L’épée de Damoclès#1 : La «justice», de la plainte au Tribunal Correctionnel

En 2013, nous avions publié « 10 minutes d’audience pour quatre ans de procédure», et : « HONTE SUR LA « JUSTICE »
Lenteur, erreur de procédure : un médecin déjà condamné pour des violences sexuelles meurt (judiciairement) innocent des violences commises à l’encontre de Mme F ».

Nous publions aujourd’hui l’analyse faite par Mme F. elle-même, en deux volets : L’épée de Damoclès#1 (sur la procédure pénale) et L’épée de Damoclès#2 (sur la procédure d’indemnisation devant la CIVI).

***

J’ai regardé passer une date anniversaire. Celle de mon dépôt de plainte et signalement auprès du Procureur de la République il y a six ans. Six ans.. L’âge de raison?! Tout me porterait à cracher sur ces bougies plutôt qu’à les souffler, mais étrangement, je ne regrette aucunement la décision que j’avais prise à cette époque: celle d’entrer dans l’arène de la «justice» en dénonçant mon agresseur par les voies officielles d’un système social auquel je croyais encore un peu.

Je n’aurais pourtant pu prévoir pire déroulement, ni pire dénouement de cette procédure judiciaire que j’intentais alors tout juste contre A.C., «médecin» de son état, multi-auteur de violences sexuelles sur jeunes filles. Quand il est mort, avant d’être condamné, je me suis effondrée de sidération. Quatre ans d’attente éminemment longs et pesants, quatre ans d’inquiétude effrayante dans l’espoir incertain qu’ «on» me croirait, qu’ «on» me reconnaîtrait victime et qu’«on» le jugerait coupable… il n’en fût rien. Guerre à son âme. Il me reste à tout le moins la satisfaction de penser qu’il ne fera plus jamais de mal à personne.

Qui n’a jamais fait face à la machine à broyer du système judiciaire en tant que victime – a fortiori victime de violences sexuelles-, ne peut s’imaginer à quel point celle-ci est remuante, éreintante, annihilante :

Ne pas savoir, ne jamais savoir ce qui va se passer, ni quand. S’engouffrer dans le labyrinthe du droit, des tribunaux, sans tout d’abord en comprendre la moindre règle. Attendre que la police vous convoque après votre lettre au Procureur, attendre les différentes phases de l’enquête préliminaire, attendre que vos proches ou d’autres témoins soient entendus au commissariat, attendre d’être convoquée pour une expertise, attendre d’être confrontée à l’homme que vous accusez, attendre de savoir si la plainte va être classée sans suite ou l’affaire renvoyée devant un tribunal, attendre et appeler le commissaire chargé de l’enquête, attendre et appeler le tribunal correctionnel pour demander des nouvelles de votre plainte, attendre une date d’audience.. Attendre, souvent et longtemps, avec cette douleur sourde, là, au fond, qui ne vous quitte jamais vraiment. Attendre, attendre, attendre, attendre.. Et dans cette attente, jamais la moindre explication, jamais la moindre considération pour la personne que vous êtes, jamais la moindre prise en compte des difficultés éprouvantes à faire ces démarches alors même que ce que vous avez subi vous a évidemment profondément marquée: jamais. Vous n’êtes qu’un dossier noyé sous les piles dégueulantes des bureaux, un numéro parmi tant d’autres, et surtout, ne l’oubliez pas, vous n’êtes au mieux qu’une «présumée» victime, au pire, une «potentielle» fausse accusatrice: l’ «on» saura vous le rappeler jusqu’au bout.

Vous déposez pourtant plainte pour des faits de violences très graves, qui, statistiquement, ont de fortes probabilités de se reproduire. Vous le faites nommément contre celui qui les a commises. Parce qu’il n’aurait jamais dû les commettre, et parce qu’il ne faut surtout pas qu’il puisse les commettre de nouveau (quatre ans de procédure, imaginez le temps dont dispose un «présumé» innocent pour s’en prendre à son aise à de nouvelles «présumées» victimes en toute impunité…). Vous déposez plainte parce que vous souhaitez retrouver un peu de votre intégrité et de votre dignité perdues, mais également un peu de votre citoyenneté dans cette société à laquelle vous aussi appartenez malgré tout, et pour laquelle vous aussi avez votre part de responsabilités.

Bien qu’il s’agisse d’une décision particulièrement difficile à prendre, vous prenez votre courage à deux mains, vous sautez le pas et.. vous déposez donc plainte. Mais c’est à ce moment précis qu’apparaît le sentiment étrange et pénétrant d’une épée apparaissant au-dessus de votre tête, et menaçant de tomber à tout instant. Alors même que vous souhaitez (re)saisir pleinement le fil de votre vie, y (re)prendre une véritable place de sujet, c’est en objet insignifiant que la «justice» vous essore. Vous déposez plainte, mais vous vivez à c?ur et aux tripes pendant des mois et des années, l’immuable sensation de vous sentir en danger. C’en est parfois même presque plus effrayant qu’avant… avant d’avoir parlé. Car vous avez remis, en toute bonne foi, l’intégralité de votre histoire entre les mains de la «justice», et ce monstrueux colosse aux contours obscurs peut vous la renvoyer en plein visage à grands coups de crosses si cela lui chante.

Non, je n’aurais pu prévoir ces nouvelles violences psycho-traumatiques. A tel point que ces deux dernières années, je me suis parfois demandé lesquelles, des perversités d’A.C. ou du système judiciaire dans son ensemble, m’avaient le plus dévastée. La pire d’entre elles a sans nul doute été l’«expertise» psychologique rédigée par A.V., dans laquelle ma parole de victime, à l’époque encore si douloureuse à articuler, a tout bonnement été pulvérisée. Il y déclarait donc, en substance, et avec presque tout autant de finesse, qu’étant lesbienne, déviante, et folle à lier, mes dénonciations semblaient peu crédibles… Aujourd’hui, ce néandertalien dort probablement sur ses deux oreilles sans aucun souvenir de ma personne. Moi, j’en fait encore des cauchemars.

Je n’ai jamais pu me résoudre à dresser la liste effective des brutalités morales auxquelles j’ai dû faire face durant ces quatre ans de procédure.

Pour le festival «Off»… la palme revient.. à la Fondation Santé des Etudiants de France, à laquelle est affilié le Centre de Rééducation pour adolescents de Rennes-Beaulieu où A.C. a ?œuvré en prédateur sexuel pendant de nombreuses années. Car tout aussi compréhensive du «désarroi des victimes» qu’elle prétende être, cette Fondation n’a pour autant jamais daigné répondre même un seul mot aux questions légitimes (et pleines de désarroi) que j’ai fait parvenir par courrier à son directeur général il y a plus de deux ans.

Pour le festival «On»… la palme revient.. Au policier ayant tenté de me faire ajouter au procès verbal que j’étais une hétérosexuelle ratée. À ma première avocate, pour ses comportements de toute puissance et de condescendance ahurissants («- Votre histoire n’est qu’un simple contentieux de masse »). À l’«expert» ignare, misogyne et lesbophobe, abuseur de pouvoir et vide de toute déontologie. Au procureur défaillant qui n’a jamais réclamé d’instructions malgré plusieurs plaintes de victimes et rapports d’enquêtes édifiants. À l’huissier responsable d’une faute de procédure aux conséquences inexorables. Aux juges indifférents, lâches ou cyniques qui ne m’ont jamais adressé ou donné la parole au cours des audiences. Et même à une représentante d?SOS Victimes qui m’a fait grief de la médiatisation de l’affaire, de la forte mobilisation d’observatrices au tribunal, et de mes sanglots non-contenus au sortir de la salle d’audience: «- C’était trop… la Cour n’aime pas ça.».

Cette dernière dame, au demeurant soutenante, n’a sans doute pas mesuré l’importance horrifiante de ce qu’elle me résumait alors dans sa petite phrase : l’essence même de ce que l’ «on» attend d’une «bonne» victime dans le système judiciaire français. Car oui, il semble en effet y avoir de «bonnes» et de «moins bonnes» victimes. En l’occurrence, le rôle attendu des «bonnes», des «vraies», est de faire profil bas, d’être lisse, de ne montrer aucun caractère, de continuer à subir des parodies de «justice» sans broncher («boh, elles ont l’habitude, ça ne devrait pas trop les changer! »), et d’exprimer le moins possible (pas du tout serait parfait) ce qu’elles pourraient trouver de juste ou non dans la manière dont «on» les traite… Oui, sans doute aucun, il faut s’assurer de suffisamment plaire à ces Messieurs-Dames de la Cour, car sinon gare: l’épée pourrait tomber… Personnellement, j’en ai eu peur de cette épée… très peur, très souvent, très longtemps, et à raison.

L’«on» pourra peut-être dire que j’ai salement joué de malchance, mais pour moi, il est désormais certain qu’aucune plaignante pour des faits de violences sexuelles ne peut traverser une procédure sans être confrontée à des atteintes similaires, à l’un ou l’autre de ses stades.

S’il y avait eu un procès contre A.C., cette affaire serait passée au tribunal correctionnel, entre des agents de la SNCF prêtant serment devant les juges, et un contentieux client/particulier concernant un muret de maçonnerie… A.C., quant à lui, pour sa quatrième victime officielle, n’aurait encore une fois été condamné qu’à de la prison avec sursis et au versement d’une ridicule somme de dommages et intérêts, malgré son compte en banque probablement bien rempli. Je ne m’en serais pas forcément sentie grandement soulagée à moyen ou long terme. En tout état de cause, juger des affaires d’agressions sexuelles aussi graves que celles-ci dans un tribunal correctionnel, et non en Cour d’assises, relève d’un négationnisme certain quant à l’impact de ce type de violences, et par là-même, d’un mépris total à l’encontre des victimes.

Aujourd’hui, je suis incapable d’inciter une femme ayant subi des violences sexistes, conjugales ou sexuelles, à aller déposer plainte: j’aurais trop peur pour elle. Et pourtant, si je revenais six ans en arrière, c’est sans nul doute ce que je referais pour moi-même. Car je ne regrette pas d’avoir déposé plainte. Non, malgré tout ce que j’ai traversé, je ne l’ai jamais regretté: pas une seconde. Ce que je regrette, en revanche, tous les jours et à très froides larmes, c’est que notre société soit incapable de regarder en face les ravages causés par ce terrible fléau, et d’y répondre enfin comme il se doit. Ce que je regrette, c’est que notre «justice» soit tout sauf l’allégorie d’une jeune femme impartiale aux yeux bandés, équilibrant la force de son glaive par une balance intelligente. Ce que je regrette, c’est que cette «justice» fonctionne sous l’influence de lois commandées par un système social imprégné jusqu’à la moelle par un laxisme arbitraire et une complaisance complètement décomplexée à l’égard des faits de violences sexuelles.

Pourquoi en France, au XXIème siècle, les femmes victimes de violences masculines doivent-elle se sentir encore plus menacées lorsqu’elles osent déposer plainte?

Parce que la «justice» qu’elles saisissent n’est qu’un Goliath impitoyable à leur égard, qui ne veut toujours pas voir plus de réalité concrète que théorique aux atteintes barbares et délibérées qu’elles subissent. Si j’étais Davide, je n’hésiterais pas à l’abattre d’un coup de fronde, à lui voler son épée, et à lui trancher la tête. Pas pour la tuer, non. Mais pour lui redonner une taille plus humaine et des valeurs plus justes.. plus droites.. plus dignes.. plus vraies qu’un simulacre, en somme.

Mme F.

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