Depuis 1985, date de la création de l’AVFT et même bien antérieurement à celle-ci, nulle autre période que l’épidémie de Covid n’a eu un impact aussi fort sur l’organisation du travail et le quotidien des travailleuses. Du jour au lendemain, la très grande majorité des Françaises et des Français a été contrainte de modifier en profondeur sa façon de travailler et ses interactions avec le monde extérieur : collègues, supérieurs, patron.ne.s, prestataires, client.es.
La pratique du télétravail, assez peu répandue avant mars 2020 est devenue la norme pour toutes les professions qui pouvaient être « dématérialisées », alors que les secteurs du soin, de la santé, de l’hôtellerie, du ménage, surreprésentés par les femmes -et dans lesquelles les violences sexuelles au travail sont très importantes- ont été encore plus durement touchés par la crise sanitaire.
Si la hausse des violences conjugales pendant la période du covid a été rapidement documentée face à l’augmentation massive des signalements (1), une semaine à peine après la date du premier confinement, l’impact du covid sur les violences sexistes et sexuelles au travail est toujours un angle mort.
Pendant le premier confinement de mars 2020, l’activité de l’AVFT n’a pas cessée, l’accueil téléphonique a été maintenu sans interruption. Même si le nombre de saisines de l’association par les victimes de violences sexuelles au travail a baissé pendant cette première période, il a augmenté considérablement à l’approche du déconfinement puis dans les mois qui ont suivi. Nous avons alors reçu plusieurs témoignages de femmes pour qui la crise sanitaire a eu un effet sur les VSS au travail qu’elles subissent ou subissaient.
Deux ans plus tard, alors que l’épidémie est toujours d’actualité, nous avons voulu approfondir l’impact du COVID sur les violences sexistes et sexuelles au travail en faisant le portrait de femmes qui ont souhaité nous parler plus en détail de cette période. Le confinement a-t-il aggravé les violences ou les a-t-il atténuées ? Le télétravail a-t-il été un moyen de s’extraire d’un environnement ou d’un collègue violent ou au contraire a été un levier pour accentuer les représailles à leur égard ? La reconfiguration du travail a-t-elle servie de prétexte à de nouvelles formes de harcèlement sexuel ?
Nous pensons qu’il est primordial de nourrir une réflexion féministe sur le sujet, étant « aux premières loges » des violences dénoncées par les femmes, ces dernières étant toujours les premières affectées par les crises, de quelques natures qu’elles soient.
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Nathalie B. était cheffe de marché épicerie sucré et salé d’une centrale d’achat, dans le secteur de la grande distribution dans le nord de la France. Installée dans son lit qu’elle dit ne pas avoir quitté depuis son licenciement en mars 2021, elle revient sur les violences sexistes et sexuelles qu’elle a subies pendant onze ans de la part de celui qu’elle nomme « le toxique » pour ne pas avoir à prononcer son nom.
Nathalie est « née dans la grande distribution ». De parents commerçants, passionnée par son métier, elle dirigeait avec succès une grande équipe et avait la charge d’un secteur en constante progression. Volontaire, dynamique et chaleureuse, Nathalie a pris ses fonctions en 2007, quelques mois avant l’arrivée « de son toxique », coordinateur commercial et supérieur hiérarchique.
Dans un premier temps cordiale et professionnelle, l’attitude de son supérieur change brutalement lorsqu’il commence à lui imposer des remarques sexistes sur son apparence physique. Débute alors ce qu’elle prenait à l’époque pour « une drague intensive ».
Il lui impose le vouvoiement mais la tutoie dans ses textos, l’appelle « Ma Nathalie ».
Il commence à mettre en place un véritable système de domination et de contraintes.
Ses remarques sexistes sont incessantes, en toutes occasions et quel que soit le contexte. Dans une voiture lors d’un déplacement professionnel : « C’est dommage que vous ne vous soyez pas mise en jupe, en même temps ce qu’il y a de mieux chez vous ce sont vos seins » ; « Quel beau décolleté » ; pendant un dîner entre collègues : « je suis tout seul ce soir à la maison » ; il lui parle de ses pratiques sexuelles et se vante d’avoir des relations avec d’autres salariées de la société : « je ne peux chasser que dans le cadre du travail » ; commente le physique de ses collègues : « Elle est quand-même super bien golée, il lui manque juste un peu de seins, pas comme vous » ; lui demande des dizaines de fois de passer la nuit avec lui.
M. P entretient des relations de nature sexuelle de façon concomitante avec certaines des cheffes de secteur de la centrale d’achat, échange des mails pornographiques avec une gestionnaire des ressources humaines et Nathalie, responsable du secteur épicerie n’échappe pas à son harcèlement sexuel, malgré qu’elle ait toujours manifesté sa réprobation à ce type de comportement. Ses refus s’accompagnent ensuite de phases de représailles durant lesquelles M.P l’ignore.
Après plusieurs années de harcèlement sexuel, lors d’un déplacement professionnel, M.P profite d’un trajet en voiture pour agresser sexuellement Nathalie en lui prenant la tête pour la faire basculer contre son sexe. Une fois arrivés à l’hôtel au moment où Nathalie regagne sa chambre, M.P lui touche les seins et tente de l’embrasser.
La dyslexie dont souffrait Nathalie enfant et qu’elle avait réussi à totalement maîtriser, refait surface.
Elle doit reprendre des cours d’orthophonie, ne trouve plus ses mots, fait des fautes d’orthographe et a des problèmes de mémoire, ce qui a pour effet de la fragiliser et d’atteindre sa confiance. Malgré cela, Nathalie réussit à faire progresser son poste et ses responsabilités, en prenant en charge la gestion du drive en plus du secteur épicerie. Le secteur est en pleine croissance.
« J’adorais mon métier, j’étais comme un poisson dans l’eau d’un bocal ».
C’est peut-être la phrase qui résume le mieux l’expérience de Nathalie. Passionnée par son travail, reconnue dans sa profession, elle était à l’aise et épanouie dans ses missions sans voir que l’eau dans laquelle elle évoluait n’était pas une mer infinie, mais qu’elle avait une fin, des frontières en verre, que le périmètre était cloisonné et que, dans un bocal on est enfermé, on y tourne en rond. Elle était en prison.
Début mars 2020, Nathalie comprend que la crise sanitaire va bouleverser son travail et son équipe. Elle prend alors les devants pour trouver des solutions et permettre à ses collaboratrices de travailler à la maison. M. P refuse catégoriquement, lui dit qu’elle est hystérique.
Le 16 mars 2020, le confinement de la France et la décision gouvernementale incitant les entreprises au télétravail ne suffit pas à motiver la Direction. Cette dernière mettra une semaine pour accorder le télétravail à toute l’équipe.
Nathalie effectue alors ses activités depuis chez elle en télétravail pendant le confinement.
« J’ai le souvenir d’une bulle d’air ».
Sous anxiolytiques depuis 2009, Nathalie avait beaucoup de mal à dormir et faisait des cauchemars fréquents. Le confinement et le fait de ne plus avoir à croiser « son toxique » a eu pour effet de suspendre le harcèlement sexuel, ce qui lui a offert une pause salvatrice. « Je me sentais soulagée, avec du recul je n’étais plus sous son emprise ». Nathalie décrit cette période comme un moment de joie et de plaisir malgré le surcroît de travail qu’elle a dû prendre à sa charge, comme 36% des femmes pendant le covid. « Je travaillais 15 heures et je gérais plus de 300 mails par jour, mais peu importe, j’étais bien ».
Son secteur génère alors un surcroît de 10 millions de chiffre d’affaires et le Drive totalement plébiscité par les consommateurs connaît une progression de 300%.
Cet exceptionnel résultat est occulté par son supérieur lors de la présentation en visio-conférence des chiffres du mois.
Au bout de deux semaines, Nathalie se rend compte que son travail est totalement négligé par sa direction et que M. P profite de son absence dans l’entreprise -alors que d’autres secteurs ne sont pas digitalisés- pour installer de nouvelles représailles contre elle. Il dédaigne de répondre à tous les mails, même quand ils sont importants, la bloque ainsi dans la validation de certaines décisions et néglige ses demandes d’explications. Il dévalorise son travail auprès des autres équipes et de la direction, il l’isole, l’humilie.
Lorsqu’elle souhaite échanger à ce sujet avec M.P, celui-ci lui répond « vous n’avez qu’à vous en prendre à vous-même » usant d’undouble-langage bien maîtrisé, faisant référence autant à la gestion du départ en confinement dont il a lui-même créé et accentué les conditions, qu’au refus de Nathalie à avoir des relations sexuelles avec M. P.
En septembre 2020, un séminaire des cadres traitant notamment des enseignements de la crise sanitaire engendre une nouvelle humiliation et stigmatisation de Nathalie. Ses réponses et souffrances au travail exprimées dans un questionnaire sont projetées devant tous. Le lundi suivant, le directeur qui présente l’action de l’ensemble des services, ne mentionne même pas celui de Nathalie. Cette dernière en pleurs, s’effondre. « Je vais voir mes collègues et je leur dis que je suis désolée, que je n’en peux plus. Je prends mes affaires et je pars ».
En arrêt depuis fin septembre 2020, Nathalie saisit la direction et écrit une lettre retraçant l’ensemble des faits.
Elle est reçue par son directeur qui lui assure son soutien « Avec tout ce que vous m’avez dit, je ne peux que vous croire » ; « vous avez toujours fait du bon boulot ».
Une enquête interne est réalisée par la Direction et le CSE tout en maintenant M.P en poste.
Elle conclut qu’il n’existe pas de harcèlement sexuel à son encontre selon le Directeur.
En mars 2021 elle est licenciée pour inaptitude malgré l’opposition du CSE de l’entreprise.
« J’ai tout perdu, quel est mon intérêt ? ».
« Sans le covid je serais encore en poste. J’aurais pu être en burn-out, mais toujours en poste. Je ne savais pas que j’étais victime de harcèlement sexuel et d’agression sexuelle. J’étais dissociée. C’est lorsque j’ai lu un article sur le sujet que j’ai compris que tout ce que j’avais vécu c’était des violences sexuelles. Inconsciemment, le télétravail m’a laissé la place pour réfléchir et j’ai pris du recul. Je n’étais plus sous son emprise visuelle ».
Même si le télétravail a provoqué de nouvelles formes de représailles, il a aussi eu pour effet d’exfiltrer de force Nathalie et accélérer sa prise de conscience. En sortant du bocal elle a pu observer et comprendre les contours du système de domination mis en en place par M.P à son encontre, les relais et appuis dont il a pu bénéficier. « Il a les outils, il les connaît, il est formé à la parole non violente, c’est un manipulateur pervers dénué d’empathie » ; « Moi j’ai tout perdu, quel est mon intérêt ? Il m’a détruite, je ne travaillerai jamais plus dans ce milieu de requin. Ce n’est pas acceptable. Je me dis que si j’ai la force de vous parler, c’est pour me battre pour cette société. Je ne veux pas de ce monde pour mes enfants ».
Sophie Péchaud,
membre du Conseil d’Administration de l’AVFT
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Note : M. P est toujours en poste, a été promu et désormais manager direct de l’ancienne équipe de collaboratrices de Nathalie, qui n’a pas été remplacée.
Notes