Réponse à Yasmine

Dimanche 12 février, j’écoutais distraitement « les Petits Bateaux » sur France Inter.

Une question m’avait soudainement fait dresser l’oreille : « Bonjour, je m’appelle Yasmine, j’ai 8 ans et demi et je voudrais savoir pourquoi ce sont toujours les femmes qui entrent dans les boites pour se faire couper en deux au cirque » ?

Noëlle Breham, productrice et présentatrice de l’émission, avait invité Cédric Yogrid, magicien de son état, pour répondre à Yasmine.

Sa réponse, et les questions posées par Noëlle Breham, avaient dépassé toutes mes espérances.

Noëlle Breham : « Pourquoi pas les hommes, Cédric Yogrid, puisque vous êtes magicien…? »

Cédric Yogrid : « Les magiciens utilisent souvent les femmes, parce qu’une femme est très esthétique, une femme est charmante, elle est jolie et moins trouillarde aussi, parce que la plupart du temps elles se font découper en morceaux, on les fait léviter, on les transperce avec des épées… »

(…)

NB : « Est-ce que ça n’est pas parce que les femmes sont plus souples ? »

CY : « Certes la souplesse et très importante, la grâce comme je vous le disais tout à l’heure…« . Il explique ensuite que, tout de même, beaucoup de magiciens travaillent entre hommes, mais sur des « gros » shows (avec des tigres, des trucs vraiment dangereux, vous voyez le genre ?) ou des spectacles plus… « politiques » (qui portent un discours, qui mobilisent le monde des idées… pas fait pour des ravissantes poupées écervelées tout juste bonnes à se faire découper en morceaux, quoi).

NB : « Et peut-être aussi qu’autrefois, au music hall on travaillait en couple, donc le magicien travaillait avec son épouse ? C’était pour ça qu’il la coupait en morceaux, c’est parce qu’il l’avait sous la main si je puis dire ?« .

CY : « C’était souvent le cas… Y’a beaucoup de familles de magiciens, qui se perpétuent de générations en générations donc, c’est les enfants, c’est la femme…« .

Malgré un emploi du temps surchargé, je m’étais promis de proposer une réponse alternative à Yasmine. Alors…

Ma chère petite Yasmine, c’est comme ça, et il va malheureusement falloir t’y habituer si tu continues à poser des questions aussi embêtantes, Noelle Breham et Cédric Yogrid n’ont pas compris ta question ni où tu voulais en venir. Et la réponse qui t’a été servie est tout à fait passionnante. Chaussons nos lunettes féministes pour la comprendre (ouh, aïe, ça fait tout drôle de voir le monde comme il est). Par où commencer ?

Par les mots employés ? « Les magiciens utilisent souvent les femmes (…) ». Ils ne « collaborent » pas avec, ne les choisissent pas comme « partenaires », ne « travaillent » pas avec des femmes, ils les utilisent. Comme les autres objets utiles aux tours de magie : ils ont besoin d’une boite, d’une baballe, d’un caniche nain et… d’une femme. Et pourquoi ? « Parce qu' »UNE » femme est très esthétique (…)« . Ma petite Yasmine, sache-le une bonne fois pour toutes, lorsqu’on utilise le mot femme au singulier (et notamment « LA femme »), c’est que c’est généralement mal parti. Comme LE Noir. LE Pygmée. La race bovine. Tout de suite après, on en égrène les caractéristiques essentielles : LA femme est comme ceci (toutes hein, sans exception), LE Noir est comme cela… Et nous voilà assigné-e-s à des rôles, comportements, attributs desquels il est de bon ton de ne pas vouloir s’extirper.

En l’occurrence, le rôle de LA femme, c’est de faire joli, aucune compétence particulière n’est requise pour elle, c’est dit sans aucun complexe : Elle est esthétique, elle est charmante, elle est jolie. Il lui suffit de sourire et d’obéir au magicien (Ben oui, toi au moins, Yasmine, tu ne vas pas me répondre que je suis ingrate et que je ne sais pas apprécier les compliments masculins !).

Ah, un trait de caractère un peu positif ? LA femme serait moins trouillarde ?(1)

Aucun rapport. Ce sont les femmes qui entrent dans les boites pour se faire couper en deux, parce que ce tour de magie n’aurait aucun sens si c’était un homme. Ce sont les femmes qui portent une pomme sur la tête dans laquelle un homme tire une flèche d’un arc, parce que cette « prouesse » n’aurait aucun sens si c’était un homme. D’ailleurs, il suffit d’une visite sur un moteur de recherche pour découvrir que le « tour de magie de la femme coupée en deux » est une figure imposée du spectacle de magie.

Ce tour est ni plus ni moins une allégorie des violences faites aux femmes, dans la vraie vie, pour de vrai : « coupées en morceaux« , « transpercées avec des épées« , nous dit le magicien, et c’est exactement la raison pour laquelle l’inversion des rôles n’est pas possible.

La question de Noëlle Breham est d’ailleurs presque déconcertante : Le magicien travaillait avec son épouse, c’est pour ça qu’il la coupait en deux, parce qu’il l’avait sous la main… Mais oui bien sûr, pourquoi aller découper en morceaux la femme du voisin alors qu’on peut tranquillement torturer la sienne ?

L’inversion des rôles n’est pas possible car ce sont les principalement les femmes dont le corps est utilisé, généralement morcelé, ou alors les femmes ne sont qu’un corps, dans la publicité, ou à toute autre fin marchande.

L’inversion des rôles n’est pas non plus possible car, dans l’imaginaire encore dominant, il est irresponsable de confier aux femmes la réalisation d’un tour qui demande habileté, précision, technicité et sang-froid, elles qui perdent si facilement leurs moyens, à la moindre petite émotion.

L’inversion des rôles n’est pas possible car un homme ne peut se contenter d’être passif et d’obéir aux ordres d’une femme.

L’inversion des rôles n’est pas possible parce qu’historiquement, les femmes magiciennes, les sorcières, n’ont pas eu pour vocation de distraire les foules mais ont massivement fini chassées et brûlées, comme détentrices d’un pouvoir auquel elles n’avaient pas droit.

Bref, Yasmine, la réponse que l’on t’a faite n’était que celle d’un illusionniste.

MB

Notes

1. Hum… La réaction de beaucoup de filles à la vue d’une souris ou d’une araignée est un défi à mon féminisme, mais nous aurons peut-être l’occasion d’en reparler dans un billet qui pourrait s’intituler « Comment certaines femmes se conforment à ce qu’on attend d’elles »… comme être trouillardes par exemple ? Ces femmes, elles sont finalement toujours tout et son contraire.

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