo » ? Langage savoyard ?)
Je finis par lui dire, en guettant sa réaction, que les idées dont nous discutons depuis le début sont le fruit de plusieurs décennies d’analyses féministes. Un « ah d’accord » empreint de curiosité fut son unique réaction.
Je descends avant lui.

  « Bon, ben, je ne sais pas ce qu’on dit avant un procès… Bonne chance ou merde ? »

Arrivée à 18 heures dans un Thonon baigné de soleil, Mme et M. G. m’attendent à la gare. En un coup d’?il, je constate que Mme G. a dit vrai : elle va mieux, elle est souriante, s’est fait couper les cheveux. Rien à voir Mme G. telle qu’elle était lors du premier rendez-vous, recroquevillée sur elle-même, en larmes, et qui nous avait bouleversées. L’approche du procès, dit-elle, loin de l’angoisser, l’apaise et l’énergise, car elle entrevoit la possibilité de tourner définitivement la page de ces violences. Ce procès est d’autant plus important pour elle qu’elle a vécu de très nombreuses violences masculines dans sa vie qui n’ont jamais été reconnues par sa famille ni les institutions judiciaires. Elle ne redoute ni le procès, ni les juges, parce qu’elle dit la vérité et qu’elle est convaincue du bien-fondé de sa plainte. Elle a repris pied professionnellement et a même pu parler à son nouvel employeur des violences commises par D.G. au cas où il postulerait comme poissonnier dans le supermarché où elle travaille. Il lui a assuré qu’elle n’avait pas à craindre qu’il l’embauche.

Direction la terrasse d’un café. Mme G. et moi faisons le point sur les éléments du dossier. Je lui dessine le plan d’une salle d’audience (qui est où, qui joue quel rôle). Elle n’a jamais assisté à un procès, je lui en explique le déroulement. Un doute subsiste sur la tenue du procès, car il est peu probable que D. G, l’agresseur, se présente devant les juges. Outre la première comparution chez la juge d’instruction à laquelle il avait été conduit de force, il s’est soustrait à toutes les obligations du contrôle judiciaire et ne s’est rendu ni à la confrontation, ni à l’expertise psychiatrique.

Un peu plus tard, M. et Mme G. me déposent chez Anne VDE, directrice de l’association «Espace Femmes», chez qui je passerai la soirée et la nuit.
Soirée chaleureuse, carottes râpées du potager, conversation à bâtons rompus avec le compagnon d’Anne et une voisine.

Ce n’est pas tout, mais il est minuit et nous avons un procès demain matin !

3 septembre, 8h15, départ pour le Tribunal avec une vaillante 2CV bleue et jaune. Lac Léman à gauche, chaîne des Aravis en face, c’est beau. Difficile de réaliser que dans près d’une heure, nous serons confrontées à la tension d’une salle d’audience, alors que tout est si calme et majestueux autour de nous.
Nous arrivons en avance (9h10), mais Mme G. et son mari sont déjà là. Nous nous dirigeons vers la 1ère chambre. Le compagnon de Mme G. repart, par crainte d’une réaction violente de sa part à l’encontre de l’homme qui a agressé sa compagne, si malgré tout il se présentait à l’audience. Mme G. préfère aussi que son compagnon n’y assiste pas par peur que le récit des violences lui fasse « trop mal ». Elle qui a souffert de tant de violences, cherche à épargner son entourage. Pendant trois ans et demi de cheminement auprès de Mme G, j’ai pu constater que son mari avait toujours eu un comportement exemplaire envers elle : en soutien, sans être envahissant ni jamais vouloir prendre de décisions à sa place.

Je fais la connaissance de Maître Blanc, l’avocate de Mme G., qui vient d’Annecy, et avec qui je suis en contact depuis deux ans.

10h, l’audience est ouverte. Un président, une assesseuse, un juge de proximité (je n’entendrai pas le son de la voix de ces deux derniers de toute la journée), un procureur, une greffière et une huissière très souriante.

Au nombre d’ «affaires» inscrites, je sais déjà que je n’aurai pas mon train en début d’après-midi.

Plusieurs « affaires » défilent, le procureur est quasiment inaudible alors que nous sommes au premier rang. Vive la publicité des débats ! Je me demande toujours pourquoi le procureur et les juges n’allument pas les micros qui sont devant eux.

L’une de ces affaires est renvoyée à une date ultérieure pour cause de dossier introuvable. Probablement, selon la greffière, parce que le service de l’application des peines n’était pas encore informatisé en 2005.

Un prisonnier hilare arrive encadré par des policiers. Il reprend le procureur quand il utilise l’expression «procédure criminelle» à son propos : « Monsieur le procureur, nous sommes dans une procédure correctionnelle ». Il doit fréquenter le Tribunal régulièrement, celui-là.

Première suspension à 10h30, reprise à 11h. Le président délibère et ne prononce que des condamnations.

Suit une « affaire » de faux permis de conduire guinéen : le permis n’a pas de filigrane, le plastique ne change pas de couleur aux UV. Le président doute que le prévenu ait pu faire réaliser un duplicata de son permis en une journée à Conakry et lui demande de s’expliquer sur les irrégularités du document. Réponse : «C’est une question que vous devriez poser à l’administration guinéenne qui me l’a délivré ». Il ne changera pas de défense et répondra à une remarque du procureur : « Je ne vous permets pas de dire qu’un permis de conduire s’obtient en cinq minutes dans les arrières salles des cafés de Conakry ». Le président admet toutefois que son premier permis de conduire, obtenu en 1995, est authentique. Je me demande alors quel intérêt pour ce monsieur qui avait un vrai permis de conduire, de se procurer un faux duplicata ? Cette audience dont le caractère absurde ne semble échapper à aucune de celles et ceux qui m’entourent, dure quand même quarante minutes et se termine par un échange désopilant entre le président et le prévenu :
Le président : « Que faites-vous comme métier ? »
Le prévenu : « Je suis chauffeur »
Silence.
Le président : « Chauffeur dans une société ? »
Le prévenu : « Non, je suis le chauffeur de l’ambassadeur de Guinée à Genève »
La salle rit et les magistrats sont interloqués. Il sera condamné.

L' »affaire » suivante n’est pas banale. Ou plutôt si ?
Un homme est poursuivi pour détention illégale d’une arme et conduite en état alcoolique. Le président qui procède au rapport de la procédure mentionne qu’il a des « problèmes de sexualité». Nous n’en saurons pas plus ni ce que ça vient faire là.
L’homme explique qu’il s’était procuré cette arme pour mettre fin à ses jours, suite à la décision de son épouse de le quitter. C’est aussi pour ça qu’il avait bu, précise-t-il. Trente minutes de questions-réponses entre le président, le procureur (ambiance électrique entre ces deux-là, semble-t-il) et le prévenu laissent une impression étrange : il manque forcément quelque chose pour comprendre cette histoire.

Son avocate explique que son client a été victime d’une agression sexuelle homosexuelle en 2001. Pendant trois ans, il se tait. Son épouse qui ne comprend ni ne supporte son soudain changement de comportement, décide de le quitter en 2004. Son avocate précise, sans pour autant être explicite, que l’épouse de son client avait remarqué « des signes qui ne trompent pas », (on n’en saura toujours pas plus. S’agit-il des « problèmes de sexualité » mentionnés par le président ?), sans avoir pu les décoder. Finalement mise au courant par son mari, elle reprend la vie commune en juillet 2008. Elle est dans la salle et le soutient.

Il retourne dans la salle et assiste, recroquevillé sur lui-même, à l’« affaire » suivante qui est encore un procès pour agression sexuelle (ou plus exactement pour agression sexuelle et viol correctionnalisé, comme je le constaterai plus tard).

Il est un peu plus de midi, Anne VDE doit rejoindre l’Espace Femmes sans avoir pu assister au procès de Mme G. Son départ me laisse une sensation de « on-n’a-pas-pu-aborder-la-moitié-du-quart-des-sujets-sur-lesquels-nous-aurions-aimé-échanger ». Prises dans le flux du travail, des urgences, ces nourrissants échanges sont beaucoup trop rares.

Le procès suivant va durer presque cinq heures. Un homme, skipper de métier, la quarantaine, est poursuivi pour une agression sexuelle commise sur une jeune fille de 14 ans (C.), six ans auparavant, à l’occasion d’une croisière familiale en voilier, en direction des côtes du Venezuela. Les questions du président et les réponses du skipper nous apprennent que ce dernier se baignait nu (« mais c’était en accord avec les clients et ça correspond à ma philosophie de la vie »). Qu’il faisait à la victime et sa petite s?ur (12 ans à l’époque) des « massages de relaxation » (« mais seulement sur le visage »).

La victime explique qu’au retour d’une soirée sur la plage, dans un village de pêcheurs, les adultes étaient allés se coucher dans la cabine, à l’exception du skipper qui était resté avec sa petite s?ur et elle. Elle dit qu’elle avait repéré en lui l’interlocuteur idéal pour confier ses «difficultés familiales » : il était « adulte mais jeune dans sa tête, sympa, et lui inspirait confiance ». Ne souhaitant pas que sa petite s?ur assiste à la conversation, elle lui demande de les laisser seuls. Elle lui raconte alors qu’elle est une enfant adoptée, qu’elle déteste sa mère et que ses parents ne l’aiment pas. Le skipper fait dériver la conversation et lui demande si elle a déjà eu des petits copains (elle répond oui), s’ils l’avaient déjà caressée intimement (même réponse). Elle précise que ce qu’elle préfère, c’est les embrasser. Il lui répond « Comme ça ? », en joignant le geste à la parole. Elle décrit ses sentiments d’alors : « J’étais stupéfaite, ça me semblait impossible qu’il ait vraiment pu m’embrasser, je me suis dit que je m’étais fait des idées ». Le skipper, au motif de « détendre l’atmosphère », lui propose un « massage relaxant ». Il lui effleure les cheveux, les épaules, puis lui touche les seins et le ventre. A un moment, elle lui demande d’arrêter. Il arrête, puis recommence jusqu’à lui toucher le pubis, le sexe, et pénètre son vagin avec ses doigts. Elle dit : « J’étais pétrifiée, je sentais des larmes couler sur mes joues, mais je ne pouvais rien faire. Je n’étais plus là, je n’étais plus présente». Il lui demande : « Tu aimes ça ? Tu dois aimer ça ». Elle ne répond pas. Il prend ensuite la main de la jeune fille, se masturbe avec jusqu’à éjaculer, en partie sur sa main. Cette même main qu’elle mutilera à son retour de vacances et qu’elle continuera à mutiler des années plus tard. La jeune fille affirme que sa petite s?ur a vu une partie des faits et entendu ce qui se passait, probablement cachée dans le «bazar près du mât» (cordes, canot de sauvetage…).

Les s?urs relatent exactement les mêmes faits (le président lit les auditions de la cadette, absente à l’audience), mais diffèrent sur le lieu de la conversation et de l’agression : sur les banquettes à l’arrière ? Vers la proue ?

Incohérences qui interpellent le président et dont l’avocat de la défense s’empare.

De mon point de vue, si les deux s?urs s’étaient mises d’accord sur ce qu’il fallait dire, leurs récits auraient justement été identiques. N’est-ce pas précisément parce qu’ils diffèrent dans les circonstances qu’il est exclu qu’elles se soient entendues sur ce qu’il fallait dire au juge d’instruction ? N’est-ce pas ce qui les rend plus crédibles ? Cette analyse ne sera pas évoquée.

Le procureur et le président alternent entre des questions qui m’apparaissent tout à fait pertinentes et d’autres qui trahissent un profond décalage entre leurs perceptions et la réalité des mécanismes de violences.
Le président : « Après la frayeur du premier baiser, pourquoi l’avez-vous suivi à l’arrière pour un massage ? » Or n’a-t-elle pas déjà expliqué cela ? Qu’elle n’a pas cru que ce baiser était réel ?

Le procureur, avec une intonation de films en noir et blanc : « Vu vos expériences antérieures déjà poussées avec les garçons… Vous étiez un peu jeune à mon goût pour cela, mais je suis un vieux bonhomme… Vous étiez déjà suffisamment avertie des choses de la vie pour vous rendre compte de la gravité des faits et réagir, n’est-ce pas ? ». Réponse de C. : « Mais ces garçons avaient mon âge alors que le skipper était beaucoup plus vieux que moi. Et avec ces garçons j’étais d’accord alors qu’avec le skipper je ne l’étais pas». Réponse du procureur : «Je vous l’accorde volontiers».
Le président, aux parents de la jeune femme : « Vous avez eu du mal à croire les révélations de votre fille. Le fait que vous l’ayez finalement crue vous a rapprochés, n’est-ce-pas ?». Sous-entend-il que C. a inventé le viol pour tester la confiance de ses parents ?
L’avocat du prévenu, invité à interroger la victime, en profite pour leur lancer :
«Vous n’avez pas cru ce chantage de votre fille. Vous avez compris qu’elle agissait ainsi pour obtenir des preuves de votre amour».

Pendant une bonne partie de l’audience, le procureur et le président cherchent à comprendre comment une agression sexuelle a pu se produire sur un voilier de 12 mètres sans réveiller les autres adultes (les parents de C. et l’épouse du skipper). Ils interrogent les parents de C. : « Si votre fille avait vraiment été agressée, vous l’auriez entendu, non ? ». Il n’est pas dit ce que les parents sont supposés avoir précisément entendu : des cris ? Le « bruit de l’agression » ?
L’avocat du skipper argue quant à lui qu’il est impensable que son client ait pu prendre le risque d’agresser la jeune fille dans des lieux si exigus et si près de ses parents.

Je pense évidemment aux nombreux agresseurs dont l’AVFT analyse les stratégies, qui ont justement parié sur le fait que les agressions dénoncées par leur victime paraîtront invraisemblables. Par exemple : une agression commise juste à côté d’un bureau où se tient une réunion. L’effet de surprise, mais aussi le sentiment de honte, une éducation, particulièrement celle des filles, qui n’enseigne pas la révolte, la peur, la menace de perdre son travail, tout ceci fait partie du calcul de l’agresseur et empêche la victime de crier pour alerter ses collègues qui se trouvent à quelques mètres. S’il est mis en cause, l’agresseur dira aussi qu’il n’aurait pas été assez stupide pour agresser une femme à quelques mètres de potentiels témoins.

C’est peut-être justement parce que ses parents dormaient à côté que C., 14 ans, n’a pas crié. Qu’elle n’a pas osé les réveiller ? Les inquiéter ? Qu’elle n’a pas voulu définitivement gâcher leurs vacances apparemment paradisiaques ? Aucune de ces hypothèses ne sera évoquée.

L’avocate de C. dira : « Un baiser avec la langue, des mains sur les seins, des doigts introduits dans un sexe… « Ca » prend à peine quelques secondes et « ça » ne fait pas de bruit ».

Le prévenu prend la parole. Il hurle, pleure, gesticule, vitupère… « C’est pas possible ! Comme par hasard, la petite s?ur elle raconte exactement la même chose ! » (alors que son avocat disait peu avant que leurs récits n’étaient pas concordants). « Tout allait bien avant que je croise cette fille complètement BAR-JOT ».

Ensuite, le président passe en revue les expertises psychologiques (menées par un binôme d’experts).
Pour C. : «Elle n’est pas prétentieuse, elle n’est pas affabulatrice, elle est crédible».
Pour sa petite s?ur, elle aussi expertisée, ce qui est très inhabituel pour un témoin : « Les contradictions entre sa s?ur et elle n’enlèvent rien au fait qu’il s’est vraiment passé quelque chose. Nous serions vraiment surpris qu’elle ne dise pas la vérité ». Je me dis qu’une telle affirmation de la part d’un expert psychologue risque d’incommoder les juges qui n’aiment généralement pas qu’on juge à leur place. Le président précisera en effet que « ces conclusions n’engagent que leurs auteurs »…
Le prévenu : « Capacités intellectuelles normales, pas de dimension pathologique. A grandi dans un univers très strict avec un fort respect de la norme ». Norme, qui, comme nous le constatons trop souvent, inclut la possibilité d’outrepasser sans prendre trop de risque une manifeste absence de consentement.

C. reprend la parole. Pour dire qu’elle se sent « immonde ». Qu’en matière sexuelle, « de toute façon, c’est toujours le garçon qui prend du plaisir, la fille jamais ».

La compagne du skipper, dans le public, remue sur son banc, elle manifeste l’envie de parler et finit par lever le doigt pour prendre la parole. Ce que le président lui accorde.
Le procureur l’interroge sur sa vie sexuelle avec son mari, à bord du bateau quand il y a des clients, sans expliquer où il veut en venir. Ma seule explication est qu’il cherche à savoir si le mari était sexuellement frustré pendant la croisière, pour faire un lien avec l’agression sexuelle dont il est accusé. Mais aucun lien, quelle que soit la réponse, n’est évidemment possible. Réponse de la compagne : « Quand il y avait des clients, on s’abstenait. On peut quand même s’abstenir 4 fois 15 jours par an. On a tout le reste de l’année pour s’ébattre».

Le procureur gonfle et dégonfle ses joues… Lassé ? Embarrassé ? Fatigué ?

Suspension d’audience.

Mme G. n’a pas loupé une miette du procès. Alors que je craignais que sa présence à un tel procès fasse resurgir de douloureux souvenirs, elle me dit : « C’est vraiment intéressant ». Ouf.

Il est environ 16 heures et les suspensions ne sont pas assez longues pour déjeuner. Il n’y a même pas un distributeur de chips dans le Palais de Justice ! Aux justiciables le ventre creux…

Reprise.
L’avocate de la jeune victime plaide. Rien dans ce qu’elle dit ne m’apparaît utile d’être noté.

Réquisitions du procureur.
« Je ne suis pas affirmatif, ni dans un sens ni dans un autre ».
« La preuve de ces accusations incombe au ministère public, c’est-à-dire à moi. Je n’y étais pas sur le bateau en 2002, au Venezuela… Je n’ai pas le droit d’être approximatif : où était la petite s?ur ? Qu’a-t-elle entendu ? Cela restera mystérieux ».
« Je veux bien qu’on me dise ?J’ai été tétanisée, terrorisée, immobilisée’… mais elle n’avait pas 8 ans, elle en avait 14. Elle avait la possibilité de résister ».

Le procureur va donc requérir la relaxe, non seulement parce qu’il doute de ce qu’il s’est réellement passé sur ce bateau, mais aussi parce qu’il estime que C., dans l’hypothèse où les faits qu’elle dénonce seraient établis dans leur matérialité, n’aurait pas assez résisté.

Je fulmine en réaction à ces propos, tant et tant entendus. Le procureur fait reposer la responsabilité de l’agression sur la victime, qui, selon lui, selon sa propre norme, aurait pu et dû s’opposer plus vigoureusement.
Je m’étonne qu’étant donné l’âge de la jeune fille au moment des faits (moins de 15 ans), le skipper n’ait pas également été poursuivi, outre pour agressions sexuelles(1), pour « atteintes sexuelles(2)».
Dans le droit français, pour qu’il y ait « agression sexuelle », il faut une atteinte sexuelle (un attouchement sur les fesses, les seins, les cuisses, le sexe ou la bouche) et qu’elle ait été commise par l’utilisation de la violence, de la contrainte, de la menace ou de la surprise.
Le délit d’ « atteinte sexuelle » réprime quant à lui les attouchements sexuels commis par un majeur sur les mineurs de moins de 15 ans. Point. On ne s’intéresse ni au « mode opératoire » de l’agresseur ni aux réactions de la victime. Par conséquent, même quand la victime n’a pas exprimé de refus (refus que C. a par ailleurs bien exprimé : en étant tétanisée, en pleurant, réactions exclusives de tout consentement), l’infraction est constituée.

Si le skipper avait été poursuivi sur ce denier fondement, sa condamnation aurait été plus aisée. Et la question de la résistance de la victime aurait été nulle et non avenue.

Le procureur : « Je requiers la relaxe, sinon je prendrais le risque d’une grave erreur ». C’est quand même curieux comme l’expression d’« erreur judiciaire » n’est jamais utilisée quand un prévenu est relaxé à tort….

L’avocat de la défense est bref. Après de telles réquisitions, il n’a plus grand-chose à faire. Il se contente à quelque chose près d’évoquer Outreau (quelle originalité !) et d’invoquer Freud (décidément, il a tout pour plaire !).

Suspension. Mme G., son avocate et moi échangeons sur ce procès.
Cette « affaire » me laisse une forte impression de «loupé». Une longue instruction et cinq heures pour arriver à un tel manque de précision, d’explications, d’analyse… et la forte probabilité d’une relaxe. Et puis toujours la même rengaine : les victimes de violences sexuelles doivent réagir d’une certaine manière, être capables de se défendre (mais quand elles le font, cela se retourne contre elles), en parler immédiatement, se souvenir extrêmement précisément des faits, nonobstant le traumatisme engendré et leur ancienneté (ici : 6 ans auparavant !).

Retour dans la salle d’audience. Un petit groupe d’avocats discute : actualité judiciaire, mais surtout grossesse de Rachida Dati, paris sur l’identité du père, espoirs que cela calme ses ardeurs en matière de réforme de l’organisation judiciaire. Commentaires sur Sarkozy : « il n’aurait pas dû épouser une femme plus grande que lui, il complexe, du coup, il en fait des tonnes… j’ai toujours dit qu’il fallait se méfier des hommes d’influence de petite taille ».

Les juges sont de retour, Mme G. et l’AVFT sont appelées. Le prévenu est absent. Son avocat est venu plus tôt faire enregistrer son dessaisissement par le greffe : il n’a pas vu son client depuis des mois. Quand je me suis présentée à lui, il m’a demandé de le suivre à l’extérieur de la salle d’audience et m’a dit : «A titre personnel, je vous informe que des agresseurs, j’en ai défendu quelques-uns, mais jamais d’aussi insupportables que D. G. Je ne souhaite qu’une chose : qu’il soit condamné le plus lourdement possible. Bonne chance ».

Nous n’avons donc aucun contradicteur.
Mme G. est longuement entendue. Alors qu’elle abordait sereinement l’audience, elle fond en larmes au bout de quelques minutes et se le reprochera plus tard : « Je ne comprends pas pourquoi je pleure encore ! ». Elle présente les violences : propositions sexuelles du chef poissonnier, remarques sur ses seins, commentaires sur sa vie sexuelle (« ton mari, il te lèche la moule ? », « ne reste pas comme ça, j’ai pas baisé de femmes depuis un an », « viens dans le frigo, je vais t’arranger les fesses, je vais te faire le cul »), puis attouchements sur les seins, les fesses, il lui lèche le cou, attrape sa main et la plaque sur son sexe.
Elle explique qu’elle était tétanisée parce que les hommes qui boivent – il sentait l’alcool – lui font peur : « J’avais peur qu’il me tape ».
Le président : « A cause de votre histoire ?(3) ». Réponse : «Oui».
Elle explique qu’elle était en attente d’un CDI qui lui aurait permis de prendre un appartement avec son mari. Ils vivaient, à l’époque des agressions, pour des raisons financières, chez ses beaux-parents.

Le procureur : « Mais est-ce que ça valait vraiment le coup, ce CDI ? » Sans attendre de réponse, il enchaîne : « Vous êtes quelqu’un de sensible ? »
Le président : « Que faisiez-vous pour vous défendre ? »
Mme G. : « Je lui disais que j’allais en parler à mon mari».

Le procureur : « Vous êtes quelqu’un de gentil, vous, dans la vie ? ». C’est révoltant. Qu’est-ce que ça veut dire ? Sensible, et puis maintenant gentille ? Au lieu d’abîmée par toutes les violences sexuelles vécues : viols collectifs quotidiens commis par ses frères jusqu’à ses 17 ans, une mère « qui protégeait les mâles de la famille » (dixit le président), puis plusieurs années de séquestration, de prostitution, de coups…. Et les violences qui se répètent : sa fille unique, majeure aujourd’hui, a aussi été violée par un de ses frères, condamné par la Cour d’Assises de Nice le 29 avril 2008.

Toutes ces violences ont d’ailleurs suscité dans un premier temps l’incrédulité des différents professionnels saisis par Mme G. Son avocate me disait que lors de sa première audition devant le juge d’instruction, celui-ci avait dit, manifestement choqué, à l’adresse de Mme G. : «En tout cas, si tout ce que vous dites est vrai, c’est vraiment horrible».

Et à Mme G., le procureur demande aussi pourquoi elle ne s’est pas défendue, pourquoi elle n’a pas déposé une plainte tout de suite. J’ai très envie de répondre à sa place : « Certainement parce que la première fois qu’elle a porté plainte dans sa vie, pour les violences commises par le proxénète qui la prostituait, les policiers ont jugé suffisant de le convoquer et de lui faire la morale ? ». C’était il y a une vingtaine d’années, au commissariat du 15ème arrondissement de Paris. L’AVFT a signalé ces faits en 2006 au procureur de la République même si les crimes commis par le proxénète étaient déjà prescrits.

Les conséquences des violences sur la santé de Mme G. sont passées en revue. Deux hospitalisations de 4 et 5 mois en clinique, des chutes régulières dont aucun médecin n’a pu démontrer une origine physiologique. Mme G. explique aux juges que c’était son cerveau, « quand c’était trop dur », qui « déconnectait », « qui arrêtait la liaison entre mes neurotransmetteurs ». Ainsi, Mme G. est-elle tombée des dizaines de fois, engendrant de nombreuses blessures : dents, côtes et coccyx cassés, traumatismes crâniens…. Mais elle n’est plus tombée depuis le printemps dernier et envisage de reprendre des activités physiques, comme la marche en montagne qu’elle adore parce que « ça lui vide la tête ».

Pendant le procès, je suis à un mètre de la greffière qui chuchote des commentaires et des questions à mon attention : «Ohlala que c’est dur». « Elle est courageuse », « ça va vraiment mieux ? ». C’est toujours rassurant de constater que certaines des personnes qui travaillent dans les tribunaux, comme les greffières et greffiers, s’émeuvent encore alors qu’elles et ils assistent à ce type de procès à longueur d’année.

C’est au tour des plaidoiries, Maître Blanc, l’avocate de Mme G., en premier et l’AVFT ensuite. Nous sommes côte à côte. Le président nous demande d’argumenter sur les dommages et intérêts que nous demandons, qu’il juge «élevés».
Maître Blanc rappelle la désinvolture qu’elle qualifie d’«inacceptable» du prévenu depuis le début de la procédure : il ne s’est pas rendu aux convocations, n’a pas respecté le contrôle judiciaire, ne s’est pas présenté à l’audience pour répondre des faits qui lui sont reprochés. Elle s’étonne qu’il ne soit pas également poursuivi pour cela. Elle pointe le laxisme du parquet qui, en réponse à une plainte pour coups et blessures déposée contre D. G. par sa compagne, et alors même que Mme G. avait déjà déposé une plainte contre lui, a mis en ?uvre une procédure de médiation pénale.

La description des violences dont Mme G. a été l’objet ayant déjà eu lieu au cours de l’audience, j’insiste pour ma part sur le faisceau d’indices qui constitue la preuve des agressions. Je profite de mon temps de parole pour contester les propos tenus par le procureur dans le procès précédent au sujet de la tétanie des victimes et analyse les violences non pas au regard de la réaction des victimes, mais par rapport à la « stratégie » utilisée par l’agresseur : l’effet de surprise, puis la contrainte morale et économique.
Pour finir, je mets en lumière le rôle joué par l’AVFT dans l’accès à la justice des victimes de violences sexuelles au travail en général et de Mme G. en particulier. Il est en effet manifeste que l’intervention de l’AVFT à ses côtés a permis que ce procès ait lieu. Nous nous sommes rendues, à deux, à Annecy en 2006 avec le soutien logistique d’Espace Femmes. Nous avons aidé Mme G. à reconstituer la chronologie des violences, une collègue s’est à nouveau déplacée un mois plus tard à Annecy pour accompagner Mme G. dans ses démarches sur place. Nous avons rédigé une lettre au juge d’instruction pour présenter les faits et l’analyse que nous en faisions, pris contacts avec les médecins, la sécurité sociale, trouvé une avocate compétente… Tout ceci pendant trois ans et demi.

Le procureur requiert brièvement :
« Les faits sont parfaitement établis et je demande au tribunal d’entrer en voie de condamnation ».
« Je regrette simplement que Mme G. n’ait pas réussi à réagir plus tôt et de manière plus adaptée». (On commence à connaître l’antienne).
« Je requiers 15 mois d’emprisonnement assortis d’un mandat d’arrêt ».

C’est la peine la plus lourde que j’ai entendu requérir pour des agressions sexuelles depuis que je travaille à l’AVFT(4).

Délibéré après la dernière affaire. Il est presque 18h et le dernier train pour Paris part à 19h d’Annecy, c’est-à-dire pas tout près de Thonon. L’avocate de Mme G. (avec qui ce fut un plaisir de travailler, ce qui est assez rare pour être souligné) m’y emmène et j’arrive à la gare in extremis. Arrivée à Paris à 23h30.

Le lendemain, appel au greffe pour prendre connaissance du délibéré :

  10 mois d’emprisonnement avec sursis

  4500 euros de dommages et intérêts et 1200 euros au titre de l’article 475-1 du code de procédure pénale pour Mme G.

  1000 euros de dommages et intérêts et 500 euros au titre de l’article 475-1 code de procédure pénale pour l’AVFT.

Appel de Mme G. Elle est « un peu déçue », mais surtout très satisfaite qu’il ait été déclaré « coupable ». Pour ce qui est des dommages et intérêts : « Je n’ai pas fait ça pour l’argent » (sempiternelle précision des victimes). C’est elle qui a gagné, elle ne souhaite pas faire appel.

Post-Scriptum 1 :
L’agresseur de Mme G. n’a pas fait appel de sa condamnation qui est donc devenue définitive. Mme G. a en revanche saisi la Commission d’Indemnisation des Victimes d’Infractions (CIVI) pour demander que son préjudice soit indemnisé de manière juste. Nous continuons donc à intervenir à ses côtés dans cette procédure.

Post-Scriptum 2 :
Le 5 novembre 2008, j’ai pu joindre C., la jeune victime du procès précédent celui de Mme G. Nous nous sommes longuement entretenues.
Elle a confirmé mes hypothèses sur l’impréparation de son procès : « J’ai à peine vu mon avocate pendant l’instruction et avant le procès », et m’a confié son découragement au moment du procès : « J’étais arrivée sereine et confiante. Mais j’ai vite compris que les juges ne me croyaient pas, j’ai donc baissé les bras au milieu du procès, j’ai arrêté de me battre ».
Elle m’apprend que son avocate n’a même pas pris la peine de l’appeler pour lui annoncer le délibéré : « Je m’en doute, mais quand même… En avoir confirmation me permettrait d’être sûre, de tourner la page ». J’appelle donc le greffe moi-même, on refuse de me répondre mais à force d’insister on me donne le délibéré, sans surprise, de relaxe du skipper. Je rappelle C. pour l’en informer. Elle ne souhaite pas faire appel. Je lui indique que je souhaiterais écrire un compte-rendu de cette audience, peut-être le publier, qu’il faudrait qu’elle le lise avant pour apporter son point de vue, ses commentaires. Elle accepte et jugera par la suite que ce texte ne nécessite aucun amendement.

Notes

1. Art. 222-22 du Code pénal. Peine : 5 ans d’emprisonnement et 75000 euros d’amende

2. Art. 227-25 du Code pénal. Peine : 5 ans d’emprisonnement et 75000 euros d’amende.

3. Certaines personnes m’ont interrogées sur la légitimité d’une telle question. Par principe, la vie passée de la victime ne devrait rien avoir à faire avec le procès. Sinon, c’est encore implicitement rechercher un sens à l’agression chez la victime et partager la responsabilité de l’agression entre la victime et l’agresseur. Mais dans certains cas, il semble qu’il d’évoquer les violences antérieures car elles font partie intégrante de la stratégie de l’agresseur : soit parce qu’il en avait connaissance, avait obtenu des confidences de la victime, soit les avait détectées. En l’occurrence, Mme G. avait prévu d’en parler, cela correspondait à sa volonté.

4. Art. 222-22 du Code pénal : 5 ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende ; 7 ans d’emprisonnement et 100 000 euros d’amende si la circonstance aggravante d’abus d’autorité est retenue.

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