L’épée de Damoclès #2 : La «justice», de la CIVI à la Cour d’appel.

J’ai regardé passer deux autres dates anniversaire. Celle de l’extinction de l’action publique contre A.C., suite à sa mort, il y a deux ans. Et, 364 jours plus tard, celle du dépôt de ma requête en CIVI, rendue possible grâce aux dons de soutien versés à l’AVFT, sans lesquels je n’aurais pu vivre cette formidable nouvelle aventure…

En déposant plainte contre A.C., je ne m’étais jamais vraiment posé la question du montant des dommages et intérêts. J’avais laissé ma première avocate fixer un montant «classique» (sic) qu’ «on» accordait généralement au cours des procédures pénales. Elle m’avait demandé, au dernier moment, de lui fournir des déclarations de proches, des factures ou attestations de soin en lien avec mon préjudice. Je m’étais exécutée autant que faire se pouvait dans ce temps imparti, mais en mon for intérieur, le châtiment d’A.C. m’importait davantage: je souhaitais qu’ «on» le fasse emmener pour l’enfermer derrière des barreaux. J’avais pourtant déjà compris l’improbabilité de cette condamnation, et tout juste commencé à saisir la portée hautement symbolique d’une indemnisation financière. Je réalisais alors notamment, et avec énormément de colère, la quantité d’argent, d’énergie et de temps que j’avais déjà dû dépenser tout au long de ma vie pour tenter d’apaiser mes souffrances.

Il est très difficile d’appréhender la valeur de l’argent en «justice». La première réaction de tout un chacun serait de se dire qu’aucune violence n’étant monnayable, rien ne pourrait venir réparer les atteintes sexuelles subies, encore moins de l’argent. Certes. Mais d’un certain point de vue seulement. Car si tout le monde s’accorde à penser que le préjudice est tellement grand qu’il ne pourrait être suffisamment dédommagé, pourquoi les montants versés aux femmes victimes de violences sexuelles restent-ils donc toujours si minimes? (Cochez la bonne réponse:)

O Parce que l’argent a une odeur, que c’est sale, c’est caca, tout le monde sait ça, enfin!
O Parce que les femmes sont des perverses polymorphes hystériques, menteuses et vénales.
O Parce qu’au regard des statistiques, «on» aurait beaucoup trop d’argent à redistribuer…

Le jour de l’extinction de l’action publique contre A.C., ma deuxième avocate me rappelait que j’avais un an pour saisir la CIVI, et me conseillait d’engager cette nouvelle procédure. Trop abattue par la précédente, j’ai peiné à m’affronter au dépôt d’une requête mais m’y suis finalement soumise, pour ne pas le regretter plus tard. Cette avocate m’expliquait alors que pour des violences sexuelles telles que celles que j’avais subies, «on» accordait «classiquement» (sic) en CIVI des sommes tournant autour de 15.000 euros; ce qu’elle m’incitait à demander. L’AVFT, effarée du montant ridicule de cette somme au vu de mon vécu, m’a conseillé de requérir bien davantage (au moins trois fois plus), mais mon avocate a refusé de plaider pour un montant supérieur à 25.000 euros. A une semaine de la date butoire, elle n’avait toujours pas commencé l’écriture de ma requête et ne m’invitait pas davantage à lui communiquer des pièces ou éléments supplémentaires pour étayer des preuves de mon préjudice. Elle me mettait seulement en garde, arguant que si je demandais trop, «on» risquait de me le faire payer…

L’épée de Damoclès était de retour… L’«on» me priait cette fois-ci de ne pas importuner ces Messieurs-Dames de la Commission avec une requête par trop prétentieuse… Une nouvelle période de chaos s’est ouverte. Je n?avais plus la force de me battre. J?avais seulement besoin que MON avocate le fasse pour moi, en «défendant» MES intérêts, et non son propre confort, celui des juges ou du Fond de Garantie, nouvelle entité dont j’allais bientôt découvrir l’existence… Devant ce hiatus, ma peur est revenue comme au premier jour, et c’est dans un grand moment de solitude que j’ai du choisir entre les avertissements de cette deuxième avocate et les conseils de l’AVFT. Une troisième avocate, collaborant avec l’AVFT, a finalement consenti à reprendre mon dossier et à plaider pour moi, me suggérant même de demander plus de 50.000 euros au vu des préjudices exposés dans mon dossier: j’ai accepté, non sans de fortes appréhensions, ce nouveau retournement de situation.

Grâce à Laure Ignace, juriste à l’AVFT, qui aidait cette dernière avocate en rédigeant ma requête en urgence et au pied levé, je déposais enfin une demande étayée de nombreuses pièces, la veille de la date butoire. Seize pages co-construites, et sur lesquelles j’ai enfin eu mon mot à dire; seize pages racontant les violences que j’avais subies et leurs nombreux impacts sur ma vie, comme du lierre envahissant enraciné partout sur le mur de mon histoire. Seize pages et des pièces particulièrement difficiles à relire et à regarder en face : une synthèse de l’étendue des dégâts.

Les négociations écrites avec mon «adversaire», le Fond de Garantie, ont tourné court. Estimant que la somme réclamée était «manifestement disproportionnée», ils m’ont proposé… 10.000 euros! Estimant de mon côté qu’elle ne l’était pas du tout, j’ai refusé toute négociation avec cette « banque des victimes ». Sans accord amiable possible, ma requête a été renvoyée en audience auprès de la CIVI, et quelques six mois plus tard, les juges entendaient mon avocate plaider à mes côtés. Je suis allée prendre connaissance du délibéré le mois suivant au greffe du tribunal, avec une très lourde épée au-dessus de la tête… Mais quelle surprise… J’ai vécu là mon seul et unique moment de soulagement véritable depuis 24 ans, en apprenant que les juges me reconnaissaient (enfin) victime et m’accordaient 52.000 euros d’indemnisation… J’ai aussi reçu pour la première fois des paroles humaines de la part d’un représentant de la «justice», lorsque la greffière m’a dit : «maintenant, « on » vous souhaite que tout aille bien pour la suite de votre vie».

Mais il fut très bref, ce moment de soulagement… J’eus à peine le temps de rentrer chez moi que mon front s’assombrissait déjà sous l’ombre de l’incontournable épée : le Fond de Garantie avait un mois pour faire appel. J’avais lu dans sa «Charte de la victime», qu’il s’engageait à «faire un usage modéré des voies de recours judiciaire». J’avais également lu, dans son rapport d’activité 2013, qu’il ne faisait «appel que dans 1,5 % des dossiers»… Mais devinez quoi?… Trois semaines plus tard, le Fond de Garantie m’assignait en cour d’appel, suspendant ainsi toute indemnisation et par la même, toute reconnaissance véritable des faits dont j’ai été victime et de mon préjudice.

Je n’ai toujours pas touché un centime depuis mon dépôt de plainte, il y a plus de six ans, et doit malgré tout re-saisir une avocate. Non content de cela, le Fond de Garantie requiert subitement une nouvelle « expertise médico-légale»… Aujourd’hui, l’épée de Damoclès plane donc plus dangereusement que jamais au-dessus de moi. Car si les juges ordonnent cette expertise et que je refuse de m’y soumettre, nul doute que l’ «on» saura traiter mon manque de bonne volonté en conséquence… Mais trop c’est trop. J’ai déjà subi une première «expertise» dont la lecture s’est avérée pour moi profondément traumatisante. J’ai du en subir une deuxième, à mes frais, aux conclusions certes contraires à la première, mais qui a néanmoins été terriblement éprouvante. J’ai déjà été forcée à trop d’intrusions violentes, par les faits même pour lesquels j’ai saisi la «justice», comme par ceux inhérents aux procédures qui s’en sont suivies. J’ai été victime d’un professionnel de santé; et il m’est impossible de me soumettre une fois de plus à quelqu’ « expert » que ce soit, encore moins si ce dernier s’avère être médecin. Plutôt mourir que de m’y résigner.

D’ailleurs, parlons-en de la mort… J’ai rencontré d’autres femmes qui ont été victimes d’A.C.: trois d’entre elles. Il y en a une quatrième dont je n’ai pu rencontrer que le frère, et pour cause: elle s’est suicidée. Ce qui ne tue pas rend plus fort, mais tout de même. A-t-«on» vraiment idée du nombre de femmes mortes de n’avoir pas été entendues? A-t-«on» vraiment conscience de ce que doit souvent traverser une victime de violences sexuelles, que l’on n’appelle pas «survivante» par hasard? Ce qu’elle doit traverser c’est : 1) survivre 2) essayer de vivre 3) essayer de ne pas mourir. Subir des violences sexuelles, c’est subir des actes de destruction volontaires. Les victimes disent d’ailleurs fréquemment qu’elles se sentent «mortes à l’intérieur» et ce n’est pas une métaphore.

Tout le système judiciaire est organisé pour que les femmes victimes baissent les bras et abandonnent d’épuisement. Sans soutien, elles n’ont pas la force de continuer à se battre pendant des années de procédures interminables; elles n’ont pas davantage d’argent pour le faire, ou sont obligées d’accepter des indemnisations incroyablement faibles parce qu’elles en ont urgemment besoin.

Je me suis souvent demandé à quelle valeur monétaire concrète je pourrais essayer de faire correspondre les 10.000 euros symboliques bassement proposés par le Fond de Garantie. La seule chose qui me soit venue, c’est l’idée d’une voiture neuve. Un petit modèle, bas de gamme, tout simple : une trois porte, à essence, sans options. Simplement de la carrosserie et un moteur sur roues, mais qu’en cas d’accident non-responsable, toute assurance vous rembourserait à sa juste valeur dans les meilleurs délais… A compter de ce jour, j’ai compris que les questions d’argent, en «justice», étaient tout sauf anodines, et j’ai commencé à me libérer de cet énième sentiment de culpabilité qu’«on» essayait encore de me faire porter. J’ai également compris qu’être pauvre et assurée au tiers (avec une avocate non-féministe et/ou rémunérée à l’aide juridictionnelle) ou être assurée tout risque (avec une avocate féministe rémunérée à la hauteur de son travail) pouvait faire une très grosse différence dans la bataille…

Moi, ma vie, celle qu’A.C. a intentionnellement essayé de détruire, valons bien plus qu’une bagnole. Ma requête auprès de la CIVI est tout sauf inconsidérée. J’estime même aujourd’hui qu’elle n’est que minimale car plusieurs autres postes de préjudices réels n’y figurent pas. J’ai été atteinte dans mon intimité la plus profonde, la plus vive, au lieu où n’auraient dû séjourner que des plaisirs librement consentis. Et je n’ai pas été atteinte qu’à cet endroit, à ce moment; j’ai été atteinte partout ailleurs et pour un temps indéterminé. Mon histoire n’est pas qu’un «simple contentieux de masse», elle est encore moins un « classique» ou une affaire «habituellement» traitée, comme le revendique le Fond de Garantie. Par ailleurs, aucun vécu de violences sexuelles ne devrait être considéré comme un «classique». C’est proprement impensable ; c’est proprement insoutenable qu’ «on» puisse continuer à en parler de cette manière.

Très tôt dans mon enfance, quelqu’un m’a appris ce dicton selon lequel, en linguistique, «on» est un «con». Aujourd’hui, j’attends de savoir si en «justice», «on» saura être autre chose qu’une «bite».

Qui vivra verra… (ou pas).

Mme F.

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