Le 12 février 2020 à 9 heures, l’audience s’ouvre devant la 16ème chambre correctionnelle de Paris.
Nous venons soutenir Mme P et ses collègues, Mesdames F et Z pour cette audience. La présidente, seule à siéger aujourd’hui, annonce que cette procédure sera la dernière de la matinée. En raison de la nature des agissements examinés ? De son caractère inédit ?
C’est en effet l’une des premières applications (sinon la première?) du délit prévu à l’article 226-3-1 du Code pénal, créé par la loi du 3 août 2018, dite « loi Schiappa » renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes. Celui-ci dispose qu’est puni d’an d’emprisonnement et de 15.000€ d’amende « le fait d’user de tout moyen afin d’apercevoir les parties intimes d’une personne que celle-ci, du fait de son habillement ou de sa présence dans un lieu clos, a caché à la vue des tiers, lorsqu’il est commis à l’insu ou sans le consentement de la personne ». La répression est portée à deux ans d’emprisonnement et 30.000€ d’amende si le prévenu abuse de l’autorité que lui confèrent ses fonctions ou lorsque des images ont été fixées, enregistrées ou transmises.
Les parties sont appelées à 11h20. Hormis un policier et les personnes directement intéressées par l’affaire, la salle est vide. Le prévenu, M. K, ancien employeur des victimes, est venu seul, en retard et son téléphone sonne cinq minutes après son entrée dans la salle, autant dire qu’il ne fait pas la meilleure impression qui soit. Il s’est placé à droite de la salle, avec son avocat comme seul soutien, vers le banc de la défense ; nous sommes sept à gauche, avec les victimes.
Les agissements dont Mme P et ses collègues ont été victimes sont rappelés par la présidente du tribunal : Au sein d’un cabinet de conseil en immobilier, des salarié.e.s découvrent dans les toilettes, sous le lavabo, un dispositif dissimulé dans un boîtier fixé avec du scotch double face. Ce dispositif comprenait une caméra et une carte SD, captant l’image des salarié.e.s aux toilettes. Le dispositif était disposé de façon à pouvoir capter les parties intimes des salarié.e.s.
Incroyable ? Ce n’est pourtant pas la première fois que l’AVFT est saisie de tels agissements. Il y a quelques années, des salariées d’un cabinet d’architectes en chef des monuments historiques avaient découvert un dispositif comparable dans les toilettes de l’entreprise, située dans une aile du château de Versailles… La procédure avait relevé que l’un des architectes du cabinet en était l’auteur.
Dans ce cabinet de conseil en immobilier, le lendemain de la découverte de la caméra, plusieurs salariées portent plainte contre X; M. K, alors directeur du cabinet, avoue, une semaine plus tard, avoir installé le dispositif. Certaines victimes n’ont pas souhaité déposer de plainte, d’autres ont retiré leurs plaintes, et trois d’entre elles, Mesdames P, F et Z, se sont constituées parties civiles(1).
« Je suis de nature à avoir excessivement chaud. Dans les appartements haussmanniens on ne peut pas régler le chauffage. On joue souvent au poker en caleçon dans l’entreprise avec mon ami. Je suis tout le temps en caleçon. Ma femme le confirme. Chaleur aidant, même fenêtres ouvertes. »
Monsieur K.
A la barre, les propos du prévenu, M. K, sont difficilement compréhensibles, décousus.
« Je suis très embarrassé. J’ai fait une énorme bêtise. Je m’excuse à nouveau car je suis conscient que des personnes puissent réagir de manière différente. Il y a pas mal d’éléments dans le dossier qui vont dans le sens de mes explications. Je suis le seul à savoir ce qu’il en est, et je vais accepter et assumer ce qu’il en découlera. Pour autant, quand on explique ce qu’il en est effectivement, le parti pris par certaines victimes, qui est concevable… Les personnes qui ne me connaissent pas, on me prend pour un voyeuriste. Pour moi, et d’autres personnes, je considère que…
Je conçois que les victimes puissent être choquées. »
Il finit par balbutier, en guise de première ligne de défense :
« Les images du 2 décembre, je n’en ai pas pris connaissance »
Puis (deuxième ligne de défense), il tente de raconter une histoire impliquant un ami à lui qui aurait invité quelqu’un dans son appartement qui y aurait fait une overdose ; Vous ne voyez pas le rapport ? Et bien cet ami aurait eu des soucis et le prévenu voulait tout simplement se prémunir de tels problèmes au sein de son entreprise !
« J’ai pris une mauvaise décision, je n’aurais pas dû. Compte tenu de mes soupçons, je me voyais mal faire une réunion avec mes collaborateurs en demandant qui se drogue. Ces soupçons sont venus d’une odeur de cannabis dans les toilettes. »
Il concède que sa première explication devant les policiers était « farfelue« .
Durant ses premières auditions, il avait en effet déclaré que la caméra avait été installée pour surprendre deux collaborateurs qu’il soupçonnait d’avoir des relations sexuelles dans les toilettes. Le procureur fera remarquer plus tard que lesdites toilettes sont particulièrement exiguës, même pour une personne seule.
Le prévenu rebondit en disant : » Je ne me suis pas attardé sur les images de personnes aux toilettes. Ce qui m’interpellait le plus, c’était les cotons. »
En cohérence, toute relative, avec sa ligne de défense, il affirme avoir trouvé des cotons avec des tâches de sang dessus et qu’il en aurait déduit que quelqu’un consommait de l’héroïne dans les toilettes.
M. K. est ensuite coincé par les questions du procureur.
– LE PROCUREUR : « Passiez-vous souvent au cabinet ? »
– MONSIEUR K : « Je passais dans l’entreprise. J’y passais moins qu’à une certaine période. J’avais d’autres sujets en parallèle pour lesquels j’accordais du temps. »
– LE PROCUREUR : « Très bien. Autre question, comment déduisez vous de la simple présence de cotons ensanglantés que quelqu’un prend de l’héroïne ? Quelqu’un n’aurait-il pas tout simplement pu se couper le doigt ? »
– MONSIEUR K : « Je suis très regardant sur les problématiques de l’entreprise, j’aurais su si quelqu’un s’était coupé le doigt » .
– LE PROCUREUR : « D’accord. J’ai une dernière question. Pour quelle raison, sur les images contenues dans la carte SD, peut-on vous voir nu, installant la caméra sous le lavabo, à deux heures du matin ? »
– MONSIEUR K : « Je suis de nature à avoir excessivement chaud. Dans les appartements haussmanniens on ne peut pas régler le chauffage. On joue souvent au poker en caleçon dans l’entreprise avec mon ami. Je suis tout le temps en caleçon. Ma femme le confirme. Chaleur aidant, même fenêtres ouvertes. »
– LA PRÉSIDENTE : « Même au mois de décembre ? »
– LE PROCUREUR : « Quelle a été votre réaction à la découverte de la caméra ? »
– MONSIEUR K : « Quand le dispositif a été découvert, je suis arrivé au bureau à l’heure du déjeuner. J’ai vu l’ambiance sur le visage de L., et je me suis rendu compte que le boîtier n’était plus là. J’ai cherché dans le placard pour récupérer la seconde caméra. » »
Il explique confusément qu’il avait acheté une première caméra, qui ne marchait pas et qu’il a donc remplacée et gardée dans son placard.
Il poursuit :
« J’ai tenté de savoir qui avait décelé la caméra. Quand elles ont porté plainte, je les ai accompagnées. Au retour du commissariat, j’ai pris le parti d’être dans la compréhension : j’ai laissé l’une partir, l’autre en télétravail.
-LE PROCUREUR : « Connaissez-vous la législation concernant la vidéosurveillance en entreprise ? »
– MONSIEUR K : « Oui j’en suis conscient. Je l’ai fait en connaissance de cause. »
– LE PROCUREUR : « Pourquoi ne pas installer la caméra en haut ? Pour voir éventuellement quelqu’un se piquer comme vous le soupçonniez ? »
– MONSIEUR K : « Les toilettes sont petites. On pouvait dissimuler seulement la caméra sous le lavabo. »
A l’issue d’une longue audition du prévenu, la présidente donne la parole aux parties civiles. La première à prendre la parole est la collègue de Mme P, Mme F. Celle-ci, très affectée, fond en larmes au milieu de sa déposition dans laquelle elle fait état d’un ressenti de « viol« .
Mme P. témoigne elle aussi du « choc » que cela a été pour elle. Elle accuse le gérant de « désinvolture« , ce qui est tout de même un euphémisme, et de l’avoir prise pour une « imbécile« .
Enfin, Mme Z, explique qu’elle est « tombée des nues en apprenant cette histoire » et fait part de son amertume de n’avoir pas reçu d’excuses du gérant, qui a même « minimisé » les faits.
L’avocate des parties civiles relève également que M. K « persiste dans ses mensonges » alors que ses clientes « subissent encore les conséquences et les effets de cette découverte », Mme Z en particulier, qui selon son psychologue, « subit un effondrement ». Elle souligne que Mmes P et F ont également dû être traitées par anxiolytique et antidépresseurs.
Elle demande 7000€ de dommages-intérêts pour chacune des victimes, ainsi que le remboursement des frais médicaux pour Mme F, qui a dû consulter un psychologue.
Dans son réquisitoire, le procureur de la République insiste sur le fait que toutes les victimes ne sont pas présentes dans la salle, entre celles qui ont retiré leurs plaintes et celles qui n’ont pas voulu porter plainte, alors que l’ensemble du personnel a subi une violation de son intimité. Il déplore le fait que la seule préoccupation de l’employeur était de savoir si les victimes allaient, ou non, porter plainte. Il s’emploie ensuite à détruire savamment les arguments de la défense, en appuyant le fait que M. K a changé plusieurs fois de version.
Enfin, il corrige les dires de M. K qui déclarait au début avoir fait une bêtise : « Ce n’est pas une bêtise ce que vous avez fait, c’est un délit, et pour cela je demande que vous soyez condamnés à 18 mois d’emprisonnement assortis du sursis avec mise à l’épreuve, avec une obligation de travail et une obligation de soin ».
En défense, l’avocat de M. K tente laborieusement de convaincre que son client a posé la caméra dans une optique de… prévention de l’usage de drogues.
Il produit à la dernière minute une photographie des victimes à un pot de Noël, après les faits mais avant les aveux de M. K, sur laquelle elles sourient et qui n’ont donc selon lui « pas l’air d’avoir tant souffert« . Le coup de la photo de la victime souriante est bien connu de l’AVFT ; ainsi faudrait-il que les parties civiles soient la douleur incarnée – plus jamais de sourire, de rire, de bon moment – ad vitam æternam, pour être crédibles.
Après une suspension d’audience et le temps de délibérer, la présidente annonce que M. K est condamné pour avoir filmé les parties intimes des victimes à la peine de 18 mois d’emprisonnement assortis du sursis avec mise à l’épreuve, avec une obligation de travail et une obligation de soin.
La peine infligée par le tribunal est relativement élevée par rapport aux peines prononcées en matière de harcèlement sexuel et même d’agressions sexuelles.
Comment l’expliquer ? Effet de nouveauté de l’infraction ? Ou le voyeurisme, à l’aune de la « culture du viol », est-il perçu comme un comportement en réalité plus grave que des sollicitations sexuelles intempestives ou des attouchements sexuels non voulus ? Des mains aux fesses non désirées, des baisers forcés, on en voit tout le temps et partout. Le monde de la culture, le cinéma les banalisent, voire les érotisent. Si James Bond ou Han Solo le font, pourquoi serait-ce grave ? Alors que dans la culture populaire, les voyeurs ne sont pas des héros ou des hommes qui ont « juste le sang chaud », mais des pervers.
M. K est outre condamné à verser à chaque victime la somme de 5.000€ à titre de dommages-intérêts en raison du préjudice moral subi, ce qui, proportionnellement aux indemnités généralement accordées en matière correctionnelle, n’est pas négligeable. Il est enfin condamné à verser à Mme F la somme de 480€ pour les frais médicaux, tel que demandé.
Les victimes sont soulagées et satisfaites. Elles croiseront à nouveau leur employeur au conseil de prud’hommes, et cette condamnation pénale sera bien sûr un élément en leur faveur.
A propos de l’article 226-3-1 du Code pénal
Cette nouvelle disposition est-elle venu combler un vide juridique ?
Il existe un délit proche de celui introduit par la loi du 3 août 2018, qui punit « d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait, au moyen d’un procédé quelconque, volontairement de porter atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui :
1° En captant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de leur auteur, des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel ;
2° En fixant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de celle-ci, l’image d’une personne se trouvant dans un lieu privé.
Lorsque les actes mentionnés au présent article ont été accomplis au vu et au su des intéressés sans qu’ils s’y soient opposés, alors qu’ils étaient en mesure de le faire, le consentement de ceux-ci est présumé. » (article 226-1 du Code pénal)
Leur différence réside dans le fait que cette dernier délit sanctionne la fixation, l’enregistrement ou la transmission d’une image, tandis que le délit introduit par la loi « Schiappa », punit le seul fait de « regarder » « des parties intimes » cachées par l’habillement(2).
Dans le cas présent, il est probable que M. K. ne se soit pas contenté de laisser traîner son regard là où il n’était pas censé le faire. Le fait qu’il ait systématiquement refusé de donner aux enquêteurs les mots de passe de ses appareils électroniques (notamment une tablette dont le contenu n’est à ce jour pas connu) semble l’indiquer(3).
Mais à défaut de certitudes sur ce point, le parquet a probablement joué la sécurité juridique en visant le « nouveau délit » qui, par ailleurs, est plus spécifique car il vise les « parties intimes« , donc clairement la sphère sexuelle, là où le délit d’atteinte à l’intimité de la vie privée vise des « images » quelle qu’en soit la nature.
Auparavant, les victimes pouvaient éventuellement voir leur cause entendue si elles portaient plainte pour une infraction plus large, celle de violences volontaires, définies comme tout acte ayant causé à la victime une atteinte à son intégrité physique ou psychologique(4).
Mais avec l’infraction de violences volontaires, il y a un « hic » : un médecin légiste doit se prononcer sur le nombre de jours d’ITT (Interruption Totale de Travail) en lien avec ces violences. Moins de huit, et il s’agit d’une contravention, qui relève donc du Tribunal de police. Plus de huit, et nous sommes face à un délit, qui relève du tribunal correctionnel.
Ce qui signifie que pour des agissements identiques, l’infracteur n’encoure pas le même risque judiciaire.
L’appréhension de ce comportement par la loi du 3 août 2018, sans considération de l’ampleur du dommage, au travers d’un délit fondé sur une violation spécifique et profonde de l’intimité de la personne, est donc appréciable.
Seydi Ba, élève-avocat
Marilyn Baldeck, déléguée générale
Notes
↑1 | A priori un homme a aussi été victime de ce dispositif. Il n’a pas porté plainte. |
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↑2 | La fixation, l’enregistrement ou la transmission sont des circonstances aggravantes de ce délit. |
↑3 | Il est d’ailleurs invraisemblable que la police n’ait pas « craqué » ces mots de passe ! |
↑4 | Article 222-11 du Code pénal. |